3. Une certaine autonomie en vue
Du quatrième au septième « dire », nous sont montrés des acteurs, auxquels sont confiés des taches particulières. D’abord, ils sont entièrement passifs. Seule leur place est indiquée, programmée. Ainsi la terre doit produire des herbes portant semences et des arbres fruitiers portant semence. Puis la terre se lance dans la production : le monde végétal est activé. Il en est de même pour les luminaires accrochés au firmament. Leur tache est double : assurer l’alternance du jour et de la nuit et servir de « signes » pour les fêtes et le calendrier. L’horlogerie céleste est mise en place et enclenchée. Elle tourne d’elle-même. Viennent enfin les « êtres vivants ». Ils sont faits pour grouiller, c’est-à-dire se multiplier et se diversifier. Le principe qui gère leur expansion est l’espèce. Le principe qui gère leur diversification est le biotope : les eaux, les airs et la terre. Deux principes qui signalent une transformation de la dynamique inscrite dans ces nouveaux acteurs : du système de la semence, on passe à celui de l’espèce et du biotope. Enfin paraissent les bestiaux, bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce. Nouvelle expansion et diversification [13].
« Il faut bien évaluer ce qui s’instaure ici, écrit Jean Calloud dans l’article cité. D’une part, la création acquiert une certaine autonomie. Les espèces se multiplieront en vertu de leur propre pouvoir… [D’autre part], l’acteur Dieu s’éloigne, s’absente progressivement du monde qui accède à l’existence et qui va durer dans le temps selon des principes inscrits dans les êtres eux-mêmes.»
Côté opérateur, cette fécondité est dite en termes de bénédiction. Il ne s’agit pas seulement de dire du bien, mais de bien dire. Et bien dire incorpore le dire dans un propos plus vaste auquel il est déclaré conforme. Ceci ouvre notre lecture de façon décisive. Du point de vue de la stratégie de lecture, nous voici invités à reconnaitre qu’il y a en amont des énoncés que nous parcourons une réserve inaccessible de puissance. La mise en discours, à partir de laquelle sont organisés les énoncés, relève de l’énonciateur, qu’on appelle souvent le « sujet de l’énonciation ». Or cette instance marque une frontière, ainsi que le texte nous le raconte à travers l’implantation du firmament ». Il existe de ce fait un « propos » de Dieu hors d’atteinte. Or ce propos est une dynamique. De là proviennent les poussées de vie de l’acte créateur de Dieu, ainsi que les poussées du souffle qui pulse sans répit à l’intérieur de l’articulation des énoncés, la part de l’acte de Parole, non encore énoncée, et qui poursuit sont œuvre [14].
C’est dans cet espace de rencontre que nous proposerons d’articuler la part de l’inspiration et celle des écrivains.
De plus, en bénissant la fécondité mise en place dans l’univers, l’acteur Dieu ajoute à son faire de programmation et de rationalité, une promesse, sous la forme d’une finalité heureuse. On devine pourquoi, le livre de l’Apocalypse, et ses septenaires, se termine sur le cri : « Seigneur viens ! ». Tout est en place, dès le commencement, pour que les lecteurs puissent se trouver non seulement en position de comprendre ce qui se joue, mais encore d’en désirer l’accomplissement.
4. « Faisons l’homme »
Les trois derniers « dires » (vv.28-32) sont introduits par une expression nouvelle désignant l’acteur du dire : le verbe faire à la première personne du pluriel, « faisons l’homme ». Le texte nous montre dès les premiers versets deux rôles distincts de Dieu, celui qui « fait » et son souffle qui plane au-dessus des eaux. C’est leur délibération qui représente un pas de plus. En raison des possibilités figuratives qu’offre le texte, nous faisons l’hypothèse que l’un des rôles pourrait s’actualiser dans le domaine de la « croissance » et le second dans celui de la « naissance ».
L’homme, en effet, apparaît avec les autres êtres du monde dans un cadre commun, mais il a un rôle original.
Tout d’abord il n’appartient plus au registre des espèces, il est configuré à proximité de l’intimité même de Dieu, à l’image de Dieu, comme à sa ressemblance. Au lieu de réaliser l’effet de la Parole simplement sur le mode de l’assignation-soumission, il la reçoit en lui- même, dans un espace intérieur analogue à l’espace divin dans lequel il a été annoncé. Ensuite, la tache qui lui est fixée consiste à dominer la création. Serait-ce déjà une figure de fils, ou d’héritier ?
Le voici, en effet, créé à l’image de Dieu, homme et femme, pluriel lui aussi. Cela n’a été dit d’aucun autre être. Il occupe une position décalée. Je cite à nouveau Jean Calloud : « Est-ce bien raisonnable, du point de vue de la rationalité optimale, de remettre à un acteur «créé à l’image et à la ressemblance de Dieu», marqué pourtant par une différence homme/femme, toute l’œuvre produite pour y exercer sa maîtrise? C’est pourtant «très bon». La reprise ici, avec la marque du superlatif, d’une formule fréquente dans le récit, atteste que l’œuvre produite, création de l’homme comprise, l’a été non comme application d’un principe ou comme imposition d’une loi, fût-elle la loi de la raison, du langage et du chiffre, mais comme acte de parole. Tout se passe comme si Dieu reconnaissait qu’il y a eu parole, que la parole s’est produite là où elle le pouvait et le devait, que l’univers est un lieu pour sa parole. C’est dire équivalemment que la parole a pris corps dans le monde et que l’univers est devenu parlant. »
Enfin, dernier trait de l’œuvre du sixième jour, le don de la nourriture. L’aliment nourrit le corps [15]. Etre nourri est la première demande et la première expérience du don. Manger est la forme primaire de la domination sur le monde. Dévorer est le déni de la Parole. Toutes ces lignes figuratives sont possibles. Mais ainsi placé dans le dixième et dernier dire, ce don de la nourriture se trouve articulé à la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, à sa création, homme et femme, à la bénédiction de sa fécondité et de sa multiplication. Il montre un enchaînement, qui déborde la juxtaposition des dires de Dieu, et qui ne peut se soutenir que d’un propos désirant le corps de l’homme comme lieu d’accomplissement de sa sortie hors de lui-même. Le Verbe fait chair est, dès ce commencement, posé comme la fin de l’acte créateur, de son acte de Parole.
5. Le repos du 7° jour
Si le faire de Dieu est un enchainement réglé de « dires », alors l’arrêt du faire est le silence. Reprenant Isaïe 10,23 et Romains 9,28, Origène écrivait : « Dieu a rendu brève sa Parole, il l’a abrégée » [16]. Saint Maxime le Confesseur poursuit : « Sans parole est la Parole du Père, laquelle a créé toute la nature parlante, sans mouvement sont les yeux éteints de celui par la parole et le geste de qui est mû tout ce qui se meut. [17]»
Benoit XVI reprend ce fil de la tradition : « Le Verbe se tait, il devient silence de mort, car il s’est dit jusqu’à se taire, ne conservant rien de ce qu’il devait communiquer. [18]»
Ce que porte d’avenir, ou plutôt d’accomplissement, ce premier chapitre de la Genèse, nous offre peut-être d’envisager pourquoi « Dieu bénit le septième le jour et l’a sanctifié »
Conclusion :
Ce deuxième parcours souhaitait montrer en quoi l’hypothèse de l’énonciation n’est pas une méthode de lecture, mais une position de lecteur devant les Ecritures saintes, cherchant à articuler la matérialité du texte, la tradition et la culture de notre temps, comme l’ont fait Origène, Augustin, Thomas d’Aquin, Alberte le Grand et bien d’autres. Nous poursuivrons cette quête en prenant appui sur une troisième instruction de lecture de la Bible elle-même, à savoir Genèse 2,4-3,24. Nous chercherons à préciser comment entrent les lecteurs dans les énoncés d’un texte, comment ils s’efforcent d’en construire une cohérence provisoire, en vue d’être ainsi conduit par la main vers l’écoute de la Parole.
De ce parcours je retiens une chose, comme une perle de très grand prix : La vie en nous n’est pas de nous « Les pères de l’Eglise ne s’y sont pas trompés : « ils éprouvaient leur propre vie comme une vie qui venait en eux sans leur concours, sans leur assentiment, une vie qui n’était pas la leur et qui devenait pourtant la leur. Une vie en laquelle ils souffraient, de laquelle ils tiraient l’immense bonheur de vivre. Ils priaient alors avec Tertullien, demandant à Dieu non plus de s’aimer eux-mêmes en Lui, mais de l’aimer Lui en eux, et lui uniquement. [19] »
Jean-Pierre Duplantier – 23 novembre 2012