L’incomplétude de l’homme vis-à-vis de ce qui ne se voit pas
Le chemin passe, aux v.19-20, par la présentation des animaux et la demande faite à Adam de les nommer. Ce qu’il fait. Mais nommer n’est pas parler. Lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. Vous n’êtes pas encore en relation. En nommant les animaux, Adam acquiert une compétence linguistique. Il peut mettre des mots sur des choses, les classer, les hiérarchiser. Il pense. La rencontre avec le visage d’un autre est tout autre chose. Certes le face à face, visage à visage, peut être dominé par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas [31]. « Pour Adam, il ne fut pas trouvé d’aide face à lui parmi les animaux.»
Pour la connaissance de type encyclopédique, Adam est donc compétent. Mais la rencontre d’un alter ego, si on peut dire, n’est pas encore en vue. La structure de sa connaissance est incomplète. Il lui faut une aide. Cela commence par la mise en sommeil de son activité cognitive consciente. Puis, Dieu construit la femme à partir de ce qu’il prélève d’Adam à son insu. C’est à partir de ce manque inconscient qu’il va apprendre qu’il n’est pas l’homme à lui tout seul.
C’est en même temps à partir de ce côté de l’homme que Dieu bâtit une femme ; comme est construite une arche pour Noé ou Moïse afin qu’ils soient sauvés des eaux : comme est construite une arche afin que la présence de Dieu accompagne son peuple partout où il va. Avant que Caïn bâtisse la première ville, Dieu bâtit une femme.
Et Dieu présente la femme à Adam. A ce moment, Adam ne sait rien de la femme, et pourtant il parle. Sa mise en discours ne s’adresse ni à la femme, ni à Dieu. Il parle à partir de la division qui sépare les os (os de mes os), la chair (chair de ma chair) et le langage lui-même (elle sera appelée Issah, car elle fut tirée de l’homme). « Le langage dénotatif (un nom pour une chose) fait place au langage « poétique » (un signifiant jouant avec un autre signifiant). [32]
Détour par le terme chair. Il apparaît en 2, 21, 23 et 24 [33] Au v.21, : « la chair est refermée sur ce qui a été enlevé à la côte d’Adam … ». Elle est refermée sur un vide. Elle est, littéralement, le rivage qui donne sur un océan vide, elle est un littoral [34].
Au v.23, : « Elle est l’os de mes os et la chair de ma chair » et, en finale : « elle sera appelée Issah, car elle fut tirée de l’homme, celle-ci. » Pas de sexe. Pas de domination de l’homme sur la femme, pas d’attraction de la femme vers l’homme. Pas encore… Mais une fissure demeure encore dans la connaissance de l’homme. « Tu es terre », dit Dieu, en 3, 19. Et de même que l’homme a été enlevé de la terre, la femme est enlevée de son homme. Quel est donc cet enlèvement [35], ce rapt par Dieu de l’homme, puis de la femme ? Dieu se les attache, à son image, semble répondre le récit.
2° paquet : pour une seule chair
Les versets 24-25 insèrent un autre mode de discours : « voilà pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair ». Séparé de la totalité (père et mère) et attaché à l’unique, celle-ci, l’homme et la femme sont une seule chair. La chair devient le signifiant de deux en un. Ceci désigne une situation connue et vécue. Pas un montage de concepts, mais la référence à une pratique. Le mythe se présente donc comme la construction d’un discours qui tente de rendre compte de ce vécu. L’orientation de ce mode de discours peut s’écrire ainsi : il y a chez les humains des archives plus ou moins conscientes, où, depuis longue date, l’homme quitte sa famille pour s’attacher à la femme, et, sur le rivage de ses archives, s’ouvre la reconnaissance qu’il y a un désir de Dieu pour cette chair une à partir de deux, un désir de Dieu qui est un mystère chez nous, un mystère de sainteté. Comme le chante Céline Dion, il y a un amour entre un homme et une femme qui est un miracle, « où ils peuvent un instant toucher le lointain ». Quelle est donc la spécificité de cette autre rationalité, qui, pour nous aujourd’hui, paraît étrangère ou plus radicalement archaïque et déclassée ? Très sommairement, j’en relève les éléments majeurs de ce que nous ont transmis les pères de l’Eglise [36]. Le premier est dans le texte de Genèse 1 : « Dieu les créa à son image et à sa ressemblance ». La rationalité du mythe a à faire avec une logique de l’image et non pas directement à une logique de l’être. En Genèse 1-3, cette logique de l’image conduit au champ de la relation et non à celui de la substance. Dans ce champ de la relation, il y a deux pôles : La terre et le ciel, puis l’homme et la femme. Le tout est pris dans l’acte créateur, qui se présente comme un bouillonnement de l’Un, Dieu, qui se manifeste dans l’interaction de ces deux relations. Or, dans cette logique de l’image, la relation se noue selon l’actif et le passif, et non selon le supérieur et l’inférieur. Exit la hiérarchie. S’installe l’un par l’autre, l’un après l’autre ; l’opérativité de l’un et l’obéissance de l’autre. L’ensemble du premier Testament, la venue de Jésus-Christ, les Ecrits du nouveau Testament et la lecture qu’en ont faite nos pères, ont marché dans ce « royaume » non directement observable, mais dont il nous est donné de voir passer quelques effets. Chacun de ses états discrets signale leur présence en tout point et en tout moment de l’ensemble du livre, mais aussi de la vie que nous menons. Ils ne voyagent pas ; ils exercent leur donation d’existence sous l’écorce de la lettre et dans les mouvements de notre chair. Chacun de ces paquets articulent des sujets, des objets, des déplacements et des temps à parcourir. Nous ne pouvons évoquer qu’une infime partie de leurs enchaînements. De plus ils ont dans la Bible, une orientation, une sorte de spécificité d’engendrement, celle que nous appelons le Fils ou le corps du Fils. Je n’en dis pas plus. A nous de revenir sensibles à ces percées insolentes de la forteresse de notre raison, qui s’est autoproclamée souveraine. Puis à remettre en chantier notre interprétation dans l’état de notre chemin.
Au v.25 : « Tous deux étaient nus, Adam et sa femme, et ils n’avaient pas honte ». La nudité ne les différencie pas. Ils sont nus tous les deux. Face à face, rien ne vient représenter ou masquer leur différence. Leur unité est le lien de la parole, à laquelle Dieu vient de les faire accéder. Leur nudité première est désormais leur condition humaine, antérieure à la différence sexuelle. Et celle-ci est sainte, parce qu’elle relève de l’acte créateur qui les a fait à son image et à sa ressemblance.
3° paquet : le dialogue du serpent et de la femme
L’arrivée du serpent semble se couler très naturellement dans l’espace du jardin et dans ce qui s’y est passé jusque là. Un seul acteur manque : Dieu s’est absenté. Il ne reviendra qu’après le dialogue du serpent et de la femme. Que vient donc faire cet intermède ? Revenons sur la figure du rapt. Plaçons-le dans le mode de discours du mythe 1, qui vise la relation de type « actif-passif ». L’interdit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal y signalait la possibilité d’un échec de cet arrachement par Dieu de l’homme à la terre et de la femme à l’homme, en vue de le construire à son image. Par ailleurs, nous venons de voir que le programme de Dieu se manifeste le long d’un accès progressif de l’homme à la parole. Faisons donc l’hypothèse que le dialogue du serpent et de la femme ouvre une nouvelle étape de l’accès de l’homme et de la femme à l’usage de la parole. Un deuxième mythe, présent dans toutes les cultures, est alors réinvesti. Le mythe de l’arbre magique. Avec ses racines qui plongent dans la terre, le tronc et des premières branches à portée de sa main et la cime qui lui montre le ciel, l’homme se rêve comme un arbre. Au pied de son arbre, l’homme se dit à lui-même et tente de dire aux autres, que nous ne sommes pas d’ici. C’est pourquoi les mythes sont nés des larmes des hommes [37]. Mais Genèse 3 nous a laissé de ce mythe une version bien particulière. Cette version dialogue avec le premier mythe du chapitre 2 et son orientation vers l’accès de l’homme à la parole. Il introduit un usage pathologique, ou tout au moins problématique, de la parole. Survient, en effet, une nouvelle structure de l’humain, celle du moi et des autres. L’humain va-t-il oublier ou mésestimer la première relation, celle de l’homme et de la femme ? Et cesser de ne voir autrui que dans la première exclusivité ? L’autre maintenant n’a plus de visage. Il n’est plus qu’un animal qui brouille toute parole.
Voyons comment ce dialogue recatégorise les données en cours. • Le serpent ouvre le ban. Il pose l’arbre consommable à la place de l’arbre interdit. « Il n’est plus l’arbre interdit pour attester l’altérité de Dieu qui parle à l’homme, il devient un arbre qui manque à la consommation : « pourquoi Dieu a-t-il dit : ne mangez pas de tout arbre du jardin ? » • La femme semble se défendre et rectifie la déformation de l’énoncé de Dieu, mais elle rature la différence entre l’arbre de vie qui est au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. • Le serpent s’infiltre alors dans la faille. Alors que, en 2,16, l’homme reçoit le commandement comme une parole adressée que rien ne vient justifier ou expliquer du côté de Dieu, en 3,1-4, le serpent détache l’énoncé de la loi de son auteur et raconte les circonstances et les motifs de son énonciation : « Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux connaissant le bien et le mal. » [38] Cet énoncé devient alors l’expression d’une stratégie divine, une menace de mort, (et non plus une promesse de vie), et suggère la faiblesse de ce Dieu devant un homme qui n’a qu’un geste à faire pour être tout comme Dieu. Le serpent, ce nouveau partenaire transforme l’arbre insolite de la connaissance du bien et du mal en un nouvel objet. Peut-être pourrais-je dire un nouveau produit : le « tout savoir », sur Dieu, les choses, soi-même et les autres. Un produit spécial pour les yeux, pour la bouche et pour comprendre. Un objet pour soi, un objet de convoitise. Sa caractéristique est d’être entièrement détachable de celui qui le donne et de tout ce qui s’est passé avant entre le donateur et celui qui reçoit. Il ne vaut que ce que nous pouvons en faire pour nous-mêmes et pour les nôtres. « La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, plaisant à voir au regard et favorable pour comprendre ; et prenant son fruit, elle en mangea et elle en donna à son mari et ils mangèrent. »
Cet objet se révèle d’une efficacité redoutable. L’arbre mystérieux devient seulement utile. A partir du détournement de la parole, s’installe « l’inversion des rapports et des médiations posées précédemment dans le récit, de l’humain à l’animal, de l’homme à la femme. » [39] De l’animal à la femme, vient la vie telle qu’on la voit et qu’on peut la manger goulument. De la femme à l’homme passe le fruit qui tient lieu de la parole, celle qui signifiait dans leur différence l’image de Dieu en train de venir à la lumière. L’homme découvre les modalités de sa suffisance : le savoir, le pouvoir, le vouloir [40].