Eléments de grammaire narrative, Louis Panier

Eléments de grammaire narrative, Louis Panier

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Dans la perspective sémiotique, on distingue récit et narrativité. Le récit peut être défini comme un genre de discours qui décrit des actions [1] (contes, nouvelles, romans, faits-divers, BD, etc …). La narrativité désigne une structure constitutive de tout discours, un plan de structuration du contenu, un niveau d’organisation du sens. Élaborer une grammaire narrative, c’est tenter de construire un modèle théorique de cette structuration du contenu. Cela suppose qu’on se donne les éléments minimaux (relations et termes) qui définissent cette structure [2].

1. TRANSFORMATION ET ETAT : LE FAIRE ET L’ETRE

La narrativité repose sur une différence fondamentale, celle qui distingue les situations (les états) et les actions (le faire). On définira la corrélation entre ces deux entités en considérant le faire comme la transformation d’un état, comme l’action qui « relie deux situations, la situation initiale et la situation finale dont les contenus respectifs sont inversés : avant l’action, l’ambitieux est pauvre et méconnu ; après l’action, il est riches et (peut-être) honoré. De cette clause découlent toutes les propriétés de l’action » [3].

Conforme au principe structural de la sémiotique, la narrativité manifeste ainsi tout à la fois : – la DIFFERENCE – ou articulation paradigmatique -, qui est à la base de toute perception du sens : l’état 1 diffère de l’état 2 (les contenus sont inversés) ; – la SUCCESSION – ou articulation syntagmatique -, qui est à la base de toute production discursive : on passe de l’état 1 à l’état 2.

Ce modèle narratif très élémentaire permet déjà un certain nombre de repérages : à partir d’un état repéré à la lecture, on peut chercher la transformation et l’état susceptibles de lui correspondre et de lui succéder. On peut aussi se demander si le texte manifeste la transformation qui a pu donner lieu à cette situation, etc… Le modèle fournit une possibilité de questionnement pour la description des structures de la signification.

2. LES ACTANTS ET LES ENONCES NARRATIFS

Dans le discours, les situations et les actions se décrivent sous la forme d’énoncés. Il existe deux types d’énoncés narratifs : les ENONCES D’ETAT et les ENONCES DU FAIRE.

2.1. Les énoncés d’état :

Un énoncé d’état correspond à la relation entre un SUJET et un OBJET.

Sujet et objet sont des ACTANTS [4], ce ne sont pas des personnages ou des choses, ni des mots du texte qu’on étudie. Les actants correspondent à des positions syntaxiques, ou à des ROLES définis corrélativement : il n’y a pas de sujet sans objet, pas d’objet défini sans sujet : (S ↔ O)

Pour être plus précis, on parlera de SUJET D’ETAT et d’OBJET-VALEUR. En effet, l’objet définit la VALEUR par laquelle un sujet se trouve pris en charge dans le dispositif sémiotique du texte. Si l’on considère par exemple la /grandeur/ comme une valeur, elle constitue le repère ou le critère pour la définition d’un sujet qui possédera ou non cette valeur.

Le terme de valeur est pris en sémiotique dans une double acceptation : en suivant la définition de Saussure, on dira que la valeur se définit par la différence entre deux termes dans un système, ou sur un axe catégoriel : dans l’exemple ci-dessus, la /grandeur/ est une valeur dans la différence avec la /petitesse/ sur l’axe catégoriel de la /taille/. C’est la différence /grandeur/ vs /petitesse/ qui fait apparaître la valeur sur un point axiologique, établissant un paradigme des valeurs. Mais la valeur, dans son rapport à un sujet, c’est également ce qui « intéresse » le sujet, « ce-qui-a-valeur-pour-lui ». L’objet-valeur, ainsi défini, instaure le sujet tant sur l’axe paradigmatique (dans la différence des objets-valeurs) que sur l’axe syntagmatique (dans la tension qui le mobilise). On peut donc inscrire aussi l’objet-valeur sur un plan idéologique, en termes de tension vers des valeurs à atteindre.

Si l’on reprend l’exemple donné plus haut, un sujet peut être conjoint ou disjoint de la valeur /grandeur/ par rapport à laquelle il se trouve instauré dans un récit donné. Pour la rigueur de l’analyse sémiotique, on distinguera un sujet disjoint de la /grandeur/ et un sujet conjoint à la /petitesse/ car la valeur qui sert de critère de définition du sujet n’est pas la même (même si, dans le langage courant, on identifierait volontiers non-grand et petit).

L’énoncé d’état est donc une relation entre SUJET et OBJET ; cette relation s’appelle JONCTION. Il existe deux formes de la JONCTION : la CONJONCTION et la DISJONCTION. La conjonction qu’on écrit (S ∩ O) est une jonction positive (Jean est conjoint à la /grandeur/) ; la disjonction qu’on écrit (S ∪ O) est une jonction négative (Jean est disjoint de la /grandeur/). Il y a donc deux formes élémentaires d’énoncés d’état : l’énoncé d’état de conjonction et l’énoncé d’état de disjonction. La transformation narrative est l’opération qui permet le passage d’un état à l’autre, c’est-à-dire une inversion des relations.

On verra plus loin (au paragraphe 5.) comment cette relation (S ­ O) constitutive de l’énoncé peut être elle-même l’objet de modifications :

– (S → O) : le sujet est orienté vers l’objet ; c’est le principe de la quête.

– (S ← O) : l’objet se présente (ou se révèle) au sujet ; c’est le principe de la découverte.

– (S ⇒ O) : la relation se modifie sans s’inverser, c’est le problème de la modalisation et des modalités.

2.1. Les énoncés du faire :

2.2.1. Formes élémentaires des énoncés du faire

L’énoncé du faire pose la relation entre un SUJET du faire (ou SUJET OPERATEUR) et une opération de TRANSFORMATION entre deux états. Il existe deux types de transformations : la transformation CONJONCTIVE fait passer d’un état de disjonction à un état de conjonction ; la transformation DISJONCTIVE fait passer d’un état de conjonction à un état de disjonction.

Le faire du sujet opérateur correspond par exemple à la transformation d’un état 1 (de disjonction entre S et O) vers un état 2 (de conjonction entre S et O). Une telle transformation peut s’écrire : F (Sop) ===> (S O) → (S O)

Pour la description des structures narratives, nous disposons maintenant de deux formes d’énoncés narratifs, l’ENONCE D’ETAT et l’ENONCE DU FAIRE et de deux positions de sujet : le SUJET D’ETAT, défini par la jonction à un objet-valeur, et le SUJET OPERATEUR, défini par la transformation des états.

2.2.2. Formes complexes des énoncés du faire

Sur la base de ces énoncés élémentaires, il est possible de construire des énoncés plus complexes, si l’on considère les cas où un même sujet d’état est en jonction avec plusieurs objets (par exemple S est conjoint à O1 et disjoint de O2), F (S op) ⇒[(O1 S O2) → (O1 S O2 )] et les cas où un même objet-valeur est en jonction avec plusieurs sujets (par exemple S1 est conjoint à O alors que S2 en est disjoint). F(Sop) ⇒[(S1 O S2)→(S1 O S2)]

Dans un récit tel que : « Paul a donné à Pierre la bicyclette de Jules », Paul a la position de sujet opérateur, Pierre subit celle du sujet d’état S2 (qui subit une transformation conjonctive), et Jules celle du sujet d’état S1 (qui subit une transformation disjonctive).

Rappelons ici qu’on ne doit pas confondre les acteurs (personnages) rencontrés dans un récit et les actants qui occupent des positions narratives. Un même acteur peut occuper plusieurs rôles actantiels (et un même rôle actantiel peut être assumé par plusieurs acteurs). Si un même acteur est en même temps sujet opérateur et sujet d’état, on parlera de transformation REFLECHIE. Si les rôles de sujet opérateur et de sujet d’état sont tenus par des acteurs différents, on parlera de transformation TRANSITIVE. Ainsi la formule de l’énoncé narratif complexe permet-elle de décrire les différentes formes de transferts d’objet entre deux sujets.

Signalons un cas particulier. On peut envisager que la transformation aboutisse à un état de conjonction pour les deux sujets d’état, S1 et S2. On parlera dans ce cas de COMMUNICATION PARTICIPATIVE. Celle-ci se réalise par exemple dans la communication du savoir, ou dans le transfert d’objets du type information. Le savoir transmis n’est pas pour autant perdu par celui qui en disposait au préalable…

On peut voir ainsi comment, à l’aide d’un modèle théorique assez élémentaire, il est possible de rendre compte de dispositions narratives nombreuses et diverses.