2 Rois 2, 1-18 – Commentaire

Texte : 2 Rois 2, 1-18 – L’enlèvement du prophète Elie
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe » Rendez-vous avec la Bible » de Guiclan (29)
Date : janvier 2013
Traduction utilisée : voir dans traductions de travail

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Le récit a une structure classique en trois phases :

  • L’acquisition de la compétence du « héros » (Elisée) selon un itinéraire en trois étapes : Guilgal, Béthel, Jéricho (v.1-7). Il fait comme un voyage initiatique jusqu’au Jourdain.
  • L’épreuve principale (v. 8-14) qui correspond à la montée d’Elie dans la tempête (annoncée dès le v.1) et à la venue corrélative de l’esprit d’Elie sur Elisée, au-delà du Jourdain.
  • La phase de reconnaissance d’Elisée comme porteur de l’esprit d’Elie, à Jéricho (v. 15-18).

Mais quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que la compétence d’Elisée à recevoir l’esprit d’Elie ne semble pas complètement acquise lors de son voyage, car il lui « faut » aussi voir Elie partir (v. 10). Dans la phase de reconnaissance, la recherche du corps d’Elie n’est pas vraiment nécessaire à la reconnaissance qu’Elisée porte dorénavant en lui l’esprit d’Elie. Il est donc nécessaire, pour voir ce qui est en jeu dans ce texte, d’orienter son regard vers les figures en jeu, qui viennent « perturber » le déroulement narratif.

 

Les trois premières épreuves d’Elisée

Elles se répètent identiquement à elles-mêmes. Examinons la première.

2 Elie dit à Elisée : « Reste ici s’il te plait, car m’a envoyé jusqu’à Béthel.» Elisée répondit : «  est vivant et ton être est vivant ! Je ne t’abandonnerai certainement pas. »

Elie propose à Elisée de dissocier son sort du sien. YHWH envoie Elie à Béthel, mais pas Elisée. Ce dernier réagit en mettant en parallèle la vie de YHWH et celle d’Elie. On pourrait dire qu’abandonner Elie serait pour Elisée aussi un abandon de YHWH. C’est comme si Elisée voyait en son maître une figure de YHWH-même. C’est aussi ce qui se passe pour des croyants : la foi peut-elle tenir quand l’initiateur disparaît, ou quand on est coupé de sa communauté première ? Qu’en reste-t-il ? Sous quelle forme ?

3 Les fils de prophètes de Béthel sortirent vers Elisée et lui dirent: « Sais-tu que c’est aujourd’hui que va prendre ton seigneur au-dessus de ta tête ? » Il répondit : « Moi aussi, je le sais. Taisez-vous ! »

Les fils de prophète ont l’air d’avoir un rôle important, comme si leur intervention consistait en un second versant de l’épreuve. Le texte joue sur une opposition entre les fils de prophète, groupe compact et parlant d’une seule voix, et Elisée, seul, comme fils d’Elie. En effet, au moment de la séparation, Elisée appellera son maître « Mon père ! Mon père ! » (v. 12). Les premiers sont dans l’ordre du savoir : ils savent à l’avance ce qui va se passer. C’est une conception de la prophétie qui consiste à prédire des événements futurs. Pour Elisée, la filiation prophétique est d’abord une expérience : celle de voir « son père » disparaître dans la tempête et d’hériter d’un manteau et d’un esprit. Le savoir des fils de prophète est limité car, à la fin du texte, ils ont l’air d’ignorer que le corps d’Elie n’est plus sur terre puisqu’ils proposent qu’il soit recherché. Au Jourdain, ils se tiendront à distance, en spectateurs extérieurs. Leur rôle de témoins, lorsqu’Elisée reviendra seul, n’est pas à négliger. Ils sauront voir ce qu’ils n’avaient sans doute pas prévu : que l’esprit d’Elie repose sur Elisée.

La réponse apparemment sèche d’Elisée « Taisez-vous ! » pourrait faire penser à une souffrance : je sais, mais c’est dur à admettre. Au-delà de cela, on peut comprendre que la parole des fils de prophètes soit un obstacle à ce qui doit arriver. Quand tout est dit à l’avance, rien de neuf, d’inédit ne peut arriver. Quand on s’attend à quelque chose, on n’attend plus rien d’autre.

Le parcours d’Elie et d’Elisée fait à rebours celui du peuple d’Israël quand il a traversé le Jourdain pour aborder la terre promise. Ce parcours est comme un retour aux sources, en un lieu où YHWH se donne à voir dans la tempête : sans doute une allusion au Sinaï.

 

L’enlèvement d’Elie

8 Elie prit alors son manteau, l’enroula et en frappa les eaux. Elles se partagèrent là et là et ils passèrent tous les deux à pied sec.

Il y a ici un écho de la sortie d’Egypte du peuple d’Israël qui traversa la Mer Rouge à pied sec. Ce qui est intéressant à remarquer est que le manteau d’Elie est le pendant du bâton de Moïse. Le fait de préciser que le manteau est enroulé peut faire penser aussi aux rouleaux des Ecritures. Ce manteau a une histoire : il est apparu dans l’histoire d’Elie lorsqu’il a vécu une expérience inédite de rencontre avec YHWH, dans un silence subtil, sur le mont Horeb (équivalent du Sinaï). Ce manteau a servi aussi à appeler Elisée lors de leur première rencontre. En tant que figure, le manteau, contrairement à son utilisation courante, n’est pas une protection extérieure, mais une manière d’évoquer ce qui est le plus intime chez celui qui l’utilise ou le porte. Cette figure traverse toute la Bible sous des apparences parfois un peu différentes : par exemple le manteau de Jésus à la croix qui ne sera pas déchiré, ou la robe blanche des saints dans l’Apocalypse, en passant par le manteau de Joseph, fils de Jacob.

Quand Elisée repassera le Jourdain avec le manteau d’Elie, il ne le roulera pas pour en frapper les eaux, mais il prononcera une parole : « Où est , le Dieu d’Elie ? » Cette question peut s’entendre là aussi comme une évocation de l’expérience d’Elie à l’Horeb où YHWH n’était ni dans le tremblement de terre, ni dans le vent, ni dans le feu. Où est-il ? C’est-à-dire qui est-il ? Elisée se retrouve avec cette question, à la suite de l’enlèvement d’Elie dont on a vu qu’il était pour lui comme une figure divine. C’est de l’autre côté du Jourdain qu’il entendra de la part des fils de prophètes que l’esprit d’Elie est sur lui, qu’il les verra se prosterner à ses pieds (v. 15). C’est sur lui que repose désormais ce « reflet divin ».

Le texte propose ainsi un parallèle entre le manteau roulé et la question d’Elisée qui accompagnent la traversée du Jourdain. Les Ecritures renvoient à l’origine où YHWH s’était révélé [1], la question d’Elisée inaugure un avenir : où « voir » YHWH aujourd’hui ? Où le chercher ? Où le trouver ?

9 Pendant qu’ils passaient, Elie dit à Elisée : « Dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi avant d’être pris d’auprès de toi. » Elisée répondit : « Qu’il y ait à moi une double part de ton esprit ! »

La proposition d’Elie se fait au milieu du gué. Elie ne demande pas à Elisée de rester sur la rive d’où ils viennent comme il l’avait fait aux différentes étapes de leur voyage. Elisée a réussi les trois épreuves, il est prêt à affronter la séparation. Elie ne propose pas non plus de lui donner son esprit, c’est Elisée qui doit le demander, de lui-même.

La question de la double part est délicate. Est-ce une allusion à la part de l’ainé dans l’héritage, double de celles des autres héritiers ? On voit mal ici quels seraient ces autres héritiers. Peut-être faut-il entendre « un double de ton esprit ». Elie ne perd pas l’esprit en montant dans la tempête. Si Elisée reçoit son esprit, c’est que l’esprit d’Elie est divisé (sans qu’il soit diminué, bien sûr). On pourra penser à l’esprit de la Pentecôte dont la flamme se divise sur tous ceux qui étaient dans la maison.

10 Elie dit : « Tu demandes quelque chose de difficile. Toutefois, si tu me vois pendant que je serai pris loin de toi, cela sera. Sinon, cela ne sera pas. »

Elie laisse entendre que cela ne dépend pas entièrement de lui, mais de celui qui es susceptible de recevoir cet esprit. La pédagogie d’Elie continue : il renvoie sans cesse Elisée à lui-même. L’épreuve est ici de voir Elie en train de partir au loin, de voir en face la séparation. Sans cela, l’esprit ne pourra pas venir car il vient dans le vide créé en Elisée par cette séparation. On ne peut recevoir l’esprit tant que l’autre est toujours présent corporellement [2].

11 Et ils allaient, allaient et parlaient ; un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent tous les deux et Elie monta au ciel dans la tempête.

12 Elisée le vit et cria : « Mon père ! Mon père ! Char d’Israël et ses cavaliers ! » Puis il ne le vit plus. Il saisit ses vêtements et les déchira en deux morceaux.

Le texte précise que les deux hommes ne marchaient pas en silence, mais en échangeant des paroles. C’est au cours de cet échange que surgissent un char de feu et des chevaux de feu. Elisée, dans sa réaction « Char d’Israël et ses cavaliers ! », reconnait une figure divine dans l’apparition. En effet, le char est figure de puissance, comme cela s’entend avec les chars de Pharaon s’engageant à la poursuite des Hébreux. La puissance divine est aussi figurable : YHWH est le char d’Israël, lui permettant de venir à bout de ceux qui veulent le détruire. Les cavaliers pourraient être une figure angélique. Ainsi, entre les deux marcheurs devisant ensemble surgit ce char de feu, comme ce fut le cas à Emmaüs, quand un troisième vint rejoindre les deux disciples qui s’éloignaient de Jérusalem en discutant ensemble. Là s’arrête la comparaison car à Emmaüs les deux disciples ne furent pas séparés. Mais il est à noter que, lorsque nous échangeons des paroles entre nous, passe parfois un souffle divin qui fait apparaître du neuf hissant la conversation à la hauteur d’une Vérité plus haute que ce que les vérités de chacun peuvent exprimer.

« Mon père ! Mon père » : c’est par cette parole qu’Elisée reconnaît sa filiation envers Elie. De disciple il devient fils. La réplication de l’expression « Mon père » peut suggérer qu’il le dit une fois pour lui, et une autre fois pour Elie. Ou en d’autres termes que la filiation est reconnaissance du père et du père par le fils.

Après la disparition d’Elie dans la tempête, le fils déchire ses vêtements en deux. On pourrait y voir un signe de deuil, mais la suite du texte ne confirme pas cette interprétation. Pour pouvoir revêtir le manteau d’Elie, il est nécessaire de se débarrasser de sa « vieille peau ». L’esprit ne peut venir dans une vieille outre.

La recherche du corps d’Elie

Le texte met en scène une recherche du corps d’Elie, par cinquante fils de la vaillance, sortes de doubles des fils de prophète qui sont eux aussi cinquante.

16 Ils lui dirent : « Il y a avec tes serviteurs cinquante fils d’hommes vaillants. Veux-tu qu’ils aillent à la recherche de ton seigneur ? Peut-être que l’Esprit de l’a emporté et l’a jeté sur une de ces montagnes ou dans une de ces vallées. »

Les fils de prophète parlent d’Elie comme du seigneur (Adonaï) d’Elisée, ignorants qu’ils sont de la révélation de filiation survenue au moment de son enlèvement. Ils se représentent cette séparation comme le fruit d’une intervention « de l’esprit de YHWH ». Cette notation évoque une intervention en esprit de YHWH, faisant écho à l’esprit d’Elie sur Elisée.

Il est difficile d’admettre la disparition du corps. L’épisode de sa recherche infructueuse par monts et par vaux souligne la difficulté à comprendre que c’est la disparition du corps qui permet à l’esprit de venir. Elisée l’avait expérimenté, mais les fils de prophète non, donnant ainsi l’occasion aux lecteurs de ce texte de méditer là-dessus.

Qu’est-ce que cet esprit qui ne disparaît pas avec le corps ? Qui, au contraire, donne encore d’agir en l’absence de celui qui en est la source ou le vecteur. L’esprit va ainsi son chemin, de corps en corps, le long des générations et, comme le montre d’autres textes, par delà les frontières ethniques et culturelles. Le manteau figure ce corps en nous qui peut accueillir cet esprit.

« Revêtez-vous du Seigneur Jésus Christ et ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises. » (Romains 13, 14)

 

[1] En particulier dans la sortie d’Egypte et la traversée du désert.

[2] On retrouve cela à propos de Jésus : son départ est la condition de l’envoi de l’Esprit-Saint.