Ézéchiel 37, 1-14 – Commentaire

Texte : Ézéchiel 37, 1-14 – Les ossements desséchés
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe » Rendez-vous avec la Bible » de Guiclan (29)
Date : octobre 2012
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Commentaire

Ce passage du prophète Ézéchiel semble formé de deux parties : la vision proprement dite (v. 1-10) et une adresse de YHWH au prophète (v. 11-14). Se pose aussitôt une question à propos de cette seconde partie : ce que dit le Seigneur au prophète est-il l’interprétation du sens de la vision, une interprétation possible mais pas exclusive de toute autre, ou encore un prolongement de la vision ? Gardons cette interrogation en réserve pour l’instant.

La vision (v. 1-10)

Le passage possède une unité de temps, de lieu et d’acteurs (le prophète, YHWH, le souffle, les ossements) : il s’agit donc d’une scène unique.

Le v. 1 décrit le déplacement vers le lieu de la scène. Il présente aussi les personnages. « Et elle fut sur moi la main de YHWH. » On pourrait dire qu’il s’agit d’une prise en main du prophète. « et il me fit sortir par le souffle de YHWH ». Une deuxième opération est décrite : une sortie. Le contexte (chapitres précédents) ne permet pas de savoir où est précisément le prophète. Il s’agit donc plutôt d’une sortie de soi, d’une extase. L’acteur en est l’esprit du Seigneur. L’esprit (en hébreu ruah, souffle, vent, esprit) sera mentionné plusieurs fois dans le texte. Ici, il est précisé qu’il s’agit de celui du Seigneur. Ainsi ce dernier agit sur le prophète d’une part par sa main, d’autre part par son esprit. Il n’agira pas directement sur les ossements (ni par son esprit, ni par sa main, ni par sa parole propre). Peut-être sont-ils, dans leur état, inaccessibles à l’action divine. Il y faudra une parole humaine inspirée pour les métamorphoser.

« Il me déposa au milieu de la plaine : elle était remplie d’ossements. » Le lieu est précisé : une plaine (ou un ravin), remplie d’ossements. Il n’est pas précisé qu’il s’agit d’ossements humains. Ce pourrait être un cimetière d’éléphants… Ce n’est que la seconde partie du texte qui dit clairement, dans son interprétation, qu’il s’agit d’humains. Le prophète ne surplombe pas la scène, mais est déposé au milieu même de la plaine : il se retrouve comme un (le seul) vivant parmi des morts. Le terme de déposer peut faire penser à ce qu’a fait Dieu avec Adam dans le jardin d’Éden (Gn 2) : cela pourrait suggérer un contexte de création. On peut aussi noter que les ossements sont cause d’impureté [1]. Mais le texte ne se situe pas sur ce registre du pur et de l’impur qui n’est donc pas pertinent.

« Il me fit passer sur d’eux, autour, tout autour et voici : ils étaient très nombreux sur la face de la plaine. Et voici : ils étaient très desséchés. » Le prophète est toujours « manipulé » par le Seigneur : il n’agit pas de lui-même. Il vit une expérience d’immersion, insistante, totale qui amène à deux constations : les ossements sont très nombreux et ils sont très desséchés. Très nombreux fait écho à la très grande armée du v. 10. Leur dénombrement est impossible, comme leur identification. La notation du grand dessèchement est plus étrange. Qu’est-ce que cela changerait s’ils n’étaient que des ossements non qualifiés par le dessèchement ? Comme ils sont destinés à vivre (v. 3), c’est peut-être une manière de dire qu’ils n’ont plus aucune trace de vie en eux. Ils ont perdu même le souvenir d’avoir été vivants…

« Et il me dit : ‘ Fils d’humain, ces ossements vivront-ils ? ‘  Je répondis : ‘ Seigneur YHWH, tu le sais, toi. ‘ » Le prophète (le JE du texte) est appelé Fils d’humain ou Fils de l’homme (en mot à mot : fils d’Adam). Ce qualificatif sera répété plus loin (au v. 9 à propos de l’oracle du souffle). Cela suggère que le prophète n’est pas appelé à prophétiser à partir de son savoir-faire oraculaire, mais à partir de sa condition de fils. Non pas fils d’untel, mais fils sur le registre humain. Pourquoi le Seigneur pose-t-il la question sur une éventualité de vie de ces ossements ? La réponse n’est pas négative : pourtant le prophète aurait pu conclure à l’impossibilité pour de tels ossements complètement secs de vivre. Il renonce à son savoir propre : ce faisant il se qualifie comme un « bon » prophète, qui s’en remet à celui qui l’envoie. Il aurait pu répondre simplement (et prudemment) qu’il ne savait pas. Au contraire, il énonce sa certitude que le Seigneur connait. Ce dernier ne confirmera pas directement : il mettra le prophète au travail. Notons enfin qu’il ne s’agit pas que les ossements revivent, mais qu’ils vivent. Ont-ils jamais été (réellement) vivants ? Il y a vie et Vie. Il y a vie individuelle et Vie pour tous.

« 4 Il me dit : « Prophétise sur ces ossements ! Dis-leur : Ossements desséchés, entendez la parole de YHWH !
5 Ainsi parle le Seigneur YHWH à ces ossements : Voici que je fais venir en vous un souffle, et vous vivez.
6 Je vous donne des nerfs, je fais croître sur vous de la chair et j’étends sur vous de la peau ; je donne en vous un souffle, vivez ; et vous saurez que je suis YHWH. »

Le Seigneur invite à prophétiser en précisant le contenu de ce qui doit être dit. D’abord il est question que les ossements, dont il est rappelé qu’ils sont desséchés, sont invités à entendre. Une invitation ? Ou un ordre ? Plus que cela : que ce soit dit le fait. Et même, cela le fait parce que cela leur est adressé. L’oracle n’est pas : « Que ces ossements desséchés entendent ! », mais bien « Ossements desséchés, entendez… » La parole est adressée (et on sait qui parle, même si c’est le prophète qui dira). Le fait même de s’adresser à ces choses que sont les ossements change leur statut. D’être destinataires de la parole divine les fait vivre. La suite de l’oracle ne fait qu’expliciter les détails de l’opération : la venue du souffle pour la vie, détaillé par l’apparition des nerfs, de la chair et de la peau, puis le don du souffle pour la vie. Subtile distinction entre la venue du souffle et le don du souffle qui apparaîtra plus clairement dans le récit de ce qui va se passer : la première phase ne laisse pas de souffle à demeure dans les ossements (« Mais pas de souffle en eux ! » v. 8) alors que la seconde phase est un don. Dans le premier temps, les ossements sont transformés par un souffle, dans le second, ils sont insufflés. Enfin, l’oracle se termine par « et vous saurez que je suis YHWH. » Les insufflés connaîtront le Nom de qui ils reçoivent la vie. Une manière de dire que vivre de cette Vie c’est de (re)connaître son origine.

« 7 Je prophétisai comme j’en avais reçu l’ordre. Et comme je prophétisais,  il y eut une voix ; puis voici un frémissement, et les ossements se rapprochèrent, l’ossement vers son ossement.

8 Et je vis : voici sur eux des nerfs, la chair croît, la peau s’étend au-dessus d’eux. Mais pas de souffle en eux ! »

La première manifestation de l’effet de l’oracle est une voix [2] Quand le prophète prophétise, une voix s’entend dans ce qui est dit. Un oracle n’est pas une formule magique : ce sont des mots dits qui laissent entendre une autre voix que celle qui les articule. Quelqu’un parle par ce que dit le prophète. Le frémissement est comme un frisson qui parcourt la plaine, une mise en mouvement qui se ressent avant de se voir. Les ossements se rapprochent les uns des autres : cela est dit d’une manière particulière qui fait penser à l’expression qui revient souvent dans la Bible « l’homme et son compagnon ». Mais il s’agit ici que chaque ossement s’ajuste à un autre ossement. Pas question de squelettes qui se reconstituent. Le texte ouvre à une autre vue : de proche en proche, c’est comme un immense corps qui prend forme, forme d’un organisme composé d’éléments biologiques : nerfs, chair, peau. Nous avons du mal à nous défaire de l’imaginaire qui voit des squelettes en cours de réincarnation et de réanimation. Il est prudent de ne pas rajouter au texte ce qu’il ne dit pas. Sinon nous risquons de passer à côté du fait qu’on n’a pas affaire ici à une simple réanimation. « Pas de souffle en eux ! » : effectivement, il ne s’agit pas de confondre le souffle qui redonne chair et le souffle qui viendra habiter cette chair.

« 9 Et il me dit: « Prophétise pour le souffle, prophétise, fils d’humain, et dis au souffle : Ainsi parle le Seigneur YHWH : Des quatre souffles, viens souffle, pénètre ces tués, et qu’ils vivent. »

Il s’agit ici de prophétiser pour le souffle (sur le souffle) et non plus sur les ossements. Ce souffle n’est pas qualifié de « souffle du Seigneur ». Il s’agit du souffle qui vient des quatre souffles, figure du souffle qui vient des quatre « coins » de la terre. Mystérieux souffle qui est dispersé et qui, à la parole du prophète, converge et vient insuffler ceux qui sont maintenant appelés les tués (plus précisément assassinés, massacrés). Ce dernier qualificatif fait voir ce qui ne se distinguait pas avant que le premier oracle n’opère : il s’agit de corps victimes d’un massacre, sans que n’en soit précisé l’auteur ou les auteurs. Cela n’a pas d’importance car le texte souligne par là que le souffle des quatre souffles va venir demeurer dans une chair blessée à mort, pour la faire vivre. Ce souffle n’est pas le souffle qui anime de l’inanimé : c’est le souffle qui vient sur de corps meurtris [3] à mort.

« 10 Et je prophétisai comme il me l’avait ordonné ; et le souffle entra en eux, et ils vécurent, et ils se levèrent sur leurs pieds : une grande, très grande armée ! »

L’effet de l’oracle est que les assassinés se lèvent sur leurs pieds. On s’attendrait à ce qu’ils se mettent en branle, ou à ce qu’ils parlent. Mais le texte conclut en soulignant ce qu’ils sont, tous ensemble : une très grande armée. Cette figure comporte les traits de multitude et de militaire. Il faut la mettre en lien avec d’autres figures qui apparaissent plus loin : la maison d’Israël, le peuple, qui ne gardent pas le trait militaire mais celui de collectif défini par l’origine (maison d’Israël) ou l’appartenance (mon peuple). Cette armée est comme un « corps » d’armée. Une façon d’être ensemble qui dépasse l’addition d’individus. Un souffle unique demeure en chacun, ce qui est différent du fait que chacun retrouve son propre souffle.

Les v. 11-14 sont comme une interprétation possible de ce qui est mis en scène dans la première partie du texte : identification des ossements à la maison d’Israël, identification de l’effet du premier oracle au fait de remonter des tombeaux, don du souffle. Vient aussi le retour sur la terre d’Israël, figuré comme une déposition sur elle, ce qui reprend ce qui a été fait pour le prophète dans la vallée. L’espérance perdue est proposée à lire dans le dessèchement des ossements. Mais ce n’est pas une espérance retrouvée qui est décrite : c’est une vie trouvée. « Et je vous déposerez sur votre terre, et vous saurez que c’est moi, YHWH… » Celui qui dépose sur la terre est le créateur, comme en Gn 2. La création n’est pas un événement du passé.

Mais il est intéressant de noter que cette « interprétation » n’épuise pas la description de ce qui est arrivé au prophète. Manifestement elle dépasse le cadre défini dans la seconde partie du texte. Elle peut résonner avec bien d’autres expériences de mise à mort, que ce soit dans une existence personnelle ou dans celle d’un ensemble humain. On pressent que la multitude décrite pourrait concerner aussi toute l’humanité. Un fils de l’Homme est descendu au cœur d’une humanité blessée à mort, seul Vivant dans un cimetière d’illusions perdues. Par sa parole inspirée, un unique souffle remet debout et fait vivre, ressuscite les os dispersés en un corps, un très grand corps. Le texte révèle en filigrane du prophète un visage du Christ.

Et, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. (Luc 24)

[1] Dans la loi de Moïse, une personne était, du point de vue religieux, impure pendant sept jours si elle touchait un cadavre, un ossement d’homme ou une tombe (Nb 19,16).

[2] On peut traduire bruit, mais cela ne va pas bien avec le frémissement qui suit.

[3] Dans meurtri, il y a meurtre.