Genèse 2, 4-25 – Commentaire

Texte : Genèse 2, 4-25 – Origines
Auteur : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2013
Traduction utilisée : voir traductions de travail

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Origines

Genèse, chapitre 2

Et l’Adam devint chair

2 4 Voilà les engendrements des cieux et de la terre au jour où YHWH Elohim fit la terre et les cieux.

Le v. 4 fait lien entre le récit en sept jours et celui que nous lisons maintenant. Pour désigner l’acteur divin, un nouveau nom apparaît accolé à Elohim : un nom en quatre lettres (un tétragramme), YHWH (יהוה en hébreu), que la tradition juive considère comme ne devant pas être prononcé verbalement [1]. Les plus anciens manuscrits de la traduction grecque de la Bible comportaient, écrit en hébreu, ce tétragramme. Mais il a disparu par la suite.

Le chapitre 2 fait donc apparaître à côté d’Elohim un nom qui doit échapper à toute prononciation [2]. Cela invite à une réflexion : tout ce qui se dit ne peut s’écrire et tout ce qui s’écrit ne peut se dire. Il y a un écart impossible à réduire entre l’écrit et la parole parlée. Quand quelqu’un parle, il est possible, avec des langues phonétiques, de représenter par écrit les sons prononcés, mais tout ce qui concerne l’intonation, les hésitations éventuelles, les accents, voire les gestes et regards associés ne sont pas notables, bien que participant grandement à la signification et à la communication. Inversement, l’écriture permet l’inscription d’éléments « imprononçables ». Ce second point, illustré par le tétragramme, est moins évident. Or il est décisif : on peut écrire des choses qu’aucune parole parlée ne pourra traduire. C’est pour cela que nous lisons et relisons des textes que nous pouvons éventuellement vocaliser mais qui ne cessent de nous faire parler quand nous essayons de rendre compte de ce qu’ils nous disent ou de ce qu’ils opèrent en nous. La parole parlée est évanescente, elle disparaît aussitôt que dite. Mais les mots qui sont mis en mémoire, par une écriture ou simplement par la mémorisation par cœur [3], suscitent autre chose. On peut entendre quelqu’un parler et ne retenir que le fait qu’il a bien parlé, qu’il a eu une parole forte sans se souvenir précisément de ce qui a été dit. Par contre, avec une écriture, les mots restent là inscrits sous les yeux, résistants à l’usure du temps, en attente de trouver des lecteurs qui oseront une parole parlée à partir d’eux. Les mots écrits sont des ossements en attente de prendre chair dans l’ordre de la parole par quelqu’un qui se risquera à dire quelque chose à partir d’eux.

Le tétragramme YHWH non seulement le rappelle mais constitue la marque d’un imprononçable au milieu des autres mots. Il constitue la marque d’un inépuisable qui pose une limite à la tentation de prétendre à tout dire. Prétendre savoir comment prononcer YHWH revient à anéantir ce nom divin en prenant sa place. Tout au long des chapitres 2 et 3, l’inscription du divin dans le texte comportera ce manque à dire associé au mot Elohim.

5 Pas de buisson du champ sur terre, pas d’herbe du champ encore germée.
YHWH Elohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre.
Pas d’humain (adam) pour cultiver l’humus (adamah).

Le point de départ de ce récit de création est marqué par l’annonce indirecte de ce qui va venir et qui n’est pas : le buisson du champ, l’herbe, la pluie, l’être humain. Cette formulation en négatif souligne un manque. Nous verrons que là où nous attendions des buissons, de l’herbe, c’est un jardin avec des arbres qui apparaîtra, puis des épines et des chardons. Que la pluie se fera attendre (cf. le Déluge [4]). L’humain est annoncé comme un cultivateur de la terre [5]. Cela sera mis en scène à la fin du chapitre 3. Donc, le début de la création est marqué par une situation de manque alors que le chapitre 1 l’était par la confusion.

6 Et une vapeur monte de la terre. Elle irrigue la surface de l’humus.

Si le v. 5 est entièrement dans le négatif, au contraire, le v.6 donne à voir de l’eau qui sort de la terre sous forme de vapeur [6] et irrigue le sol. Il y a l’eau du ciel, promise, et l’eau de la terre déjà là. L’eau de la terre est à comparer à l’eau de l’Eden qui arrosera spécifiquement le jardin. La terre possède en elle une vie, ou un principe de vie qui fait que l’humus n’est pas mort, désertique.

7YHWH Elohim façonne un humain de poussière de l’humus.
Il insuffle en ses narines une haleine de vie. Et l’humain est un être vivant.

Adonaï – c’est ainsi que nous désignerons par la suite Elohim – agit sur terre : il n’est pas lointain dans les cieux. Il donne forme et haleine de vie à de la poussière, et cela suffit pour que l’humain (adam) soit un être vivant. Notons la différence avec les animaux (v. 19) où il se contentera de donner forme. L’humain bénéficie d’un souffle de vie, de nature différente de la vie que la terre, sous la figure de l’eau, contient en elle. Le mot traduit par être (נֶפֶשׁ : nefesh) est difficilement traduisible en français (qui est une langue analytique). Il pointe vers l’ensemble de ce qu’est un humain, à la fois comme corps, âme, esprit… L’utilisation de ce mot ici souligne aussi la spécificité de l’humain par rapport aux autres vivants. On peut donc faire l’hypothèse qu’il y a une vie qui n’est pas que la vitalité biologique, un souffle qui n’est pas que la respiration oxygénatrice.

8YHWH Elohim plante un jardin en Eden vers l’orient. Il y dépose l’humain qu’il avait façonné.
9YHWH Elohim fait germer de l’humus tous les arbres désirables à la vue et bons à manger.

Il y a l’arbre de vie au milieu du jardin. Et il y a l’arbre de la perception du bien et du mal.

Qu’est-ce que l’Eden ? Il est présenté comme un lieu géographique situé vers l’orient qui évoque l’origine (là où le soleil se lève). Sa caractéristique est signalée au v. 10 : c’est un lieu d’où sourd un fleuve. Or il ne s’agit pas d’une vapeur qui irrigue la terre. Ce lieu n’obéit pas au même régime que la terre : cet Eden est un lieu particulier, un hors-sol pourrait-on dire.

Adonaï y dépose l’être humain et non pas y conduit l’être humain. Ce jardin pourrait faire penser à une pépinière, à une pouponnière, ou mieux à un incubateur. A la fin du chapitre 3, l’humain et la femme en seront renvoyés, comme s’ils avaient atteints la maturité pour agir par eux-mêmes sur la terre. Dans cette perspective, ce qu’on pourrait appeler la création de l’humain n’est pas terminée au v. 7 : le processus de création est détaillé par tout ce qui va se passer jusqu’à la sortie du jardin.

Adonaï intervient pour faire pousser les arbres du jardin. Ces arbres ne sont pas « naturels ». Leur première fonction est d’être désirable à la vue (ou agréable à regarder). Et seulement après, il est signalé qu’ils sont bons à manger. Cette association du voir et du manger est fondamentale : elle reviendra explicitement au début du chapitre 3. Ce ne sont pas simplement des arbres destiner à nourrir l’humain.

Deux arbres sont singularisés : l’arbre de vie, situé au milieu du jardin ; l’arbre de la perception du bien et du mal, non situé. Qu’est-ce que ce dernier arbre ? On peut traduire aussi l’arbre de la science, de la connaissance du bien et du mal. Ce qui le caractérise est son non-lieu et l’interdit de manducation (et non de regard) porté sur lui sous peine de mort. Serait-ce un arbre de mort, comme un négatif de l’arbre de vie ? Il faudra y revenir.

10 Un fleuve sort de l’Eden pour arroser le jardin. De là, il se sépare en quatre bras.
11 Nom du numéro un : Pishôn. Il entoure toute la terre de Havila, là où est l’or.
L’or de cette terre est bon et là se trouvent le bdellium et la pierre d’onyx.
13 Nom du deuxième fleuve : Guihôn. Il entoure toute la terre de Koush.
14 Nom du troisième fleuve : Hideqel, qui va à l’est d’Assour.
Le quatrième fleuve est l’Euphrate.

Ce passage est étrange. Il dessine une géographie déconcertante.

D’abord, le jardin est arrosé par un fleuve qui sort de l’Eden. Le jardin n’a pas sa propre source. C’est l’Eden qui en est la source. Cela suggère que l’Eden est bien un « lieu-source ». Mais le plus intéressant est que le fleuve continue son cours au-delà du jardin en se séparant en quatre bras [7]. On pourrait s’attendre à ce qu’ils aillent aux quatre points cardinaux pour irriguer toute la terre. En fait les trois premiers sont introduits par leur nom, le dernier faisant rupture [8]. Les deux premiers définissent une terre par leur cours. Le troisième indique une direction. On voit bien qu’il y a une progression du premier au dernier bras, et non équivalence.

Pour avancer, nous allons faire l’hypothèse, sur la base des deux premiers bras, que la terre délimitée est une figure de l’humanité, du vivre-ensemble. Décrire une terre est une manière de parler des habitants de cette terre. Sur la base de cette hypothèse :

  • Le premier bras décrit un mode de vivre ensemble fondée sur la richesse, la valeur des choses (l’or, les pierres précieuses). Il est précisé que cette richesse ne pervertit pas (« l’or est bon »).
  • Le deuxième bras entoure la terre de Koush. Koush peut désigner l’Ethiopie, mais plus profondément, ce mot signifie le noir, ce qui est brûlé. Un pays où il n’y a plus rien à voir, à récolter, où tout est ravagé par le feu.
  • Le troisième bras ne définit plus une terre, mais indique une direction à partir d’un point de départ : l’orient d’Assour. Cette direction est une invitation à quitter un lieu pour aller vers l’orient, figure possible de l’origine avons-nous déjà dit.
  • Le quatrième bras n’est plus qu’un mot, même pas un nom, comme pour les trois autres : l’Euphrate. Pas de terre, pas de direction, juste un signifiant. Peut-être parle-t-il de lui-même : Euphrate peut être traduit pas fertilité. Mais le texte ne l’explicite pas : autant garder aussi notre réserve.

En quoi ces figures évoquent-elles un chemin dans le faire humanité ? Le premier niveau est fondé sur la valeur dans des frontières, le second sur la perte de toute valeur, le troisième sur un cheminement (commun) dans une direction à suivre, le dernier sur un nom (mais qui n’est pas dans la série des noms), comme si le fleuve était le lieu où se tenir. On pourra reconnaître quelque chose de l’histoire d’Israël dans les trois premiers bras : l’occupation de la terre d’Israël, la destruction de Jérusalem, l’exil vers l’est (Babylone). Le dernier bras laisse entendre qu’il y a peut-être une autre voie que le retour en terre d’Israël : celle de se « couler » dans le flux qui sourd de l’Eden.

Cette hypothèse de lire une figure du vivre ensemble ne s’impose pas. On peut aussi y entendre une manière de parler d’un cheminement spirituel personnel. Ou même de la façon dont nous lisons les textes : dans un premier temps, on y cherche des richesses ; puis vient l’expérience d’une obscurité quand on bute sur des énigmes, des choses qui « clochent » ; se présente alors peut-être l’appel à se mettre en marche vers notre orient ; enfin, peut advenir la contemplation où nous sommes partie prenante de ce que les textes laissent entendre.

Ce petit développement sur les bras du fleuve qui sort de l’Eden, qui lui-même ne porte pas de nom, peut sembler gratuit dans la narration du chapitre 2. Mais il peut constituer une boussole pour la suite de la lecture, en particulier quand nous allons tomber sur des « os » qui risquent de nous rester en travers de la gorge.

15YHWH Elohim prend l’humain et le dépose au jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder.

Le texte reprend le fil de l’histoire : l’humain est déposé dans le jardin. Mais nous apprenons ici en vue de quoi. Nous attendrions que ce soit pour le cultiver [9]. Or il s’agit aussi de le garder. On peut traduire servir et garder pour rapprocher les deux mots. Ceci nous met sur la piste que le jardin n’est pas un simple verger d’arbres fruitiers. Servir et garder font penser au travail des lévites (prêtres) dans le Temple de Jérusalem. Ce jardin est le lieu d’une présence ou d’une proximité d’Adonaï sur terre. C’est lui qui l’a planté, c’est là qu’il va s’adresser à l’humain. De la même façon que le Temple sera lieu de la Présence en Israël, ou qu’Israël sera le lieu de la Présence pour les autres peuples [10]. Notons que la feuille de route de l’humain ne lui est pas signifiée verbalement : c’est le narrateur qui nous informe pour nous éviter une compréhension trop littérale de ce que figure le jardin.

16YHWH Elohim donne un ordre à l’humain en disant : De tout arbre du jardin, tu mangeras, tu mangeras.
17 Et de l’arbre de la perception du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangeras tu mourras, tu mourras.

Il y a tous les arbres du jardin. Et il y a l’arbre de la perception du bien et du mal. Dans une logique cartésienne, ce dernier fait partie de la totalité des arbres, puisque c’est un arbre. Mais, un autre point de vue est possible : l’arbre interdit à manger n’est pas dans la série des arbres du jardin. Nous avions déjà remarqué qu’il n’avait pas de localisation précisée. Sa fonction n’est pas celle d’être mangé, contrairement aux autres arbres dont l’emblème est l’arbre de vie, situé au milieu du jardin. Les arbres, par la nourriture, sont source de vie. L’arbre de la perception du bien et du mal marque une altérité : il a à voir avec le divin [11]. C’est un signe, dans le jardin, que rappelle que tout le reste est donné par Adonaï. Il aurait un peu la même fonction que le tétragramme YHWH dans le langage, écrit mais non prononçable, planté mais pas à manger.

La mort est associée au non respect de « l’interdit ». Elle en proposée comme une explication alors qu’un interdit n’a pas à être justifié. On serait là plus du côté d’une information, d’une mise en garde.

L’humain ne répond pas, ne s’engage pas à obéir : il n’a pas encore la parole.

18YHWH Elohim dit : Il n’est pas bon pour l’humain d’être seul. Je vais lui faire une aide contre [12] lui.
19YHWH Elohim forme de l’humus tout animal du champ, tout oiseau du ciel.
Il les amène à l’humain pour voir comment il les nommera.
Le nom que l’humain donne à chaque vivant, c’est son nom.
20 L’humain donne un nom à toute bête, à tout oiseau, à tout animal du champ.
Mais il n’a pas trouvé d’aide contre lui.

Pour nous informer de ce qu’Adonaï va faire, le narrateur lui donne la parole : il se parle à lui-même, comme au chapitre 1, mais cette fois-ci en se désignant au singulier par « je » et non par « nous ». Il n’est pas bon pour l’humain d’être… tout… seul : être le seul, c’est être le tout dans sa catégorie. Comme dans le jardin où un arbre fait altérité, il est bon que l’humain ne soit pas le seul. Pour éviter à l’humain d’être le seul, Adonaï recherche une aide pour lui, et non un partenaire. On voit mal qu’il s’agisse d’aider l’humain dans sa fonction de service et de garde. Au chapitre 3, certains pourraient dire aussi que l’humain « n’a pas été aidé » avec sa femme. Comment comprendre cette notion d’aide ?

Étonnamment, Adonaï n’a pas l’air de savoir quelle aide conviendrait. En fait cela va permettre à l’humain de commencer à parler et à se situer par rapport aux autres êtres vivants. Adonaï forme les animaux à partir de l’humus, comme pour l’humain, mais il ne leur communique pas un souffle de vie : ces animaux ne vivent que d’une vie biologique. L’humain leur donne un nom : c’est le premier niveau du langage, la fonction dénotative, c’est-à-dire la capacité à désigner des éléments du monde. L’humain se forge un dictionnaire. Notons que ce n’est pas Adonaï qui lui apprend ce vocabulaire : il n’y a pas de langue sacrée, divine. Le fait de donner un nom est associé au fait de discerner une aide possible. Donner un nom met à distance ce qui est nommé. Or l’aide devrait être « tout contre » lui. L’aide ne peut être simplement nommée par une nomination à sens unique.

21YHWH Elohim fait tomber une torpeur sur l’humain. Il sommeille. Il prend un de ses côtés [13] et referme la chair dessous.
22YHWH Elohim façonne le côté qu’il avait pris à l’humain en femme. Il l’amène à l’humain.
23 L’humain dit : Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci sera nommée femme – isha – car de l’homme – ish – celle-ci est prise.

Adonaï aurait pu façonner et insuffler de vie une femme comme il avait fait pour l’humain. Mais le texte nous propose un autre scénario, surprenant mais très significatif. Il intervient « sous anesthésie » sur l’humain. Cette torpeur lui enlève toute conscience de ce qui lui arrive, surtout qu’Adonaï camoufle l’amputation en remettant de la chair par-dessus elle. Une manière de dire que l’humain [14] est entaillé dans son intégrité sans qu’il en ait conscience.

Adonaï façonne la part de l’humain prélevé, mais n’y insuffle pas une haleine de vie, sans doute parce que cette haleine de vie fait partie de cette part. Une autre forme est façonnée, la vie est la même.

Comme pour les animaux, Adonaï amène ce nouvel être à l’humain. Pour la première fois nous l’entendons parler. Il lui donne le nom de femme, isha (השָּׁאִ), en se nommant lui-même homme, ish (אִישׁ). Les noms portent dans leur lettre le lien qu’il reconnaît entre lui et la femme qu’il découvre. Le nom de l’adam entaillé est ish. La suite du texte utilisera encore le mot adam pour le désigner. Mais il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit plus de l’adam d’avant le sommeil. Il est définitivement dans le registre du manque ou de l’incomplétude par rapport à son état premier. Ce qui lui manque pour être tout est l’autre, face à lui.

« C’est l’os de mes os, la chair de ma chair » On pourrait comprendre : c’est un os pris parmi mes os, de la chair prise dans ma chair. Ce qui suggérerait que la femme est une portion de l’humain, oubliant l’intervention d’Adonaï qui ne s’est pas contenté d’une extraction mais a formé la part prélevée. Cette interprétation a fait florès chez ceux qui veulent justifier l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. Mais cette interprétation se heurte aussi à ce qui est marqué dans les noms ish et isha. Isha n’est pas une partie de ish. Beaucoup d’interprètes remarquent que la première parole de l’humain est poétique. Os de mes os, chair de ma chair permet de désigner ce qu’il y a de plus précieux : la prunelle des yeux, la substantifique moelle… Nous découvrons que le plus essentiel en nous n’est pas nous. Désormais l’humain a devant lui ce qui était le plus profond en lui. Notons qu’il n’adresse pas la parole à la femme : d’ailleurs, jusqu’à la fin du chapitre 3, ils ne se parleront pas. Ceci nous suggère que l’homme et la femme ne sont pas à prendre comme des personnes telles que nous l’imaginons facilement.

24 C’est pourquoi, l’homme abandonne son père et sa mère. Il colle à sa femme et ils sont une seule chair.
25 Les deux sont nus, l’humain et sa femme : ils n’ont pas honte.

Qui parle au v. 24 ? Il semblerait que ce soit le narrateur. Le verset propose l’explication d’une loi générale qui pourrait être entendu comme : l’homme quitte ses parents pour s’unir à une femme. Mais plusieurs éléments remettent en cause cette interprétation :

  • La non-symétrie entre l’homme et la femme, qui, elle aussi, quitterait ses parents.
  • L’utilisation du verbe « abandonner [15] » est radicale, ce qui ne laisse pas de surprendre car dans la Bible, en général, s’occuper de ses parents est un devoir.
  • Le fait que l’union, rendue là aussi par un verbe fort, « coller », débouche sur une seule chair. L’expérience habituelle ne va pas dans ce sens sauf peut-être au niveau du fantasme.

La difficulté est de sortir d’une interprétation spontanée où l’homme et la femme décrits dans ce texte font référence à l’homme et la femme sexués que nous connaissons. Ou pire, à cette représentation où l’humain androgyne est coupé en deux parties sexuées qui cherchent à se recoller l’une à l’autre, d’ailleurs sans jamais y arriver.

Il faut chercher ailleurs. Le verset 24 présente comme un impératif de sortir de la logique de l’engendrement ou de la reproduction, qui comporte en elle la logique sexuée puisque les termes de père et mère sont utilisés. Il donne à entendre autre chose : de l’un (adam) se révèle le deux ; dans ce deux il y a le visible, le déployé (ish) et le caché, le concentré (isha). Ce point de vue, en écho à ce que le livre de la Voie nous fait entendre [16], permet de mieux approcher ce qui semble se dire là. Ish est figure de ce qu’on nomme yang dans le Dao, isha celle du yin. Yin et yang, ensemble font l’unité : ils sont une seule chair.

L’unité n’est pas la solitude. C’est l’union de deux dimensions présentes sans doute dans chaque humain individuel, et aussi dans l’humanité comme collectif. Une face déployée et une face cachée comme les deux faces d’une pièce. Cette unité est figurée dans le texte par la chair, qui déploie la précédente figure de l’humain présenté comme de la terre façonnée et insufflée d’une haleine de vie.

Le v. 25 est plutôt à rapprocher du chapitre 3.

Nous garderons de cette lecture que l’humain et la femme ne sont pas à assimiler à ce que nous savons du masculin et du féminin, orientés vers la reproduction. Le Nouveau Testament reprendra cela dans la figure de l’Epoux et de l’Epouse, où l’Epoux est le Christ et l’Epouse l’humanité : il n’y sera pas question de faire des petits mais de rassembler en un seul Corps [17], en une unité, ce qui est dispersé.

 

[1] Quand on lit le texte hébreu, on prononce Adonaï (Mon Seigneur) là où est écrit YHWH.

[2]  « Tu n’invoqueras pas le Nom de YHWH ton Elohim en vain » (Ex 20:7) est une des justifications possibles de cette non-prononciation. Pour éviter toute invocation de ce nom en vain, on évite toute invocation du Nom.

[3] Dans les civilisations sans écriture, la mémorisation par cœur fait office d’écriture.

[4] Ce qui permet de comprendre que la création ne se termine pas au chapitre 3 de la Genèse, mais qu’elle va être présentée sur plusieurs chapitres. L’épisode de Noé fait partie de la création.

[5] La terre au sens de glèbe, traduite ici par humus pour transcrire la consonance entre adam et adamah par humain et humus

[6] Vapeur : אֵד (ed). Bruine, buée.

[7] En hébreu, quatre têtes.

[8] On s’attendrait à : Nom du quatrième fleuve : Euphrate.

[9] Le mot עָבְדָ (‘abad) peut être traduit par cultiver ou par servir.

[10] Dans ce cas, c’est la figure de la vigne qui sera plutôt utilisée. Vigne plantée par Dieu et dont Israël constitue les vignerons.

[11] C’est l’arbre qui donne d’être comme Elohim (Gn 3, 5 ; 22).

[12] Contre : dans le sens de « tout contre », en vis-à-vis.

[13] Ou une côte. Le mot hébreu עצֵּלָ désigne plus souvent le côté que l’os appelé côte. Il est utilisé pour désigner la pente d’une colline, un côté de l’arche d’alliance…

[14] La différenciation sexuelle n’est pas pertinente ici : hommes et femmes sont les uns et les autres entaillés. Nous verrons plus tard que cela permet l’aptitude de parler.

[15] Traduisible aussi par délaisser, quitter, voire apostasier selon les contextes.

[16] Cf. p. 1.

[17] Une seule chair dit notre texte.