Marc 4, 35-41 – Commentaire

Texte : Marc 4, 35-41 – Qui donc celui-là est-il ?
Auteurs : Pierre Chamard-Bois () et Raymond Volant ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2014
Traduction utilisée : voir traductions de travail

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Eclairage avec Lao-Tseu en bas de page.

Contexte

35 Et il leur dit en ce jour-là, le soir étant advenu …

Ce jour-là, Jésus a enseigné en paraboles et a enseigné à ses disciples à entendre les paraboles. L’enseignement est-il terminé ? D’après le verset précédent, qui ressemble une conclusion, oui. Les disciples sont désormais avertis du mode particulier d’enseigner du maître. Le soir venu, cela devrait être le temps du repos. Or il va proposer une singulière traversée qui va nous permettre d’entendre encore autre chose, cette fois, à son propos… et au nôtre. Le texte que nous allons lire est comme une suite à la dernière parabole, où il est question de cet arbre où les oiseaux du ciel viennent faire leur nid. Sauf que les « oiseaux de la terre » que sont encore les disciples vont expérimenter qu’ils ne sont pas ces oiseaux du ciel, car ils n’ont pas encore tourné leur regard vers celui-là même qui parle ainsi en paraboles. Le soir fait entrer dans une autre étape de leur initiation.

Traversée

35 […] « Traversons vers l’au-delà »

On aurait pu aussi traduire vers l’autre côté. Il n’est pas nécessaire d’assimiler cet au-delà à une rive opposée de la mer. Il s’agit d’aller au-delà de ce qui a été dit et entendu durant la journée. Jésus demande à ses disciples de l’accompagner dans cette traversée.

36 Et ayant laissé la foule, ils le prennent auprès (d’eux) de sorte qu’il était dans la barque, et d’autres barques étaient avec lui.

Ce verset est intéressant car, par rapport aux disciples, il précise que c’est eux qui prennent Jésus avec eux. Or il y a d’autres barques dont nous n’entendrons plus parler, présentées comme étant avec lui. Qui est avec qui ? Jésus avec ses disciples ou ses disciples avec lui ? La barque que nous allons suivre, où Jésus est avec ses disciples, va connaître une tempête. Par contre les autres barques ne semblent pas concernées.

Qui est avec qui ? La relation n’est pas symétrique. Le disciple est celui qui est avec son maître. C’est d’ailleurs ainsi que Jésus avait appelé ceux qui le suivent désormais : venez derrière moi, suivez-moi. Si la relation est inversée, le maître est utilisé pour justifier ce que font les disciples. Ils mènent la barque et le maître suit. Il est instrumentalisé. Nous connaissons de telles dérives : Gott mit uns, Dieu avec nous ; la prétention à savoir ce que veut Dieu ou le Christ par certains dans les Eglises ; des formules liturgiques qui appellentle « Seigneur » à venir avec les fidèles.

37 Et il advient un grand tourbillon de vent et les vagues se jetaient sur la barque de sorte que, déjà, s’emplissait la barque.

Le texte ne raconte pas que la barque s’éloigne du rivage. On dirait que le chaos de mer et de vent survient en un hors-lieu entre le départ et l’arrivée qui sera racontée plus tard. Le tourbillon de vent déboussole, les vagues à l’assaut de la barque évoquent le risque de sombrer.

Ces figures sont puissantes à exprimer ce qui peut arriver dans une existence humaine. L’impression de perdre ses repères, de tourner en rond, de couler sous les assauts répétés d’événements qui s’enchaînent jusqu’à nous submerger.

38 Et lui était à la poupe sur le coussin, dormant. Et ils l’éveillent et lui disent : « Maître, cela ne te soucie pas que nous sommes perdus ? »

Jésus est endormi à l’arrière de la barque. Le coussin peut se traduire simplement comme un appuie-tête. La scène semble surréaliste : comment peut-on dormir dans le fracas qu’on imagine ? Elle évoque une autre scène, dans le livre de Jonas, où le prophète dort dans la cale d’un navire pris dans une tempête terrible. On y apprend que la tempête est causée par la présence de Jonas.

Ici, Jésus est présent et absent. Il est dans la barque, comme un fret que l’on transporte, et il est ailleurs par son sommeil. Les disciples l’avaient pris avec eux et voilà qu’il n’est plus vraiment avec eux. Ils l’éveillent, ils le ramènent à eux. Ils l’appellent « Maître », et se confirment ainsi leur statut de disciples. Le diagnostic qu’ils portent est extrême : « nous sommes perdus ». La question posée peut s’entendre comme un reproche : cela ne te fait rien que nous soyons perdus ? Le nous englobe plus probablement le maître et les disciples plutôt que seuls les disciples. Tous sont embarqués dans la même galère, maître et disciples confondus.

Le sommeil de Jésus et son éveil ne sont pas sans rappeler sa mort et sa résurrection. A la passion et surtout à la crucifixion, les disciples se sont retrouvés dans une tourmente où ils ont pu avoir le sentiment que tout était perdu. On pourrait presque entendre dans leur bouche une parole proche de celle que Jésus a adressée à Dieu : pourquoi nous as-tu abandonné ?

39 Et ayant été réveillé, il rabroua le vent et dit à la mer : « Tais-toi, sois muselée ! » Et le vent fit relâche et il survint un grand calme plat.

Jésus ne répond pas directement à la question des disciples. Le texte souligne une seconde fois son éveil mais cette fois comme un réveil. Petite nuance difficile à préciser complètement. Peut-être d’abord une sortie du sommeil par l’interpellation (v.38), puis ici une entrée dans l’état de veille où Jésus va s’adresser aux éléments. Sa manière de faire est d’emblée sur le registre de la parole. Le vent est « engueulé » et la mer reçoit l’ordre explicite de se taire. Les deux interventions de Jésus distinguent le vent et la mer. Le vent est rappelé à l’ordre comme s’il avait outrepassé sa fonction. Le vent en tourbillon est un excès de vent. Par contre, la mer reçoit un ordre qui suppose qu’elle comprend la parole dite et qu’elle parle elle-même. « Tais-toi » est un ordre direct. « Sois muselée » évoque une action soit de Jésus, soit d’un autre, pour empêcher toute possibilité de parler. Jésus ne s’adresse pas à la mer pour lui dire : calme-toi. Mais bien pour lui ôter toute possibilité de parler.

On voit qu’on n’a pas (seulement ?) affaire à des éléments naturels déchaînés. Mais bien à des effets du déchaînement de la parole, soit par l’excès d’intensité (le vent), soit par le risque d’engloutissement par le flot des mots (la mer). Nous sommes ici dans les pathologies de l’énonciation de la parole, alors qu’avec la parabole de la semence il s’agissait des pathologies de la réception. Jésus emmène ses disciples au lieu même où la parole s’énonce, sans la médiation des paraboles et des figures qui les constituent. C’est un lieu d’effroi où le langage n’opère pas comme régulateur de la puissance qui soutient le parler. Cela rappelle la façon dont le peuple d’Israël entendait Dieu parler sur la montagne du Sinaï : comme le fracas d’une tempête.

40 Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous peureux ? Vous n’avez pas encore de foi ? »

41 Et ils furent pris de crainte, d’une grande crainte, et ils se disaient les uns aux autres : « Qui donc celui-là est-il que même le vent et la mer lui obéissent ? »

Le texte laisse de côté la réaction des disciples aux effets apaisants de la parole de Jésus. Il leur pose deux questions. La première : « Pourquoi êtes-vous peureux ? » et non pas « Pourquoi avez-vous eu peur ? ». La nuance est importante. Etre peureux est un état, une façon de se comporter dans l’existence qui considère que tout peut être source de danger. Ce qui implique la méfiance a priori, autre nom de l’absence de foi : « on n’est jamais trop prudent ». La seconde question « Vous n’avez pas encore de foi ? » souligne, d’une part, que la foi n’est pas précisément foi en Jésus, ou Dieu ou en quoique ce soit d’autre, d’autre part, que ce n’est peut-être que partie remise (« encore »). On comprend que les disciples ont pris Jésus avec eux pour les rassurer : les peureux ont peur avant même d’avoir des raisons d’avoir peur. Et le sommeil de Jésus en plein milieu des éléments déchaînés a mis à mal leur sentiment de sécurité investie sur sa présence rassurante. Nous avons vu que le texte proposait dès le v. 36 un autre scénario (avec les autres barques) où on est avec Jésus. C’est sans doute cela l’attitude de foi : avec lui, de quoi aurions-nous peur ?

La foi n’est pas là pour rassurer contre les dangers qui sont toujours, d’une certaine manière, des dangers de mort. La foi est disparition du besoin même d’être rassuré, puisque nous sommes avec lui. Jésus dormait de ce sommeil étrangement paisible dans la tourmente : être avec lui consistait à faire comme lui… dormir, inatteignables au déchaînement des éléments.

Les disciples sont saisis d’une crainte qui les empêche de répondre au maître. La crainte n’est pas la peur, mais ce qu’on ressent devant l’inconnu qui se dévoile brusquement. « Qui est-il ? » celui qu’on avait appris à connaître en suivant ses pas, qui semblait si proche quand il nous déliait les paraboles à l’écart des foules. Dans ce passage son nom, Jésus, n’est plus énoncé : on ne parle de lui que comme « il ». De même avec ceux qui sont avec lui, dont le qualificatif de disciples n’est plus donné. Ce qu’on croit savoir à leur propos doit rester en suspens dans cette traversée pour que l’inouï advienne aux uns et des autres. Les disciples ne sont plus simplement des disciples et lui devient question en suspens.

On le croyait embarqué avec nous, un parmi nous, et voilà qu’il apparaît comme un mystère à la dimension de toute la création. Il est au plus proche et immensément différent. La création obéit à sa parole ! Des échos de cela nous arrivent du chapitre 1 du livre de la Genèse où la parole créatrice sépare, pose des limites, contient la confusion du chaos. La traversée rejoue ce qui est figuré dans le premier livre de la Bible, mais où, cette fois, on découvre celui qui parlait, le Verbe.

En fait le chaos est toujours possible en nous. Les petites barrières que sont notre culture, nos lois, notre société (notre barque) peuvent-elles tenir en toute circonstance ? Nous créons sans cesse des protections, des sécurités pour contenir la violence, parce que nous sommes peureux. Ce n’est pas à rejeter d’emblée, mais si cela tourne à l’obsession, nous serons victimes, dans une méfiance généralisée, de ce que nous croyions tenir à distance. Par bonheur, nous sommes établis sur une parole originelle de foi qui peut nous sortir de l’angoisse pour peu que nous renoncions à faire confiance à nos sécurités familières et dérisoires pour nous risquer à suivre jusqu’au bout l’Inconnu qui sommeille, tout proche.

 

Je ne résiste pas, enfin, à vous confier un écho de la lecture de ce texte que m’a transmis Magali Janet, avec qui j’accompagne un groupe de lecture dans les Côtes d’Armor. Il donne d’entendre comme un chant ce que ce commentaire ne fait qu’effleurer.

En barque avec celui-là

La vie nous traversons
Tôt ou tard le vent fou de la grande angoisse
se lève
Les vagues dévorantes – relations, passions, allégeances multiples
veulent engloutir.

« Y a-t-il un sauveur ? »
Le cri du monde étouffé par la peur

Il dort
en arrière de nous
il a trouvé où reposer sa tête.

Insupportable absence
trahison
démission

« Tu ne vois pas qu’on coule ? »
Le cri du monde étouffé par la peur

On coule d’avoir cru en.
On coule de voir que d’avoir cru en ne sauve pas.
On coule d’être habillés de croyances
face aux vagues infernales

On coule de frayeur.

On le réveille
et c’est lui qui nous réveille.
« Vous n’avez pas encore foi ? »

C’est de lui que vient l’ordre du silence
avant d’entendre sa voix.
Aucune réponse.
Deux questions pour dire deux versants.
Deux sortes de barques.

Se tenir dans celle où l’on entend de nouveau
« Traversons vers l’au-delà ».

Délivre-nous de la tentation de te prendre avec nous.

 

Lao-tseu et Marc 4, 35-41

Ayant laissé la foule, Jésus demande à ses disciples de passer sur l’autre rive. Au cours de la traversée survient une forte tempête. Jésus, lui, dormait et les disciples affolés le réveillent. Réveillé, Jésus intervient, mais dit à ses disciples : « Pourquoi êtes-vous peureux ? Vous n’avez pas encore de foi ? »

Ils se sentent « perdus » et pourtant, au dire de Jésus, ils auraient dû garder confiance. Jésus dormant, ne se manifestant pas, mais présent parmi eux, devait les rassurer : Jésus ne se manifestant pas, mais pourtant présent.

Dans la vision taoïste de l’Univers, le Non-manifesté, l’absolu, le transcendant, est présent dans les « dix-mille êtres ». L’Etre, l’insaisissable, se manifeste dans les « existants ».

Le premier chapitre du Livre de la Voie nous dit que l’origine du Ciel-Terre n’a pas de nom : nous ne pouvons pas la nommer. L’origine, le commencement de l’Univers est de l’ordre du Non-manifesté mais les dix-mille êtres, les « existants », se manifestent et peuvent être nommés  :

无         名   天 地 之 始

Wu         ming tian di   zhi shi

Ne…pas nom ciel terre de origine

L’origine du Ciel-Terre est sans nom

有     名   万     物 之 母

You  ming wan     wu zhi mu

Avoir nom dix-mille êtres de mère

La mère des dix-mille êtres porte un nom

Autre traduction : Le sans-nom : l’origine du ciel et de la terre

                          L’ayant-nom : la mère de tous les êtres

Liou Kia-hway Lao-tseu Tao-tö King in Philosophes taoïstes La Pleiade p.3

 

Et le chapitre 40 précise :

天   下     万     物 生   于 有

Tian xia     wan     wu sheng yu you

Ciel sous dix-mille êtres nés    de être/exister

Les dix-mille êtres sont nés de l’Etre

有   生   于 无

You sheng yu wu

Etre   né     de ne…pas

L’Etre est issu du Non-manifesté

Autre traduction : Toutes choses sous le ciel naissent de ce qui est

                            Ce qui est de ce qui n’est pas.

François Houang et Pierre Leyris   La Voie et sa vertu (p.99)   Editions du Seuil 1979

 

Les traductions sont toujours maladroites, mais ce qui est exprimé dans cette vision des choses nous « dit » que l’invisible se manifeste dans le visible, le transcendant dans l’immanent, le divin dans l’humain.

Le Non-manifesté se révèle dans tous les « existants » : l’insaisissable caché derrière les choses.

Et nous sommes invités par le Livre de la Voie à « contempler la merveille de cette origine », à méditer le mystère du Non-manifesté et à « considérer les limites du manifesté », à prendre conscience de nos limites. Tout existant est limité dans le temps et l’espace, mais il manifeste la présence du « sans-nom ».

La règle du Non-manifesté sera le « non-agir » « 无为 wu wei : ne..pas agir ». Le Non-manifesté n’agit pas, n’intervient pas dans le manifesté. Les taoïstes inviteront d’ailleurs les humains à suivre cette règle : ne pas agir, ne pas intervenir, mais se conformer aux règles de l’Univers. Ne pas interférer dans l’ordre des choses, c’est assurer l’harmonie et tendre vers le Non-manifesté.

Le récit de la traversée de Marc peut se lire comme un poème du Livre de la Voie, donnant ainsi à ce récit une épaisseur et une dimension à l’échelle de l’Univers : Jésus, dormant dans la barque, n’intervenant pas, mais réellement présent. Jésus, présent parmi ses disciples, cela devait suffire à leur foi et Jésus pouvait demeurer dans le « 无为 : wu wei », le non-agir.

Son intervention, qui rétablit sur la mer un grand calme, fait « voir » aux disciples que Jésus se situe dans l’harmonie, l’harmonie qui est, sur terre, le chemin, la Voie vers l’UN, dont il est la manifestation.

« Qui donc celui-là est-il que même le vent et la mer lui obéissent ?