La Sémiotique, Louis Panier 2002.

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Analyse du niveau narratif

Pris au niveau de son organisation narrative, un texte manifeste une succession d’états et de transformations, il s’analyse en termes d’énoncés d’état et d’énoncés du faire. Un énoncé d’état s’analyse sémiotiquement comme la relation entre un sujet (d’état) et un objet-valeur. Ce qui fait valeur pour un sujet, et le constitue comme tel, se trouve investi dans un objet auquel le sujet peut être conjoint ou disjoint (dans une voiture peuvent se trouver investies des valeurs telles que le /prestige/, le /confort/, la /puissance/ etc…) . La grammaire narrative fournit un modèle fondamental d’agencement de ces énoncés : on l’appelle schéma (ou programme) narratif.

Les phases du schéma narratif

Le schéma narratif, modèle logique de l’action racontée, organise celle-ci autour d’une transformation principale dans l’enchaînement de quatre phases logiquement articulées entre elles : la manipulation (ou contrat), la compétence, la performance et la sanction. Chacune de ces phases met en scène des rôles particuliers (rôles actantiels) pour les acteurs.

la performance : c’est la phase principale du programme, le moment de l’action, la réalisation du faire par le sujet opérateur. C’est le moment du faire, moment qui est aussi celui d’une transformation affectant une situation (un état). La performance du sujet opérateur est souvent la phase d’affrontement avec un adversaire (anti-sujet) qui s’oppose à la transformation et/ou qui poursuit la réalisation d’un programme opposé (anti-programme). La structure polémique est une forme fondamentale du récit, elle correspond aux oppositions fondamentales de la structure élémentaire de la signification.. En sémiotique, le récit n’est pas le compte-rendu d’un événement mais la mise en discours de la logique du sens.

la compétence : L’activité à conduire nécessite des conditions pour pouvoir être réalisée. La compétence du sujet opérateur se constitue avec l’acquisition de ces conditions nécessaires : pouvoir-faire et/ou savoir-faire Ces moyens de l’action sont figurés de manière très variable dans les textes : il suffit d’évoquer les multiples objets magiques nécessaires aux héros des contes…

la manipulation : phase initiale d’un programme narratif, c’est le moment du faire-faire (d’où le nom de manipulation) : il s’agit de faire-faire quelque chose à quelqu’un. Cela correspond à l’instauration d’un sujet opérateur pour un programme d’action. On appelle destinateur le rôle de celui qui fait-faire (par persuasion, menace, injonction, promesse, etc…) et qui est le garant (ou le représentant) des valeurs en jeu dans la performance et qui « lance » un programme d’action. Une fois mis en place, le sujet opérateur est caractérisé par le vouloir -faire et/ou par le devoir-faire.

la sanction : c’est la phase terminale du schéma narratif. Elle ne doit pas être confondue avec le résultat pratique de la performance. Corrélative de la manipulation, qui mettait en perspective le programme à réaliser, la sanction présente l’évaluation finale du programme accompli (évaluation des situations transformées, des actions performées, et des compétences mises en œuvre). Ces opérations d’évaluation (faire interprétatif) mettent en scène à nouveau les rôles de destinateur (judicateur ou épistémique) et de sujet opérateur. La sanction comporte également un moment de rétribution (positive ou négative) : le sujet opérateur se voit attribuer un objet-message qui signale ou signifie son identité de sujet reconnu (« la moitié du Royaume et la fille du roi en mariage »…)

Remarques complémentaires :

– L’organisation narrative du discours, pour être complète, doit tenter de rendre compte du caractère polémique du récit. Toute perspective d’action (programme narratif) en effet projette, comme son ombre, une perspective inverse. Cela ne signifie pas que le texte que l’on analyse met en scène et figure toutes les confrontations et oppositions possibles, mais le modèle les prévoit et l’anti-programme peut à tout moment apparaître dans le récit. Il peut y avoir conflit de destinateurs dans la manipulation vis-à-vis du sujet opérateur, il y a souvent conflit dans la phase de performance (le héros affronte un adversaire), et parfois également dans la sanction où l’évaluation véridique du programme se heurte à des conflits d’interprétation, à des malentendus…

– Le schéma narratif est extrêmement général : il propose une organisation logique fondamentale de l’action mise en récit, mais il n’est pas le plan-type auquel il faudrait ramener tous les textes narratifs. Il faut prévoir que chaque texte fait un usage particulier de la grammaire narrative et il ne faut pas perdre de vue cette particularité : la connaissance des « règles du jeu » est là pour permettre de mieux comprendre et de mieux apprécier chaque partie ! Ce schéma est présupposé chaque fois qu’une action est programmée et déployée, il peut donc jouer plusieurs fois dans un texte et il peut se détailler récursivement si, par exemple, la phase de compétence d’un programme narratif 1, fait l’objet d’un développement tel qu’on y retrouve les éléments constitutifs d’un programme 2 (programme su­bordonné ou programme d’usage du programme de base). Dans l’analyse des textes narratifs, il est très important de bien organiser les hiérarchies des programmes.

– Dès que des opérations de type savoir ou comprendre entrent dans le dispositif d’un texte, se pose le problème du vrai et du faux, du faire-croire et du croire. La vérité située à l’intérieur du discours (et non dans un rapport à une réalité externe) est le fruit ou le résultat d’opérations de véridiction, ou d’opérations cognitives comme la persuasion et l’interprétation. Ces opérations mettent en jeu les catégories modales de l’être et du paraître et leurs combinaisons : être + paraître ; être + non-paraître ; non-être + paraître ; non-être + non paraître, qui construisent respectivement le vrai, le secret, le mensonge et le faux.

Approche sémiotique de l’énonciation.

Tout énoncé, tout texte, présuppose, par son existence même, une énonciation, c’est-à-dire un ensemble de conditions qui président à l’émergence du sens dans le discours. En sémiotique, l’énonciation n’est pas simplement identifiée à la communication du message entre un émetteur (locuteur, auteur) et un récepteur (auditeur, lecteur), elle est plutôt envisagée du côté des conditions de structuration du sens dans le texte. On parle d’énonciation énonçante, ou principale pour désigner cette opération et cette instance logiquement présupposées par le discours énoncé.

– On peut rendre compte de l’énonciation à partir de la corrélation système/procès (langue / parole chez Saussure). L’énonciation serait l’acte qui met en œuvre le système de la langue, qui réalise un usage des systèmes fondamentaux (narratifs, figuratifs et thématiques) qui articulent les univers sémantiques dans une culture donnée.

– On peut aussi rendre compte de l’énonciation à partir du dispositif figuratif du texte. Acteurs, temps, espaces déployés dans le texte non seulement organisent un « monde du texte », mais supposent un « champ de présence », un point de perspective (Je-Ici-Maintenant) à partir duquel s’organise la profondeur du dispositif figuratif.

– On peut enfin considérer que tout texte, en tant qu’il est une réalisation singulière de la signification, une manifestation du sens, une mise en œuvre du langage, suppose et atteste un acte et une compétence langagière et sémiotique. L’énonciation est pour le sujet humain une expérience faite avec le langage, l’expérience qui, confrontant l’humain et le langage, constitue et articule un sujet susceptible d’entrer dans le champ de la parole et du langage. Et cette expérience concerne non seulement le « producteur » du texte mais aussi le lecteur qui, par la grâce du texte qu’il lit, fait lui aussi l’expérience humaine du langage.

On distinguera l’énonciation principale (ou énonciation énonçante) et l’énonciation énoncée. En tant qu’il est produit (énoncé), le texte présuppose (logiquement) une instance et un acte d’énonciation. Mais cette instance et cet acte ne sont pas directement observables dans le texte.

En revanche, on peut observer dans les textes des dispositifs énonciatifs (prises de parole, échanges, discours rapportés…) qui peuvent être analysés :

– d’une part comme des programmes narratifs particuliers (schémas narratifs et rôles actantiels) de communication de savoir, d’interprétation, de persuasion … entrant dans la composante narrative du texte et mettant en place des figures d’acteurs particulières.

– D’autre part comme des « projections », dans le texte énoncé, du dispositif énonciatif principal : tout se passerait comme si l’énonciateur principal (présupposé) projetait dans le discours des acteurs et des dispositifs énonciatifs dont l’agencement particulier signalerait la place de l’énonciation dans le discours. Dans la terminologie sémiotique on désigne sous le terme de débrayage énonciatif cette opération par laquelle l’instance principale d’énonciation (un je-ici-maintenant hors texte) projette dans le texte (énoncé) des acteurs sujets d’énonciation. On parle d’embrayage énonciatif lorsque l’énonciateur principal semble « reprendre la main » dans le jeu des énonciations énoncées, soit en manifestant un acteur de type « je » susceptible de représenter l’énonciation principale, soit en « gommant » toute trace d’énonciation pour laisser le récit se raconter de lui-même.

L’analyse sémiotique de l’énonciation consiste alors à relever dans le texte ce jeu complexe de débrayages et d’embrayages énonciatifs en mesurant leur effets sur la construction du sens et sur la mise en œuvre de la véridiction (c’est la manière dont la sémiotique du discours abordera la question du point de vue).

Récapitulation du schéma narratif

 

 

Quelques ouvrages d’introduction à la sémiotique greimassienne

GROUPE D’ENTREVERNES : Analyse sémiotique des textes, PUL, 1979.

CAHIER « EVANGILE » n°59 : Sémiotique. Une pratique de lecture et d’analyse des textes bibliques, Panier L. & Giroud J.C., Cerf, 1987.

COURTÉS J. : Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation. Hachette Supérieur, 1991

COURTÉS J. : Du lisible au visible, De Boeck Université, 1995

EVERAERT-DESMEDT N.: Sémiotique du récit. De Boeck, 1988

HENAULT A. : Narratologie. Sémiotique générale. Les enjeux de la sémiotique 2, PUF, 1983.

BERTRAND D. : Précis de Sémiotique Littéraire, Paris, Nathan, 2000

 

PANIER – octobre 2002