Laisser parler la Parole, Anne Fortin

Anne FORTIN,

Laisser parler la Parole, Colloque : La Bible : modes d’emploi. Les pratiques bibliques et leurs enjeux théologiques, 18 Août 2004.

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Laisser parler la Parole (Mc 2, 2)
Une pratique réglée de lecture du texte biblique
au service de la vie de l’Église

Le colloque qui s’ouvre maintenant sous le thème : me donne la parole sur ma propre expérience le lecture de la Bible, expérience qui, dans le cadre de mon enseignement universitaire et dans celui de mon engagement ecclésial, est tout le contraire d’une lecture solo : lecture de groupe, avec des groupes organisés, d’abord avec le CADIR de L’Université catholique de Lyon, ensuite avec mes étudiants et enfin avec les groupes de lecture formés à l’extérieur de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval.

Cette lecture, qui est en fait une pratique réglée de lecture du texte biblique, est d’abord et avant tout au service de la vie de l’Église, par la transformation des chrétiens qui vivent cette pratique.

Je commencerai par une courte mise en contexte de la mise en œuvre et de la réalité des groupes de lecture, avant de vous présenter les principaux paramètres inhérents à une telle pratique de lecture. J’en viendrai ensuite au cœur de mon propos en abordant l’aspect du « comment instaurer le sujet parlant/croyant », pour ensuite aborder en fin de parcours les difficultés concrètes liées à cette pratique de lecture.

1.   Mise en contexte

Afin de bien situer le contexte dans lequel le sujet de mon propos s’insère, j’aborderai tout d’abord l’aspect primordial et déclencheur qui a permis ma propre prise de parole.

Le deuxième aspect concerne une des activités de la Chaire Monseigneur-de-Laval, dont je suis titulaire, et à l’intérieur de laquelle s’insère la démarche dont il sera sujet ici.

Mon enseignement en christologie

Comment en suis-je venue à enseigner la christologie à partir de la lecture des textes bibliques?

Les groupes de lecture sont issus de ma pratique théologique dans mes cours de christologie. Il est donc nécessaire de rendre compte du travail qui s’est développé dans mon enseignement pour comprendre le sens et l’orientation des groupes de lecture.

J’ai commencé mon enseignement en christologie en donnant de vastes synthèses christologiques : Karl Rahner, mais aussi Kant, Schelling, Hegel, avec leurs retombées théologiques. Passionnant pour moi, mais sans intérêt pour les étudiants : nous étions sur deux planètes différentes.

Je me suis alors mise en « mode écoute ». Quelle était leur quête, que cherchaient-ils dans les études théologiques ? Très rapidement, j’ai rencontré leur désir de spiritualité, leur désir de faire-Église autrement, leur besoin d’être pris en compte dans leurs cheminements.

Leur quête m’a fait tomber au cœur de ma propre expérience de foi. C’était à ma théologie à se mettre au service de leur foi et non l’inverse. D’où la nécessité pour moi de me situer sur le même plan qu’eux : me demander quelle était la véritable source de ma vie de chrétienne, qu’est-ce qui me permettait d’avancer ? Réponse : d’abord, les textes bibliques, puis la vie de foi vécue avec des personnes ‑ appelons cela l’Église. Et il y avait aussi, pour moi, le moteur de la foi qui recherche l’intelligence. J’ai donc transposé les lieux d’investissement de l’intelligence de la foi, en limitant Kant et Hegel à mes loisirs personnels, pour me tourner vers les Pères de l’Église, et avant tout Augustin, pour son herméneutique de l’existence et sa philosophie du langage.

Il fallait m’interroger sur comment, dans la lecture des textes bibliques, les Pères de l’Église vivaient-ils une intelligence de la foi ecclésiale?

Les textes évangéliques et pauliniens, dans la mouvance de la lecture des Pères de l’Église, sont ainsi devenus le point de départ de la rencontre avec mes étudiants. Ceux-ci ne baillaient plus, ils avaient hâte de revenir en classe pour lire, pour plonger dans l’intelligence des textes.

Les textes sont devenus le cœur qui battait entre nous, nous étions tout brûlants devant la figure du Christ qui révélait ce dont parlaient toutes les Écritures, en commençant par les prophètes…

Cependant, le plus important, la véritable conversion, ce fut de faire de la finalité des textes bibliques notre finalité. Mais alors un dilemme s’est posé : comment concilier la transmission d’un savoir universitaire avec la finalité de transformation que nous imposaient les textes bibliques ? Le dilemme par rapport au mandat de l’enseignement universitaire a amené la création des groupes de lecture, ce qui levait le problème de la finalité de la lecture : « je vis, mais non plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).

Et plus que jamais, la dimension collective de la pratique de lecture s’est imposée comme principe fondamental des groupes, les préservant à jamais de toute dérive en cours magistral.

Car comme le dit Grégoire le Grand,

Bien des passages du texte de la Sainte Écriture, que je n’ai pu comprendre seul, m’ont livré leur sens en présence de mes frères. Je me suis rendu à l’évidence que l’intelligence m’était donnée par leur intermédiaire.

Sur le plan technique, la pratique sémiotique de lecture permettait un débrayage de notre propre parole en nous mettant à distance de nos projections sur les textes, pour nous faire passer par une métamorphose de notre regard, puis à une anamorphose, alors que, nous étant déplacés dans notre angle d’approche, tout prenait une autre couleur, une autre teneur.

Au-delà des savoirs sur les textes, nous étions lus et interprétés par les textes. Et ce mouvement produisait une parole autre de notre part, une parole en écho à la Parole, une parole habitée et restructurée par une parole venue d’ailleurs.

Considérant qu’à l’université il fallait continuer de donner des notes aux étudiants, j’ai adapté mes pratiques en fonction des cadres institutionnels. Mais le questionnement sur la finalité de la lecture aura été très important car il a permis de situer l’enjeu des groupes de lecture en toute connaissance de cause : il ne s’agissait plus de lire pour acquérir un savoir sur les textes, mais pour être transformés, pour passer du rôle de « témoins oculaires » à celui de « Serviteurs de la Parole », comme l’évangile selon Luc en donne le programme, ainsi que nous le verrons dans ce qui suit.

La Chaire Monseigneur-de-Laval

En juin 2000, l’archevêque de Québec soutenait le travail de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, par la création d’une chaire favorisant « l’enseignement et la recherche sur l’intelligence de la foi dans la modernité ».

Le principal mandat de cette chaire a été défini en termes de « formation » pour les agents de pastorale, les séminaristes et les prêtres, et, par conséquent, comme soutien à la mission d’enseignement et de recherche de la Faculté de théologie et de sciences religieuses.

Une des activités de la chaire consiste dans la création de groupes de lecture des textes bibliques dans divers milieux pastoraux. Ces groupes ont comme particularité de développer une approche spécifique sur le plan de l’acte de lecture, ce qui influence la finalité même du groupe. Tant l’animation que les retombées dans les milieux de ces groupes sont conditionnées par la particularité de l’acte de lecture.

Le cadre de la chaire a permis la synergie entre : 1) les activités de formation académique (avant tout mes cours de christologie) ; 2) les activités de formation sur le terrain ; 3) et la recherche théorique. C’est ainsi que le lien avec le projet ecclésial sur le sens de la mission de l’Église s’est forgé au fil des ans dans un va-et-vient continuel entre les pratiques et la théorie, dans une interaction entre l’approche culturelle du phénomène religieux et l’approche intra-ecclésiale et théologique.

Cette interaction est intégrée à l’animation et permet une réflexivité sur la nature du lien entre la foi et la culture pour chaque situation particulière de chaque groupe.

Concrètement parlant, la composition des groupes peut varier de six membres à vingt-cinq, de formations religieuse, pastorale et théologique très diversifiées ; chaque groupe se réunit en moyenne une fois par mois ; la durée de vie des groupes peut varier de 1 an à 5 ans, depuis cinq ans, plus d’une quinzaine de groupes ont vu le jour.

Il n’est donc pas possible de réduire l’expérience que je vais vous décrire à un seul type de dynamique.

2.   Paramètres

Précisons maintenant quelques paramètres afin de rendre compte de la spécificité de l’acte de lecture de ces groupes.

Tout d’abord, le statut du texte dans l’activité joue un rôle déterminant : sommes-nous devant un document à aborder de façon scientifique et objective, ou sommes-nous devant un monument de la foi que nous avons à explorer ensemble selon des parcours tissés autrement que selon des objectifs de savoir ?

Puis nous verrons l’acte de lecture comme tel ; ensuite le lecteur et l’interaction entre les lecteurs ; et finalement, les effets de cette lecture permettront de cerner encore mieux la spécificité de la présente approche.

a) Le texte biblique

Le texte biblique est placé au milieu du groupe : c’est le point de départ de la lecture.

Le texte, dans sa dynamique linguistique, dans son organisation, dans sa vie interne ; le texte comme source et espace de vie : voilà le lieu d’ancrage de la démarche de lecture du groupe.

Le mouvement du texte est posé comme fondement de son interprétation : c’est ainsi que la lecture des textes permet, après une visite complète, de voir ce qui tient le texte ensemble.

Le texte est appréhendé comme monument à visiter plutôt que document d’où extraire un savoir.

b) La lecture

Le groupe de lecture procède à une pratique réglée de l’acte de lecture. Il s’agit bien d’une pratique et non d’une application d’une méthode au texte, encore moins d’une grille : cette pratique ouvre une perspective sur la personne, son action dans son milieu, son contexte, et la transformation de la personne et du milieu dans leur interaction médiatisée par le texte biblique.

Il est important d’insister sur ce que représente une pratique, en tant que long cheminement où l’on apprend à chaque pas, et pour laquelle la prise en compte des lecteurs est fondamentale dans la démarche. Pratique réglée, car des balises précises limitent les contours du chemin. Ces règles sont celles de la sémiotique, qui s’inscrivent à l’intérieur d’une théorie du texte, plutôt que dans un cadre métaphysique, historique, psychologique, ou autre. Cette pratique de lecture se veut avant tout une écoute, écoute qui se caractérise d’abord par une attitude devant le texte : comme le dit Augustin, il s’agit de « substituer à une fidélité d’interprètes une liberté de prophètes » (La Cité de Dieu).

Cette liberté est éclairée par un seul phare, « la Vérité qui, en dedans, au siège de ma pensée, sans y employer la bouche ni la langue et sans aucun bruit de syllabes, me dirait : « Il dit vrai ». (Confessions, Livre XI, 3 (5))

Il s’agit de dépasser la rectitude de l’analyse et de se laisser happer par la Vérité, comme Augustin qui crie : « c’est donc à toi que j’en appelle, Seigneur mon Dieu. À lui, ton serviteur [Moïse], tu donnas de le dire, donne à moi aussi de le comprendre ». (Confessions, Livre XI, 3 (5))

Cette liberté des prophètes devient ainsi l’ouverture nécessaire à l’interprétation, au dépassement des signes du texte pris isolément les uns des autres. C’est pourquoi Augustin reproche à Pélage (Augustin contre Pélage), de poser une adéquation stricte entre lire et croire, selon laquelle il ne faut ni ajouter ni soustraire au texte. Au contraire, pour Augustin, le dépassement des signes du texte rend possible d’ajouter au texte, dans la mesure où cet ajout est de nature prophétique, né de l’écoute du manque du salut dans le lecteur.

L’instauration de cette liberté se veut en fait une conséquence du principe du double amour, qui est la règle que donne Augustin pour la lecture des Écritures : il n’y a de lecture des Écritures qu’à partir de l’amour de Dieu et d’autrui et qu’en vue de l’amour de Dieu et du prochain.

C’est ainsi que pour Augustin l’écoute s’inscrira dans un mouvement ternaire, impliquant trois instances forgeant l’énonciation : celui qui parle, celui qui écoute et qui interprète, et le Verbe. C’est le Verbe qui instaure un dialogue préalable à toute lecture. Ce dialogue instauré par le Verbe intérieur sera reconnu par Heidegger et Gadamer en tant qu’herméneutique de l’existence et c’est sur sa prise en compte que se fondera l’herméneutique contemporaine.

L’acte de parole même revêt ainsi une dimension ternaire, car l’acte de parole n’est parole que par le mouvement qu’il induit et celui qu’il produit. L’acte de lecture ne signifie donc pas chercher à apprendre à partir de savoirs, mais plutôt reparcourir en soi le chemin d’une parole déjà entendue (Lc 1, 1 ; Lc 24, 32).

L’objectif de la lecture n’est donc pas de s’emparer, par un processus de connaissance, du « sens » du texte, mais bien plutôt de permettre au lecteur de situer sa place propre d’interprète – assumant la liberté des prophètes ‑ par rapport et à distance de l’instance d’énonciation.

La pratique de lecture devient ainsi un acte de langage, un acte de signifier au même titre que la production du discours : elle devient poursuite du dialogue préalablement entamé par le Verbe intérieur.

Ainsi, pour laisser « parler la parole », il est nécessaire d’entrer dans une attitude de suspension du sens, de suspension de ses savoirs (épochè), de suspension de sa volonté de contrôle, ce qui constitue une véritable décision éthique.

Il s’agit au départ d’une attitude de détachement du sens acquis, afin de laisser le temps au texte de parler et de constater ses effets sur les lecteurs. Cette étape consiste en une dé-référentialisation des mots ; du monde ; de la psychologie : cela signifie « choisir » d’oublier les références auxquelles on identifie automatiquement les mots, le monde, les personnes. Il s’agit ainsi de décoller les mots des choses et d’un décollage de soi dans la lecture. Vient ensuite l’étape de l’accueil de la forme (structurale) du texte.

L’accueil et la construction de la forme du texte ne peuvent prendre place que dans l’espace laissé ouvert par la suspension du sens, sinon la construction de la forme du texte ne sera que répétition de savoirs déjà établis sur le texte.

Il s’agit ensuite d’accrocher les structures du texte (de la chaîne figurale du texte) à la chair du sujet-lecteur qui est lu par le texte, et qui élabore, en lisant, ses propres chaînes figurales.

C’est la chair même du lecteur qui est re-structurée en référence à l’Autre : « C’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Cette étape peut être comprise selon la dynamique de la prière, telle que décrite par Gérald Antoni, dans son ouvrage La prière chez saint Augustin :

Par le silence (actif) auquel tend toute prière,

l’âme meurt à sa propre production verbale pour écouter le cri de Dieu,

l’inspirer, s’ordonner par lui autour de l’unité de son principe

et “devenir ce qu’elle est”, devenir transparente à elle-même.

Chez Augustin, la transformation de l’âme opère un passage, de la polyphonie, sorte de mélange discordant des voix mondaines, à la monodie, « chant unique filé d’une voix unique, la voix du Maître intérieur » (Antoni, p. 65).

La spécificité des groupes de lecture consiste dans le chemin très long de la pratique réglée de lecture, où il y a des règles de lecture, des points de repères qui permettent au groupe de toujours pouvoir rendre compte des conditions de sa lecture.

Une telle lecture devient le moteur de la « liberté des prophètes », menant ainsi à une interprétation qui permet d’ajouter au texte non pas des éléments extérieurs purement subjectifs, mais plutôt des effets de sens produits par la poursuite du dialogue avec le Verbe  intérieur.

Une telle façon de faire, de l’ordre de la parole sur le texte, de l’interprétation, plutôt que de produire sur le texte des données extratextuelles, permet alors de laisser émerger la partie du texte qui ne peut être rendue présente que par la prolongation du dialogue avec le Verbe intérieur. (G. Antoni, p. 65)

La lecture a donc comme point de départ cette suspension du sens, qui constitue une véritable décision éthique : il est nécessaire de faire le choix d’écouter le texte avant de prendre la parole sur lui. Il s’agit au départ d’une attitude de détachement du sens acquis, afin de laisser le temps au texte de parler et de constater ses effets sur les lecteurs.

Avant cette décision éthique, la première lecture est collée dans la chair ; il n’existe alors aucune distance : il n’y a que « ce qui me frappe dans le texte », qui consiste en une attitude purement projective sur le texte. Le parcours rendu possible par la pratique réglée de lecture consiste précisément à être « libéré de soi » (Thérèse d’Avila) pour entrer dans une écoute qui construit le lecteur.