La « mère » de Jésus
La figure de Marie touche également beaucoup le groupe. Sa pédagogie permet aux serviteurs d’accueillir la parole de Jésus et de lui faire produire ses effets jusqu’auprès de l’intendant. Surtout, par sa confiance, elle ouvre à Jésus le chemin de son accomplissement et elle l’offre aux siens en vue de la vie. Elle accomplit à merveille ce que toutes les mères font en offrant leurs enfants au monde.
Déplacements et lectures « méta »
Ces quelques éléments partagés indiquent déjà combien les déplacements opérés par le groupe sont considérables ; une heure et demie de lecture ont suffit pour ouvrir de larges brèches dans les représentations spontanées que ces textes font naître ordinairement chez les lecteurs. Introduits dans le monde de la parole, ces derniers commencent à repérer des connivences avec leur propre chemin de lecteurs. L’animateur n’a quasiment pas eu besoin d’intervenir, se contentant de formuler quelques remarques méthodologiques, de souligner les découvertes effectuées par le groupe ou relever quelques-uns des mouvements le traversant.
Ce beau travail opéré par les lecteurs et en eux les ouvre alors à la lecture « méta » des effets produits par la mise en œuvre de la lecture sémiotique elle-même. Certains commencent à identifier avec clarté en eux le passage par ce moment de flou et d’incompréhension que provoque toute lecture à la vue de tout ce qui, dans le texte, échappe encore. D’autres, reconnaissant eux aussi ce passage que les sémioticiens nomment « suspension du sens », bien que toujours déroutés, ne sont plus déroutés de l’être. Ils goûtent désormais l’envie paradoxale de retrouver cette lecture où les observations et les hypothèses fusent même sans trouver encore d’aboutissement, au point d’éprouver de la frustration lorsque vient le moment de s’arrêter de lire. Cette familiarité avec l’inconnu du texte peut aller jusqu’à l’expression d’un plaisir ressenti à la perspective de lire ensemble, dans l’attente joyeuse d’accomplir à nouveau tout le chemin qui conduit à « se laisser faire dévoiler autre chose ». Des sentiments d’humilité ainsi que d’émerveillement surgissent alors au contact d’une parole devenue vivante. Même ceux pour qui de la clarté a déjà été donnée savent que celle-ci pourra s’évanouir dès le lendemain : lucidité sur la non-maîtrise qu’engage la lecture sémiotique, faisant écho au sentiment d’humilité exprimé plus haut.
Second temps de lecture
Le deuxième jour, afin d’aiguiser le regard des lecteurs et relancer leur lecture, l’animateur propose un découpage grossier du texte en distinguant, notamment sur une base actorielle, trois parties : les versets 1-8, 9-10 et 11. Quelques consignes simples sont ajoutées : rechercher ce qui pourrait constituer un axe commun reliant 1-8 à 11, sur le fond duquel pourront ensuite être observés des contrastes signifiants. Dans cette perspective, la scène centrale 9-10 fonctionnerait à la manière d’une charnière entre les deux. Resterait à se demander comment.
Figures d’accomplissement
De nouveau, le groupe lit avec entrain, les observations s’accumulent et des parcours figuratifs émergent. En particulier, il est proposé assez rapidement d’établir un fil reliant la figure de l’« heure » à celle de la gloire, en les considérant toutes deux comme des figures d’accomplissement. Ce lien n’est pas évident pour tous, mais la discussion qui s’ensuit permet d’attirer l’attention du groupe sur la figure du « maintenant » du vin apporté, dégusté et qualifié de « bon » (« tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant »). Ce « maintenant » du goût éprouvé comme « bon » apparaît alors à son tour comme un accomplissement, celui de la trajectoire ou de la circulation de l’eau puisée par les serviteurs et que le texte indique être « devenue vin ».
Cette observation, nouveau tournant de la lecture du groupe, contribue à faire passer celle-ci du temps de la déconstruction à celui de la construction, ce que le groupe identifiera en fin de journée. Ouvrant le temps de l’accomplissement pour le groupe en train de lire, ce moment précis constituera son « maintenant », celui du « vin bon », qui ne peut cependant être qualifié comme tel qu’une fois goûté pleinement. En attendant, toutes les figures brassées jusque là trouvent une richesse et une profondeur nouvelles, le texte laisse soupçonner des reliefs surprenants, orientant le regard des lecteurs en direction d’un autre accomplissement encore, celui de Jésus la fin de l’Evangile : Croix et Résurrection comme configurations de l’« heure » et de la « gloire ».
La figure de l’intendant
Focalisant désormais leur attention sur les versets 9-10, les lecteurs reviennent sur la figure de l’intendant déjà mise en travail la veille, remarquant avec amusement combien le groupe avait beaucoup cherché à identifier le moment précis de la transformation de l’eau en vin, sans y parvenir. Il devient de plus en plus clair aux yeux de tous que le signe n’est pas à chercher là et que leur regard de lecteur est en train de subir un profond déplacement. La surprise de l’intendant est telle et manifestement tellement « bonne » qu’il ne peut la garder pour lui : sa parole jaillit, vers le marié, gratuite et sans aucune nécessité dans le déroulement du récit ou pour les actions qui s’y déroulent. Or c’est à l’intendant que Jésus destinait expressément le vin, et c’est bien lui qui réagit.
Cet intendant occupe décidément une position bien étrange : en tant qu’attentif aux questions d’organisation, n’aurait-il pas dû s’apercevoir lui-même du manque ? Et le vin n’aurait-il pas dû être destiné plutôt au marié ? La figure s’évide et s’épure, le savoir des lecteurs à propos de l’intendant s’efface. Il ne lui reste désormais plus qu’une seule fonction : celle d’authentifier que le vin est « bon », au-delà de ce qui est attendu, puis d’en aviser le marié sur le mode de la louange. Telle est son unique compétence dans le texte. L’inaccessible moment de la « transformation » perd ainsi tout son intérêt, au profit de la réception et de la reconnaissance du vin comme « bon ». A partir de cette reconnaissance, la lecture peut refluer sur les versets 1-8 et envisager la provenance de ce vin « bon » depuis le point de vue de son accomplissement. Cette provenance demeure cachée à l’intendant, mais pas au lecteur : ce que l’intendant accueille est une eau baignée de tout un monde de paroles, toutes celles qui avaient été relevées dans la lecture de la veille.
Structures et appropriation
Le groupe est désormais résolument passé du côté de la construction. Cela s’observe par les structures profondes qu’il parvient à identifier. C’est ainsi que des liens d’homologations dont d’abord tissés avec l’Eucharistie. Par exemple, il est proposé de comparer l’intendant avec qui la préside ordinairement : son rôle n’est pas de gérer la logistique, mais d’authentifier la bonté d’un don venu d’ailleurs. Un autre parallèle est également établi avec la parole : le corps et le sang du Christ ne sont-ils pas du pain et du vin baignés dans tout un monde de paroles ? Il y a les paroles formulées au cours de toute la prière eucharistique, mais aussi celles, séculaires, dont cette même prière fait mémoire et qu’elle récapitule.
Ces effets d’échos atteignent peu à peu la réalité des lecteurs. « Ce qui fait que je peux croire, ce n’est pas d’avoir été fasciné par quelque chose de magique, mais l’effet de bon de la parole qui me parvient. » Ou encore : « Nous sommes tous dans des positions d’intendants jusqu’auxquels d’innombrables serviteurs ont fait circuler la Parole depuis les origines », le texte étant le plus éminent d’entre eux et leur relais. Voilà pourquoi insiste sur la connaissance, par les serviteurs, de l’origine de l’eau ; voilà pourquoi il insiste aussi sur son adresse comme si l’intendant disait, et chaque lecteur avec lui : « La parole de Jésus est venue jusqu’à moi de sa part. Le bon vin est encore là, il est toujours prêt à être servi depuis deux mille ans, et est encore servi à présent, au moment où je lis. »
Un nouveau lien est alors tissé avec l’introduction de la veille et la dialectique entre l’effort et la plaisir qui caractérise la lecture sémiotique. Et voici que le groupe commence à identifier cette logique dans l’ici et maintenant de son cheminement. Une figure du désir ne cesse de s’ouvrir en lisant : c’est toujours maintenant que le lecteur accueille le « bon », au-delà de tout ce qu’il a jamais goûté. A chaque instant, dans le présent de la lecture, survient encore un « bon » qui dépasse tous les vins déjà goûtés, c’est-à-dire toutes les expériences précédentes de lecture. Le désir s’ouvre sans cesse, toujours plus, toujours plus aigu. Et le groupe est en train de s’apercevoir que c’est exactement cela qu’il est en train de vivre.
La figure des disciples
Poursuivant sa lecture, le groupe revisite la figure des disciples, avec toute l’étrangeté qui lui avait déjà été reconnue. Il est possible désormais de l’enrichir par comparaison avec celle de l’intendant. Alors qu’à celui-ci rien n’est donné qui puisse le conduire à identifier Jésus ou le reconnaître à l’origine de ce qui vient de se passer, aux disciples cela est donné, au contraire. D’un côté comme de l’autre, une réaction répond à ce qui advient : l’intendant se met à parler, les disciples se mettent à croire. Mais alors que l’intendant s’adresse au marié, les disciples croient en Jésus ; et tandis que le premier réagit à ce qui lui est arrivé, les seconds réagissent à ce qui est arrivé à d’autres, ayant vu l’ensemble du processus. Ainsi, dans ce texte, les disciples apparaissent comme ceux qui croient à partir des effets de parole observés, comme à distance, chez ceux qu’elle atteint.
De nouveau, le groupe identifie des lignes de force sous-jacentes aux figures du texte ; il prend le temps de jouer avec. De la sorte, à leur façon, les lecteurs réagissent à partir de ce qui arrive à d’autres (ici, l’intendant), en observant l’ensemble de tout un processus. Les voilà placés dans une position homologue à celle des disciples, comme si la lecture les conduisait à le devenir : difficile de ne pas être impressionné par la force de contagion d’une parole capable ainsi de circuler très largement au-delà de l’« ici et maintenant » de son point d’ignition. Par effet de dominos, de nouvelles questions surgissent dans le groupe : qu’est-ce que « transmettre la foi » ? Faut-il annoncer explicitement ou implicitement ? Peut-être s’agit-il de procéder à un ajustement de la parole à l’oreille de la personne, selon qu’il s’agisse d’un « intendant » ou de « disciples » ? Un tel ajustement réclamerait une capacité à bien discerner, c’est-à-dire à bien « entendre » la position de celui à qui la parole est adressée, ce que la parole de Jésus fait à merveille. Quant aux disciples, dans le texte, ils ne commenceront vraiment à parler qu’après la fin de tout le parcours de l’Evangile, quand aura disparu le risque de plaquer un savoir préconçu et que sera reconnu l’ensemble d’un processus dans toutes ses nuances et complexités.
La gloire de Dieu
Le travail de reconstruction avance à bon pas. La lecture revient cette fois sur la figure du marié qui subit le même processus de débrayage, perdant un premier contenu évident pour en accueillir un autre très différent. Le marié apparaît maintenant comme une pure adresse, celle que l’intendant trouve pour partager sans délai sa découverte au marié. Sans doute la meilleure adresse possible : n’est-il pas l’acteur le plus important de la noce ? Mais aussi, apparemment, celui qui s’avère disponible pour cela et apte à accueillir une parole de louange. Une lumière s’allume chez un lecteur : Dieu n’est-il pas celui auquel il est toujours possible de s’adresser lorsque l’on ne sait plus à qui s’adresser ? L’enthousiasme mis par la personne à exprimer cela laisse deviner l’éclairage qu’elle a pu en recevoir pour sa propre vie croyante. Poursuivant sur sa lancée, ce lecteur l’explicite en remarquant en outre que le marié/Dieu n’a rien demandé à Jésus. Tout est venu de sa mère et de la propre initiative de celle-ci. La conclusion qu’il en tire montre la force de la découverte pour lui : « Dieu ne me dicte pas ce que je dois faire. »
Le groupe s’empare de cette proposition et prolonge son geste d’élaboration : la gloire de Dieu ne consiste pas dans une puissance susceptible de régenter la vie de ses sujets à la manière d’un marionnettiste, pas plus qu’il n’est un magicien se jouant des lois de la nature. Sa « puissance » est ailleurs. Elle consiste en ce que chaque sujet humain soit en capacité d’initiatives libres et d’actions autonomes en vue du « bon ». Cette liberté-là a de la saveur, le groupe l’éprouve et l’exprime : il est bon de voir ainsi s’effriter des représentations de Dieu, souvent tenaces, qui peuvent empoisonner voire emprisonner les consciences.
Revenant vers le texte, le groupe remarque alors que la grande distance entre l’espace de la parole de Jésus et l’espace de l’intendant ne fait que mieux mettre en relief l’effacement de Jésus. Tout le mérite revient au marié, Jésus ne l’attire pas sur lui. Ainsi, la « gloire » que les disciples lui reconnaissent prend une dimension paradoxale : est reconnu en lui l’extraordinaire capacité de s’effacer au profit de la relation de liberté que chacun est appelé à construire avec Dieu. La gloire de Jésus, c’est la gloire de Dieu, et la gloire de Dieu n’est pas autre que la liberté de l’humain : magnifique circulation d’effacements afin que le sujet humain puisse vivre. Tout se passe alors comme si Marie, en tant que mère, avait déjà perçu la gloire cachée de son fils et s’était adressée à lui en pleine connaissance de cause. Il devient net aux yeux des lecteurs qu’elle se situe déjà tout entière dans la contemplation du signe que les disciples ne verront, eux, qu’à la fin du texte.
Le temps de la lecture touche à sa fin et le groupe, assez naturellement, peut identifier le « maintenant » de ce qui lui est donné. Toutes les lumières qui lui ont été offertes au cours de l’après-midi ont fait de cette lecture, pour le groupe, un temps de noces qui régale les lecteurs/intendants, qui les établit dans une parole de louange, et qui… réjouit le marié. Dans une grande liberté, ils se sont risqués à lire pour le « bon ». Ils découvrent ainsi le parcours d’une parole qui, initiée dans un passé lointain, a pu les rejoindre malgré la distance géographique et temporelle, et les affecter. Ils observent l’ensemble d’un processus, grâce à des disciples qui, ayant vu eux-mêmes tout un processus de paroles faire signe, se sont mis un jour à parler, en position de serviteurs. Les lecteurs, observant donc cette sorte de processus au carré, peuvent ainsi, dans un ultime mouvement d’homologation, se reconnaître disciples à leur tour, entrer plus avant dans un croire à partir de la vue de la gloire paradoxale de Jésus. Ultime basculement, une lectrice en viendra à reconnaître ce profond retournement opéré en elle : elle croyait être disciple depuis toujours. Essayer de l’être, désormais, ne consistera plus seulement ni principalement à parler : mais plutôt à écouter la parole de Dieu dans les autres. Autrement dit, en écoutant la manière dont la Parole de Dieu produit l’effet de « bon » en eux.
Relecture et temps de partage
Les échanges plus libres qui caractérisent les temps de pause et les temps de partage font émerger des paroles fortes. Une lectrice qualifie la lecture sémiotique d’« expérience de pauvreté », à cause du décapage qu’elle provoque autour de représentations que les lecteurs charrient avec eux, et du sentiment de perte qu’elle suscite. Parallèlement est exprimé l’étonnement de retrouver des choses connues, de telle sorte que, pourtant, elles apparaissent comme totalement nouvelles. Le fruit de la lecture lui-même étonne et suscite l’admiration : le sentiment général est celui d’avoir abouti à un point d’arrivée commun à tous, mais tout en respectant le chemin propre parcouru par chaque lecteur. Là encore, ce qui se dégage rejoint ce dont parle le texte lui-même : l’ajustement de la parole à celui à qui elle est adressée, personnellement, mais selon un processus que tout le monde peut reconnaître ; la capacité de la parole, puis de sa lecture, d’opérer du neuf avec de l’ancien comme le débordement de la nouveauté d’un vin « bon » jailli d’une ritualité ancienne figurée par les jarres réservées aux ablutions des Juifs. Découvrir une telle connivence entre ce dont parle le texte ainsi que l’agencement de ses figures, et l’expérience concrète de lecture vécue par les lecteurs et par le groupe permet de comprendre pourquoi il est possible d’établir une telle distance avec la « réalité » dont parlerait le texte : plutôt qu’une histoire, le texte relate une « forme » de fonctionnement de la parole susceptible de se reproduire en tous lieux du temps et de l’espace. Une telle prise de distance et l’abondance de fruits que l’accueil humble de cette « forme » permet autorise, en effet, à parler de « pauvreté ».
Au groupe a été donné de vivre ce qu’il a lu, en recevant le « vin bon » gardé jusqu’au « maintenant » de cette parole venue le rejoindre. Dans son « maintenant » de lecture, il lui a été donné de reconnaître ce mécanisme de don et sa réception, ouvrant le désir de pouvoir goûter toujours à nouveau et avec le même sentiment de fraîcheur de ce vin nouveau. Puis, une fois le temps du manque accepté, provoqué par un premier temps de déconstruction, le groupe a pu construire son propre discours, traduisant dans une parole mise en abyme d’elle-même, la beauté de ce qui lui était arrivé. Comme à des disciples.