Deuxième partie. De la lecture à la pastorale
Le parcours effectué jusqu’à présent relève du cadre classique de la lecture sémiotique en groupe et des lecteurs ou animateurs réguliers reconnaîtront sans peine ce qu’ils vivent eux-mêmes dans leur groupe. A une différence près, cependant : la place accordée à un temps personnel de relecture puis un temps de parole partagée en groupe à partir de cette relecture. Le franchissement de ce seuil marque le passage, selon la proposition que nous allons maintenant développer, en direction de la dimension pastorale. Celle-ci n’est ordinairement pas explicitement prise en charge dans les groupes de lecture, mais cela ne l’empêche nullement d’y affleurer. Simplement, elle est ordinairement laissée à la libre détermination des lecteurs, lorsqu’ils retournent chez eux.
Voici le défi que l’expérience ci-dessus relatée cherchait à relever : sans empiéter sur la liberté de décision des lecteurs, y avait-il moyen de conduire une lecture qui prépare justement le terrain de ces décisions personnelles ? Et voici la réponse qui s’est peu à peu imposée : oui, si la lecture éveille et cultive la liberté des lecteurs en les exposant à une Parole toujours imprévisible. C’est en cela, proposons-nous, qu’une lecture sémiotique irriguerait et féconderait le champ de la pastorale. Voire, plus radicalement, serait pastorale. Explicitons-le en quelques points.
Résonances et décisions
Lire l’entendre somatique des lecteurs et du groupe
Cela avait été suggéré aux lecteurs dès le démarrage, puis relevé et porté à la parole au fil des rencontres : lire la Parole de Dieu ne laisse pas indemne. Les déplacements qu’elle occasionne chez chaque lecteur et au sein du groupe provoquent les multiples prises de parole qui en témoignent. Or, bien avant qu’une parole soit livrée, le corps a déjà tressailli à l’écoute de la Parole, comme Jean dans le sein d’Elisabeth à l’écoute de la salutation de Marie. Des mouvements l’ont traversé, tellement multiples et foisonnants qu’il est habituellement très difficile de les nommer. Or ils représentent l’écho d’un désir puissant qui incite le lecteur à se tourner toujours davantage vers la Parole ainsi qu’à la faire résonner autour de lui. En cela ils constituent l’amorce de toute prise de décision, expression condensée de la liberté du sujet.
C’est ici que prennent place le temps personnel puis le temps de « partage » qui ponctuent la lecture. Ils n’en sont pas la suite, ni le souvenir. Ils n’ouvrent pas non plus le débat sur la validité des « résultats » obtenus. Ils offrent aux lecteurs l’espace d’une parole afin de tenter de nommer les « effets de lecture » opérés en eux et pour eux, lesquels représentent justement les résonances, dans leurs corps, de la Parole. Ils se situent dans un lieu auquel l’intelligence réflexive n’accède pas directement, excédant la claire vision qu’un sujet peut en avoir. Ils se rapprochent bien plutôt du monde des « motions » ignaciennes, ou des « affections » salésiennes, ainsi qu’une « sémiotique des affections » en cours d’élaboration commence à l’expliciter. Ces « affections », mouvements intérieurs d’abord chaotiques et que la parole a pour vocation d’ordonner [2], peuvent être accueillis comme un texte à lire dans lequel se glisse le Dieu de liberté dont parlent les Ecritures. Mais elles ne peuvent s’exprimer qu’avec l’aide des « moyens du bord » : soit à partir de ce que les lecteurs « ressentent », soit à partir de ce qui, du texte, les as marqués, soit à partir des homologies établies en direction d’autres réalités de leur existence, soit encore en établissant des liens avec ce que « vivent » les acteurs du texte. Les lecteurs sont ainsi explicitement invités à se positionner dans une lecture méta de ce qui leur est arrivé durant la lecture, nouvelle lecture dont le texte est constitué des mouvements qui les ont traversés. Effectuer ce travail d’explicitation conduit non seulement à repérer des affections, mais également leur élan, leur flèche, leur orientation : selon l’anthropologie des affections qui sous-tend les recherches sémiotiques actuelles, ces affections sont ordonnées à la détermination d’un vouloir-faire affermi, seuil des décisions libres à venir. La Parole fait ainsi fructifier le désir en actes et paroles concrets grâce auxquels des sujets bâtissent un monde et orientent son histoire. En cela, une lecture irrigue la dimension « pastorale » de l’existence des lecteurs, quelques soient les activités qu’ils choisissent d’investir.
De la lecture à la décision
Il n’est pas question d’indiquer ici, de façon plus concrète, les « applications » pastorales possibles. Laissons à la liberté des lecteurs et à leur écoute de la Parole le soin d’inventer par eux-mêmes les réponses aux défis rencontrés. En revanche, il est possible de se demander comment, grâce à la lecture, ils deviendront ces acteurs libres, capables de décisions audacieuses, désireux de se rendre serviteurs de la Parole afin que celle-ci continue de circuler à destination de nouveaux intendants, puis que ceux-ci puissent, à leur tour, goûter un vin « bon » encore jamais goûté.
Ainsi que cela vient d’être suggéré, la lecture n’en reste pas à la construction d’une interprétation plaisante et satisfaisante pour l’esprit. Elle ouvre toutes grandes les portes des mouvements intérieurs, stimulés par le « bon » que la Parole fait goûter avant de faire connaître ; ou, plus justement : que la Parole fait goûter à partir de ce qu’elle fait connaître. Si la « beauté » d’un texte tient à la lumière qu’il procure à l’esprit, son « goût », sa « bonté » oriente plutôt du côté des affections qui meuvent la volonté (le vouloir-faire sémiotique). Ce n’est pas d’avoir « compris » un texte qui rendra les lecteurs engagés dans leurs champs de pastorale, mais de l’avoir « goûté », ce qui ne se situe pas au même « endroit » dans le sujet. La charnière entre la lecture et la pastorale se situe dans les corps des lecteurs plutôt que dans leur tête. Qu’une lecture paraisse inachevée ne revêt ainsi aucun caractère de gravité. Elle l’est nécessairement puisque les textes constituent de véritables abîmes, dévoilant des paysages perpétuellement autres à chaque lecture, faisant goûter un vin « bon » à chaque nouvelle dégustation.
De fait, il est connu des groupes de lecture sémiotique que les lecteurs retiennent en général fort mal ce qu’ils ont lu lors d’une séance précédente, mais beaucoup plus aisément ce qu’ils ont « vécu »., c’est-à-dire comment ils ont lu : voici où se greffe l’énonciation, à la charnière du corps et des énoncés que celui-ci formule en suite des affections reconnues. La mémoire du corps, là où celles-ci se gravent, s’avère la plupart du temps bien plus fiable que la mémoire notionnelle. C’est dans le corps, en effet, que s’« éprouvent » les blessures occasionnées par les rencontres lorsque celles-ci dérangent les repères et descellent les représentations que chacun se construit en vue d’ordonner son monde et pouvoir s’y mouvoir en sécurité. Lorsque la Parole fait irruption dans ce monde organisé, elle fait office de rencontre d’un Autre dont la « volonté » n’est pas autre que la liberté des sujets. Elle « blesse » le sujet par un jeu de déconstruction/reconstruction dont les affections sont la trace. Or n’est-il pas vrai que la liberté donne le vertige ? Elle place en effet chacun en ce point de risque maximum où une décision vraie ne peut être prise que dans la solitude radicale, à distance de toutes les assurances possibles. C’est alors, et à ce prix, que s’ouvre le champ de ce que, dans cet article, nous désignons par « pastorale ». Celle-ci exprime le paradoxe d’une rencontre qui rend libre et d’une liberté qui ouvre à la relation.
En apprenant à nommer les mouvements qui les traversent, les lecteurs se découvrent ainsi, progressivement, lieux d’une rencontre intérieure indicible qui, sans jamais attenter à leur liberté mais au contraire en l’alimentant, les conduit vers des décisions qui construisent le monde. Marquées de la même audace que celle de la « mère » de Jésus, elles viendront comme le fruit de leur écoute du monde et de leurs contemporains. Elles auront su répondre à leurs manques de parole, puis se faire auprès d’eux les relais de la Parole. Lorsqu’elle aboutit à de tels fruits, la lecture n’oriente pas seulement les lecteurs en direction du champ « pastoral » : elle se fait elle-même « pastorale ».
Deux fruits savoureux
Nous n’achèverons cependant pas cet article sans mentionner deux fruits inattendus de la semaine de lecture conduite dans l’esprit qui a été décrit. L’un revient sur le petit événement auquel il avait été fait allusion au début de ce parcours et qui concernait la proposition de prière formulée à destination des enfants. L’autre, également inattendu au départ, concerne la relecture que, pour son propre compte, l’animateur de cette lecture a pu élaborer pour lui-même.
Une anecdote qui éclaire. Parents et enfants
Notre lecteur se souvient de l’allusion qui avait faite à la réaction que des enfants avaient eue vis-à-vis du temps de prière proposé par leurs parents, puis à la lecture qui en avait été proposée par l’animateur à ces mêmes parents. Il ne pouvait s’agir, comme pour toute lecture, que d’une hypothèse exploratoire nécessairement revisitée et validée par l’expérience. A la suite de cet épisode, toute l’équipe des adultes, animateur compris, s’est questionnée sur les ajustements à envisager. La première décision a consisté à retrouver le cadre d’un petit oratoire où le groupe avait pris l’habitude de se rendre l’année précédente. L’avantage des deux cents mètres qui le séparait du chalet où se tenait la session résidait dans le déplacement qu’il imposait d’accomplir et, partant, à la distance prise d’avec toutes les occupations ordinaires : une manière de limiter les risques, pour les enfants, d’être capturés par d’autres centres d’intérêt plus immédiatement alléchants.
L’amélioration apportée, sensible, puisque les enfants venaient désormais avec un peu moins de résistances, n’étaient pourtant pas suffisante pour susciter un véritable investissement de leur part. C’est en réalité par les enfants eux-mêmes qu’une « solution » s’est offerte : le jour où un des plus âgés d’entre eux a émis le souhait de reprendre une chanson qu’il affectionnait particulièrement. Tout a basculé car, du coup, c’est autour de lui que la prière s’est vécue : les chants étaient ceux qu’il avait proposés, le texte lu avait été choisi avec son accord, et jusqu’à la présentation du temps de prière au groupe a été conduite avec sa complicité. Et ce temps de prière a sans doute été un des plus réussis de tous.
L’important n’était pas ici la prière proprement dite, mais le fait que les adultes, à commencer par l’animateur, aient accepté de se mettre à l’écoute des enfants, non seulement à travers leurs mots, mais surtout (ce qui est particulièrement important au vu de leur âge) à travers les mouvements qui les traversaient (comme la colère, ou le refus, ou la mauvaise volonté) et que leur corps exprimait sans ambages. Une telle écoute a permis de ne pas réagir à ce qui aurait pu éventuellement ressembler à des caprices, mais à une aspiration profonde à devenir acteurs libres d’une relation avec un Autre. Un discernement entre deux types de mouvements était à opérer. En cela, les adultes du groupe se sont simplement rendus serviteurs d’une Parole dans le souci que les enfants puissent être situés comme des intendants touchés par le goût inoubliable d’un vin « bon ».
L’expérience s’avérait significative pour des parents – que l’on pouvait difficilement soupçonner de laxisme en matière d’éducation –, très soucieux chacun à sa façon de réfléchir sur les conditions de parole à instaurer entre parents et enfants afin que ces derniers soient vraiment écoutés et entendus. L’enjeu consistait à ce qu’une parole leur soit ouverte pour exprimer, dans leur langage à eux, les « mouvements intérieurs profonds » les traversant et témoignant d’un chemin de vie. Les échos n’ont pas manqué de surgir avec les questions posées, au cours de la lecture, autour de la « transmission » de la foi. Comme n’ont pas manqué d’être évoquées des situations éducatives professionnelles, vécues par certains des adultes présents, parfois violentes, qui prenaient une autre allure à partir de tout ce qui avait été lu et vécu. Et si la « pastorale » commençait là, précisément ?
Le parcours de l’animateur
L’animateur n’est bien entendu pas en reste et subit, lui aussi, d’important déplacements au cours d’un tel voyage. Lui aussi est traversé d’importants mouvements qui témoignent de son « exposition » à la Parole. A lui aussi il revient, par un travail spécifique, d’élucider ces mouvements en les portant à la parole, afin de se rendre lui-même serviteur et apte à permettre la circulation d’une Parole qu’il sait « bonne » : depuis l’espace textuel où elle peut être puisée comme l’eau dans les jarres, jusqu’à des lecteurs situés dans un espace autre soudain mis en contact avec le premier.
L’animateur se trouve alors dans la position de constater que l’eau a été puisée puis le vin goûté et reconnu comme bon. Il n’est pas directement le lecteur du texte, même s’il a pu, occasionnellement, apporter sa contribution. Mais il est à distance, comme les disciples, et observe tout le processus. A son niveau également, et à son tour, à la suite de ce qui s’est passé pour les lecteurs du groupe, il est atteint par la Parole au point d’en adresser une louange au marié. Cette Parole lui provient non seulement par la médiation du texte, mais aussi par les paroles des lecteurs et les affections qu’elles trahissent, notamment au moment des temps de partage. Les disciples, eux, ont vu ce qui pourrait s’apparenter à un texte : tout le processus de paroles initié par Marie et jusqu’à l’accueil par l’intendant. Les lecteurs, à leur tour, disposaient d’un texte, différent du premier : le texte racontant la lecture faite, par les disciples, du texte qu’ils ont vu. Quant à l’animateur il dispose, de son côté, lui aussi d’un texte, bien qu’encore très différent : celui des lecteurs eux-mêmes lisant les textes emboîtés désignés à l’instant. A l’animateur revient la chance de voir combien le « méta-texte » offert aux lecteurs peut être dégusté et estimé « bon » par eux.
Contemplant cela il peut, en tant qu’animateur et donc « présidant » à la conduite de la lecture, authentifier que cette lecture a été « bonne » pour les lecteurs en tant que l’ensemble du processus s’avère savoureux et apte à permettre de reconnaître la « gloire » de Jésus. En tant que « président », il lui revient de reconnaître, à son échelle, un don venu d’ailleurs, par les effets dans des corps.
Mais par ailleurs, en tant que sémioticien, de même que la « mère » de Jésus, il est celui qui, clairvoyant sur le manque et le désir de Parole qui règne dans les cœurs humains, s’adresse aux lecteurs en leur disant : « Faites tout ce que le texte vous dira. » Dans ce sens, la sémiotique est la modalité de lecture qui équivaut aux consignes données par Jésus : remplir les jarres pour les ablutions, puiser et porter sont autant de mouvements qui décrivent le cheminement par lequel les figures du texte, ancrées dans l’ancienneté de ce qu’elles contiennent, sont reconfigurées dans du nouveau vin. Tout cela convie l’animateur à un chemin d’humilité qui le rapproche de celui de Jésus : la gloire de l’animateur ne tient pas à la réussite de son animation, mais au fait que les lecteurs ont pu, à la fin de leur lecture, se tourner vers le « marié » pour le louanger.
En cela l’animateur, à sa façon, rejoint le champ pastoral, en faisant de son animation le moment où l’eau est remplie à pleines jarres et puisée à pleins vases pour qu’elle puisse circuler et atteindre les intendants disposés à la goûter. A sa place et en restant strictement à sa place, il contribue à faire en sorte que la Parole puisse circuler jusqu’aux « extrémités de la terre ». En cela, l’animation d’une lecture sémiotique devient à son tour « pastorale », lieu où les infimes décisions de parole de l’animateur construisent, s’il parvient à les ajuster, un « corps de parole », celui d’un groupe de lecteurs.
Notes
[1] Par « Parole » sera désignée une énonciation originelle située à la racine de la « parole » échangée entre sujets humains et se manifestant au travers de cette dernière.
[2] Les parents en savent quelque chose lorsqu’ils apprennent, patiemment, à leurs enfants à maîtriser certaines de leurs réactions les plus impulsives et spontanées. En cela ils les aident ni plus ni moins qu’à grandir en liberté.