Jean 15, En écoutant Jean Delorme III

François GENUYT, 2009, notes prises sur les conférences données en Savoie, 1998-99.

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Le testament spirituel de Jésus

Selon Jean 15-16

III. « Demeurer dans le monde » (Jn 15-16, 4)

Prélude

Rappelons 4 formules-clefs du chap. 14 qui restent posées en soubassement du chap. 15. 1) « Que votre cœur ne se trouble pas. Si vous croyez dans Dieu, croyez aussi dans moi ». Ce qui veut dire : sortez du trouble qui est en vous pour trouver hors de vous un appui solide en l’Autre. 2) « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (14,20). Formule d’intériorité mutuelle : l’un dans l’autre et l’autre dans l’un, hors de toute contrainte spatiale. Formule à la base de la précédente. 3) « Croyez-moi, je suis dans le Père et le Père est en moi » (14,11). « Croyez-moi » (sans complément) signifie « Croyez-moi quand je vous dis… », ie. « croyez en ma parole ». 4) « Je viens vers vous, vous me verrez, parce que moi je vis et que vous aussi vous vivrez. En ce jour-là, vous connaîtrez, vous, que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous » (14, 20). La Présence mutuelle s’applique aussi de « vous à moi, de moi à vous, comme de moi à mon Père » : les disciples sont inclus dans l’intériorisation mutuelle de l’un par rapport à l’autre.

3.1. « Je suis la vigne et vous êtes les sarments » (15, 1-8)

« Je suis la vigne, la vraie, et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève. Et tout sarment qui porte du fruit, il le purifie pour qu’il en porte davantage. Purs, vous l’êtes déjà, vous, à cause de la parole que je vous ai dite. Demeurez en moi comme moi en vous. De même que le sarment ne peut porter du fruit par lui-même s’il ne demeure dans la vigne, ainsi, vous non plus, si vous ne demeurez en moi. Je suis la vigne, vous les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il sèche; et les sarments secs, on les ramasse, on le jette au feu et ils brûlent. Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et vous l’aurez. Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruits et que vous deveniez mes disciples.

La vigne et les sarments sont naturellement liés par l’intériorité mutuelle de « vous » et de « moi ». A partir de là, on va parler autrement de cette union. On distinguera par conséquent la vigne comme « réalité » viticole et ce qu’on dit de la « vraie » vigne dont la première est l’image.

La vigne comme image. Elle comporte deux acteurs principaux, la vigne et le vigneron. Ensuite, dans la vigne, on distinguera vigne et sarments. Parmi les sarments qui sont dans la vigne, on relèvera que les uns portent du fruit, les autres non, ceux-ci le vigneron les enlève. Quant à ceux qui portent du fruit, une autre taille, appelée purification, leur fera porter plus de fruits. Pour les sarments, il y aura donc trois situations possibles : – ne pas porter de fruit, – une première taille les enlèvera – porter du fruit, – une autre taille les purifiera – porter davantage de fruits – c’est le but recherché : la plus grande fructification possible.

L’application de l’image à la vraie vigne. Trois acteurs apparaissent dans cette application : « moi » (la vigne), « mon Père » (le vigneron), « vous » (les sarments).

Le point à creuser : que veut dire Jésus quand il parle de la « vigne, la vraie » ? Cette vraie vigne est et n’est pas la vigne de nos cultures. Elle est ce à quoi s’applique l’image de la vigne. Cette application fait passer du visible à l’invisible, de la réalité au réel, de l’apparence à la vérité. D’où deux questions : qu’en est-il de la réalité, qu’en est-il de la vérité ?

De la réalité au réel. La réalité désigne ce dont nous avons l’expérience. La réalité, on la connaît, on la classe, on la définit. Le réel est ce dont le langage ne peut rien, ne sait rien dire. Ainsi du réel de la mort, ou de l’amour, de l’origine : il y a toujours un secret qui reste au-delà du langage. A défaut d’être juste, la distinction entre réalité et réel est pratique : elle nous avertit que le réel n’est pas épuisé par les réalités que savons dénombrer, nommer, décrire, – il échappe aux prises du langage.

Du réel à la vérité Dans l’évangile de Jean, ce qui correspond au réel est la vérité. Il y a la vigne concrète, et puis il y a la vraie vigne. A quoi la reconnaît-on ? A ce qu’elle fait vivre. Le vrai est tout ce qui importe à la vie : la vie communionnelle, la vie de foi, la vie de relation au Père… La vraie vigne réside dans le réel qui nous dépasse et qu’on ne peut atteindre sinon par le biais de la comparaison à partir d’images prises dans la réalité. En ce sens, le réel, pour Jean, c’est la vérité. Il y a une vérité au-delà des images, voire du langage. Parler de Dieu, c’est ne pas savoir de quoi l’on parle. Mais on lui parle ! – ce n’est pas la même chose. Et en lui parlant, on peut se servir du truchement du langage, mais sans avoir prise sur le réel. Telle est la loi du langage religieux : il ne peut montrer le réel, mais il en donne une image, et en ce sens il en parle en vérité. Croyez-moi, dit Jésus, la vérité est ce que je vous dis. C’est ainsi que la base de la foi, c’est, répétons-le, la parole de l’Autre.

La vraie vigne et ses fruits L’application de l’image-vigne va se faire en direction des fruits. On ne dit pas encore ce que seront les fruits (ou les œuvres). D’ordinaire, on les reconnaît au goût ! Les bons fruits ont du goût. Une connotation plus précise nous enseigne que les bons fruits sont le résultat d’une « purification ». La purification renvoie au chap. 13. A propos de l’opportunité du lavement des pieds, Jésus avait dit à des disciples : « vous êtes purs, mais non pas tous ». La pureté en question était mise en rapport avec la Parole : elle est le fait d’une parole accueillie, ce qui excluait le cas de Judas. Une avancée dans la compréhension de la fructification, exactement de ses conditions, devient possible.

Nous pouvons en effet mettre en parallèle : – première taille et premier bain – deuxième taille et deuxième bain.

Rappelons que le deuxième bain (celui des pieds) avait pour fonction de rendre les disciples capables de faire ce que le Maître faisait : c’était une espèce d’ordination donnant compétence pour un service pareil à celui rendu par le « Maître et Seigneur ».

La deuxième taille (qui lui correspond) purifie, mais pas au sens du chap. 13, puisque les disciples-sarments sont supposés avoir déjà accueilli la parole (et de ce fait, ils ont échappé au sort des sarments desséchés). La deuxième taille purifie au sens où elle enlève sur les sarments qui portent du fruit tout ce qui les empêcherait d’en porter davantage.

Il s’agit d’une opération chirurgicale. Elle peut faire mal. On songe à la tristesse des disciples lors de l’annonce du départ de Jésus. Mais justement le départ, c’est la purification qui permettra aux disciples de porter plus de fruits. Le « plus » recoupe ici les « œuvres plus grandes » que feront les disciples en l’absence du Maître, et l’on verra bientôt qu’il n’est pas sans rapport avec la conservation et un certain usage de la parole. La séparation causée par le départ du Maître est donc la condition pour une plus grande fructification de la vigne. La souffrance de l’absence stimule la fructification. Ajoutons que c’est bien de la vigne, c’est-à-dire de Jésus, que découle la sève qui alimentera les sarments. La purification n’est pas rupture dans la circulation de la vie : elle est le stimulant d’une nouvelle activité.

Demeurer en moi. Le sarment ne peut donner du fruit s’il ne demeure dans la vigne. On passe de l’être-dans (« Je suis en vous ») à demeurer-dans (« demeurez en moi »). C’est une consigne, un impératif. Les sarments sont dans la vigne par nature. Mais il revient aux disciples de « demeurer en moi ». C’est nouveau parce que, dans le cas, les sarments sont des êtres humains capables d’obéissance. « Demeurer-dans » ajoute une participation active à l’être-dans. Avec une insistance temporelle : demeurer, çà dure. Les disciples auront à soutenir une durée dans leur participation.

Remarque : désignant les auditeurs du discours, deux expressions sont à relever : « vous » et « celui qui ». « Vous êtes les sarments » / « celui qui demeure », d’un énoncé à l’autre on passe du groupe au singulier, de l’aspect communautaire à l’aspect individuel. Si l’être-dans impliquait la communion fraternelle, la participation active ne peut être que personnelle.

« En dehors de moi vous ne pouvez rien faire » Ce qui fonde l’acte de demeurer, c’est le fait que « sans moi vous ne pouvez rien faire », de même que sans la vigne le sarment ne peut rien porter comme fruit. Ainsi, les disciples sont rappelés à leur condition de n’avoir pas en eux-mêmes le principe de la fructification. Cela dit, on reste encore en attente sur la nature des fruits…

Le sorts des sarments secs : on les enlève, on les jette au feu, et ils brûlent. L’image est celle d’un échec, de quelque chose d’inutile, d’irrécupérable. Appliquée aux personnes, elle vise individus qui ont manqué la vie parce qu’ils n’ont pas tenu les promesses de leur naissance. Personne n’est encore jugé, c’est un avertissement.

Demander : « si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et vous l’aurez ». La consigne est comparable à celle du chap. 14 « demandez en mon Nom et je le ferai ». La formule du chap. 14 fait valoir une identité d’intention entre le demandeur et celui qu’il sollicite. Elle est une sorte de réponse à la question que le quémandeur se ferait à lui-même : « est-ce que celui que je sollicite demanderait ce que je vais demander en son Nom ? » Si la demande exprime un désir, ce désir va-t-il dans le sens du désir inscrit dans le Nom que Jésus s’est acquis par son histoire personnelle [1] ?

La formule du chap. 15 est légèrement différente. Ici le désir est alimenté par le fait que « vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous ». La présence de Jésus se vérifie dans le fait que ses paroles demeurent en nous, ce qui n’est pas automatique : les paroles ne peuvent demeure en nous sans nous, – sans la fidélité qu’elles exigent.

De manière plus concise, en connectant les deux formules incitatrices, la demande s’appuie sur la présence en nous de son Nom ou de ses paroles, et elle est finalisée par la gloire du Père dans le Fils. « La gloire du Père, c’est que vous portiez des fruits et que vous deveniez mes disciples ». Etre disciple, ce n’est pas acquis du jour au lendemain, c’est un devenir, une entrée dans la durée par fidélité au Nom et aux paroles de Jésus.

3.2. « Demeurez dans l’amour qui est le mien » (Jn 15, 9-17)

[Cette section peut se diviser en trois parties : l’origine, les composantes et les conséquences de l’amour]

« Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans l’amour, le mien (traduction Osty). Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans l’amour de moi. Comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans l’amour de lui. Je vous ai dit cela pour que la joie, la mienne, soit en vous et que votre joie trouve sa plénitude » (15, 9-11)

Problème de grammaire : « l’amour de moi », l’expression est ambiguë. Elle peut signifier l’amour que vous avez pour moi, ou l’amour que j’ai pour vous. Il n’est peut-être pas besoin de choisir : l’amour va dans les deux sens, avec un accent pour un amour lié à la garde des commandements. « Si vous vivez selon mon désir, vous demeurerez dans l’amour que vous me portez, comme moi je demeurerai dans l’amour que je vous porte ». Dans les deux cas, les commandements sont l’expression de l’amour.

« De même que moi, j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans l’amour de lui ». Là aussi le mouvement de l’amour est à prendre dans les deux sens, comme si Jésus parlant de l’amour de son Père disait : « dans l’amour qu’il me porte, il exprime son désir par ses commandements, et en retour je lui témoigne mon amour en vivant selon son désir ». Mais que faut-il entendre par amour.

3.2.1. L’amour d’appellation contrôlé (son origine)

« Demeurez dans l’amour qui est le mien » : pourquoi cette personnalisation « le mien » ? Disons que le possessif désigne une appellation d’origine contrôlée, à savoir l’amour christique. Ce faisant, le Christ imprime sa marque d’origine sur une certaine qualité de l’amour.

Le vocabulaire biblique de l’amour. En grec, il y a trois verbes correspondant à ce que nous traduisons par amour. Eran, qui veut dire aimer de façon possessive. En grec, le verbe n’a pas forcément la nuance d’un amour passionné au sens que le mot « érotique » a pris en français. « J’aime la soupe » pourrait se dire « eraô » en grec. Philein, c’est l’amour d’amitié. Amour réciproque de l’un à l’autre. Donc chacun s’y retrouve encore, mais ce n’est pas ce qu’on cherche : nos amis ne nous sont pas indispensables, la séparation ne l’affecte pas : c’est un amour désintéressé. Agapein : dans l’usage profane, c’est un amour au sens assez vague. Les traducteurs grecs de la Septante l’ont choisi à cause du flou de sa signification, c’était en quelque sorte un mot disponible pour se charger d’une signification nouvelle. L’usage du verbe agapein va prévaloir dans le NT pour dire l’amour divin. Même problème pour les latins qui ont choisi pour traduire agapè les mots caritas, diligere, mots suffisamment imprécis dans la langue pour se prêter à un usage religieux plus spécifique. Malheureusement aujourd’hui le mot charité s’est dévalué. Dommage ! Parce que « charité », « cherté », « tu m’est cher », c’est très beau…

Agapè : l’amour qui vient du Père « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ». Nous avons dans cet énoncé la marque d’origine de l’amour biblique. L’amour a son origine dans le Père. C’est un amour préalable à tout, sans condition, originel puisque c’est l’amour du Père. Amour plus originel que le péché originel ! Amour prioritaire par rapport à tout l’amour que nous pourrions avoir pour le Christ ou pour son Père.

Conséquence : « demeurez dans l’amour qui est le mien », parce que l’amour mien vient du Père et que je vous le donne. Il y a une espèce de courant d’amour qui coule de l’origine, le Père, traverse le Christ et fait naître, vivre et fructifier la vie chez les disciples. Inversement, les disciples, s’ils vivent conformément au désir de Dieu, demeureront dans l’amour pour Jésus comme lui demeure dans l’amour pour le Père, – amour qui en quelque sorte remonte le courant vers l’origine.

La joie en plénitude

« Pour que la joie mienne soit en vous ». On suppose que d’être aimé du Père, c’est pour Jésus sa joie, et inversement. Cette joie passe dans les disciples où elle atteint en eux la « plénitude ». Plénitude de quoi ? Un autre mot est en français est très proche : c’est la jouissance. Quelle différence entre joie et jouissance ? Elle dépend des gens qui en parlent, mais en serrant de près les expériences racontées, elle s’établit sur le rapport entre celui qui aime et l’objet ou l’être aimé. On appellera jouissance par exemple la dégustation d’un fruit savoureux. La jouissance découle d’un objet ou d’un être qui d’une certaine façon nous appartient. Ce qui veut dire que la jouissance, comme l’eros, se retourne sur celui qui aime. En revanche, la joie nous rapporte moins, mais elle comble davantage. La joie sort de nous, elle nous élargit, elle éclate. Certes, elle peut coûter beaucoup d’efforts, comme de grimper au sommet d’une montagne. Mais quand on arrive là haut, on est vraiment heureux, mais ce n’est pas la jouissance, c’est la joie parce que, la montagne, on ne la possède pas.

Comme on l’a vu, l’amour de Jésus pour les disciples est un amour de communion. Or l’amour de communion, ce n’est pas un amour d’objet, il porte sur une personne. La communion de personne à personne engendre la joie. Cette joie est compatible avec la souffrance. La souffrance, il est vrai, peut aussi faire objet de jouissance. Mais il s’agit alors d’une perversion. La joie l’ignore.