Un cadre théorique : le ‘schéma de la parole’,
A. Pénicaud

Un cadre théorique : le ‘schéma de la parole’, Anne Pénicaud

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Le modèle présenté ici, le « schéma de la parole », sert de cadre théorique à la sémiotique énonciative. De formalisation récente (une petite dizaine d’années), il ressaisit la théorie de l’énonciation proposée par Greimas, fondateur de la sémiotique, en l’éclairant par le travail conduit au CADIR durant les années qui ont suivi. Ce modèle, proposé sous une forme simple et visant la clarté, est ainsi le fruit d’une histoire scientifique complexe : il s’inscrit dans la tradition sémiotique élaborée au Centre en un carrefour disciplinaire où la recherche rencontrait à la fois l’exégèse biblique, la théologie, la linguistique et l’anthropologie psychanalytique [1]. La sémiotique énonciative qui en découle assume ainsi pleinement sa continuité avec la « sémiotique figurative » développée précédemment au CADIR, et en deçà avec la « sémiotique narrative » de Greimas.

1. Le « schéma de la parole »

Le « schéma de la parole » propose une description de la parole orale qui repose sur deux principes : – Cette parole ne se limite pas au dire, mais intègre le dire et l’entendre. – Il y a lieu d’y distinguer les dimensions de l’énoncé (ce qui est dit et entendu) et de l’énonciation (comment cela est dit et entendu). Le dire et l’entendre, qui forment l’énonciation, sont les dynamiques qui assurent la circulation d’un énoncé entre des sujets : le premier en produisant l’énoncé, le second en l’accueillant. Le modèle cherche à rendre compte du dire, de l’entendre, et du statut qu’ils donnent à l’énoncé.

a) Le dire dans le schéma de la parole : un « débrayage »

Le dire est l’opération énonciative par laquelle un individu « somatique », situé par son corps (inscrit dans l’espace et le temps) comme partie prenante de la « réalité [2]« , cherche à dire quelque chose de cette « réalité ». Cependant il ne peut y parvenir : en effet il dit… des mots, et son dire produit un énoncé bien autre que la « réalité ». Le dire est donc un débrayage, générant à partir d’un lieu somatique un énoncé verbal qui lui est radicalement étranger [3]. En voici une représentation [4] :

D’où ce paradoxe : le dire est à la fois le moyen par lequel un individu « somatique » formule quelque chose de la « réalité » à laquelle il appartient et ce qui le coupe de cette « réalité » en l’effaçant derrière sa reproduction dans les mots [5]. Ce que l’on dit n’est pas ce qui est. Il en va donc de tout énoncé verbal comme du célèbre tableau de Magritte reproduit ci-dessous :

Un énoncé est un tableau figuratif peint avec des mots, ou encore une vitre faite de langage. L’erreur serait de confondre les figures du tableau avec la « réalité », ou les dessins de la vitre avec un paysage qui serait situé derrière elle… En fait il n’y a pas de « réalité » derrière la vitre. En figurant la « réalité » dans la parole, le dire la re-présente, mais comme un pur objet de langage. En la dessinant, il la rend définitivement absente.

Il découle de ces propositions un premier principe, qui s’avèrera fondateur pour la démarche sémiotique décrite ici : il est illusoire de penser pouvoir traverser la vitre du langage [6]. Mieux vaut donc s’interdire le « pourquoi », qui cherche à expliquer un énoncé par les « réalités » dont il semble parler, et le remplacer par un « pour quoi ? », qui observe pour entendre et accueillir.

b) L’entendre dans le schéma de la parole : un « embrayage »

L’entendre est l’opération, symétrique du dire, par laquelle un énoncé verbal rejoint un individu « somatique » inscrit par son corps (situé dans l’espace et le temps) dans la « réalité ». Par l’entendre, celui-ci cherche à accueillir le sens de cet énoncé. Cependant il ne peut y parvenir. En effet le sens du dire survient en lui, non dans l’énoncé : ce sens n’est pas le sens de l’énoncé mais celui qu’il lui donne, et il provient entièrement de la façon dont il entend le dire. L’entendre est ainsi un embrayage, qui génère dans un individu « somatique » un effet de sens produit à partir du dire d’autrui [7]. En voici une représentation [8] :

D’où un second paradoxe : l’entendre est à la fois le moyen par lequel un individu « somatique » est rejoint par un dire autre et ce qui l’en coupe, masquant le sens de ce dire par l’effet qu’il produit en lui [9]. Du point de vue du sens, ce que l’on entend n’est pas ce qui est dit [10]. L’erreur serait de le prendre pour le sens du dire. En fait, celui-ci n’a pas de sens en lui-même [11] : il est un projet de sens ouvert à de multiples réalisations, une machine à faire du sens en attente d’activation [12].

Faire ce constat n’est pas aisé, car l’entendre est silencieux : il avance masqué, suscitant ainsi l’illusion qu’il se réduit à la pure compréhension d’un énoncé. Mais cette transparence est un leurre, et l’intervention de l’entendre est loin d’être anodine : en effet il convoque le monde de sens d’un individu, et c’est là que se détermine la façon dont il entend. L’ignorer conduit à croire que l’entendre peut « saisir » objectivement un sens qu’il est, de fait, en train de projeter sur le dire qu’il entend.

Intervient ici un second principe : viser la dé-confusion en s’efforçant de suspendre les projections de sens de l’entendre pour laisser parler le dire d’autrui [13]. La difficulté de l’entreprise invite à développer un chemin régulé, conscient de ses fondements : c’est l’invitation à laquelle répond le chemin sémiotique.

c) La parole, entendre et dire : une invitation à l’anamorphose

Le « schéma de la parole » est donc constitué par la rencontre d’un dire qui est un débrayage, et d’un entendre qui est un embrayage. Il en propose la représentation suivante [14] :

Sur le schéma, la coupure des schizes désigne la parole comme le lieu d’une élaboration marquée par le « ratage ». Sur le versant du dire comme sur celui de l’entendre, elle est confrontée à l’échec : au dire, la schize impose la perte de la « réalité », à l’entendre celle du « sens ». La perte concerne ainsi la possibilité même d’une objectivation de la « réalité » ou du sens dès lors que le langage est en jeu [15]. Et comme le langage est le milieu humain, cette perte est irrémédiable : c’est l’humain lui-même qui s’en trouve ébranlé.

Toute inscription dans la parole se comprend dès lors comme une cristallisation de sens partielle, fugace, aléatoire. Lue du côté de la perte, cette relativité pourrait dégénérer en relativisme. Le deuil d’une certaine vision de l’objectivité pourrait en effet donner à penser que tous les points de vue se valent dès lors qu’ils n’attestent plus d’un rapport assuré à « ce qui est ». Cependant cette perte, traversée, ouvre sur un bénéfice inestimable : elle a pour corollaire la prise en compte d’une dimension subjective qu’elle rend possible d’aborder… avec objectivité. La parole « fait » des « sujets », c’est-à-dire des assujettis : la schize du dire les soumet à l’altérité des choses, et celle de l’entendre à celle des êtres. Leur sujétion, ainsi, est à l’égard du « réel ».

Les schizes structurent ces sujets selon une architecture « ternaire », articulée autour de la distinction entre les trois dimensions somatique, énonciative et verbale. En traversant l’énonciation (dire et entendre), la schize la définit comme ce qui relie et distingue les niveaux somatique et verbal, interdisant de les confondre. Les différentes positions de sujets apparaissent là comme des agencements provisoires et mobiles, susceptibles de constants réajustements : réajustement de l’énoncé qui développe une vision de la « réalité », de l’énonciation qui le suscite et l’accueille, ou encore du lieu somatique d’où provient le dire et que rejoint l’entendre [16].

Cette structure ternaire soutient un travail de l’altérité. En effet l’altérité des mots et des choses établie par les schizes renvoie à l’altérité des sujets, dont elles régulent les relations. S’ensuit une dynamique de « ternarisation » dont l’agent est l’énoncé verbal. Formulé par le dire en même temps qu’accueilli par l’entendre il s’avère médiateur entre les sujets, qu’il relie tout en les préservant de la fusion dans un mouvement de renvoi incessant : il n’y a d’entendre qu’à partir d’un dire, et de dire qu’adressé à un entendre. Et l’entendre à son tour suscite le dire qui relance le moteur énonciatif [17].

La dynamique de la parole porte ainsi en germe, comme l’autre versant de la relativité des sujets, la promesse de la relation. Pour peu en effet qu’elle soit accueillie – et non étouffée par une assurance sur le « sens » ou rejetée au nom d’un jugement de « réalité » – l’altérité des partenaires agit comme un principe de lecture externe, où la différence des positions révèle leur singularité. Elle invite à en prendre acte en ne cherchant pas à réduire l’écart entre les points de vue mais en explicitant ses fondements. La parole devient là comme une « gymnastique de l’autre » : le partage d’un énoncé y désigne la différence comme l’invitation à un travail d’harmonisation, ouvrant ainsi l’espace d’une rencontre non conflictuelle avec autrui. Cette gymnastique est entièrement volontaire : assumer les schizes comme principe organisateur ouvre assurément un sujet à l’altérité, mais progressivement et à proportion de son consentement [18].

Le schéma situe l’entendre comme le point de départ de cette dynamique de ternarisation. Il est en effet le lieu même où se découvre l’altérité, car la confrontation au dire d’autrui est ce qui fait toucher du doigt la diversité des positions. Elle invite un sujet à expérimenter ce que le sémioticien François Martin a nommé une « anamorphose », terme hérité de la peinture par l’intermédiaire des travaux de Jacques Lacan [19]. En peinture une anamorphose (le mot signifie « retournement de forme ») est un tableau conçu de manière à se transformer au gré du déplacement de celui qui le regarde [20]. La schéma de la parole engage à déplacer le lieu de cette anamorphose pour le situer dans l’entendre d’un sujet. Le processus est engagé par la décision de suspendre toute tentative pour expliquer un dire en référence à la « réalité » dont il semble parler, et de l’accueillir comme une construction élaborée dans le langage et demandant à être entendue. Apparaît alors que ce dire n’est pas le dépôt d’un sens premier qu’il s’agirait de retrouver mais le lieu d’une promesse de sens adressée à l’entendre. En s’offrant comme une direction qui doit être reconnue pour être suivie librement, il ouvre à l’anamorphose l’avenir d’une interprétation.

Le bénéfice de la démarche s’atteste à la puissance de nouveauté qui traverse tout entendre attentif à la différence. Il y a là un effet de vie, développé indépendamment de la plus ou moins grande justesse du dire car ce qui le suscite est simplement l’ouverture à l’autre. S’y révèle l’enjeu de libération que comporte un assujettissement consenti à la parole : il pratique comme une désincarcération de la prison que constitue l’enfermement dans un point de vue propre, délivrant ainsi les individus du solipsisme inhérent à la dimension somatique. Cette puissance de libération a quelque chose d’irrépressible : si en effet les deux partenaires de la parole sont engagés ensemble dans la dynamique du ternaire, ils le sont indépendamment l’un de l’autre. En partager le chemin produit un accord harmonique entre les sujets. Mais le refus de l’un des partenaires n’empêche pas pour autant le chemin ternaire de l’autre : en accroissant l’écart des points de vue, il lui lance au contraire un appel insistant à s’y engager plus avant.