Repères pour la sémiotique énonciative,
A. Pénicaud

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c) Le principe du relief : une mise en abîme de la parole

Le principe du relief est donc le suivant : un texte développe dans ses figures des acteurs somatiques, auxquels le débrayage du dire permet de formuler un énoncé verbal. Il s’agit d’un modèle de base, qui peut se répéter à plusieurs reprises : l’énoncé verbal d’un acteur somatique développe à son tour une dimension somatique d’où peut provenir, par débrayage, une nouvelle dimension verbale. Elle porte à son tour des figures somatiques, etc… Le relief des textes est ainsi organisé par une mise en abîme [11] de la parole : elle ouvre un emboîtement de niveaux énonciatifs enchâssés les uns dans les autres comme les anneaux d’un télescope.

Elle est régie par deux règles simples :

– 1) Un énoncé verbal se déploie prioritairement dans la dimension somatique. C’est pourquoi, sur le schéma, les lignes bleues de l’énoncé verbal sont immédiatement doublées par une ligne somatique, qui est le premier lieu de leur déploiement figuratif.

– 2) Dans la ligne somatique surgissent parfois des figures de parole (d’énonciation), qui opèrent le passage d’un niveau à un autre. En générant un énoncé verbal, le dire déploie un niveau supplémentaire dans le relief du texte. En désignant l’effet de sens produit par l’accueil somatique d’un énoncé verbal l’entendre revient de ce niveau à celui qui le précède.

Cette représentation conserve les couleurs du schéma de la parole (bleu, violet, rouge et vert), mais la différence des niveaux du relief y est indiquée par un dégradé.

d) La présentation en relief d’un texte

Le « relief » est une représentation des textes qui tient compte à la fois de la succession des scènes figuratives et des emboîtements de niveaux produits par la parole. Pour le réaliser, il faut :

– 1) Recopier le texte dans une mise en forme appuyée sur le schéma de la parole : indiquant en violet, les énoncés somatiques, en rouge les figures de dire et en vert les figures d’entendre [12].

– 2) Distinguer visuellement les scènes (configuration d’acteurs dans un espace et dans un temps) qui le constituent en allant à la ligne pour chacune d’elles.

– 3) Décaler les niveaux énonciatifs enchâssés par la parole de façon à en rendre l’emboîtement visible.

– 4) Souligner la différence entre somatique, verbal, dire et entendre par des traits : – verticaux pour les énoncés, verbaux (traits bleus rarement accompagnés de texte de même couleur) et somatiques (traits violets développés par un texte de même couleur). – horizontaux pour l’énonciation, dire (flèches rouges orientées vers la droite) et entendre (flèches vertes orientées vers la gauche) [13].

Un trait est indiqué par une ligne pleine quand il correspond à une figure explicite du texte, et par une ligne pointillée quand cette figure est présupposée par le texte. Cette distinction permet de discerner l’entendre, qui n’est souvent pas indiqué figurativement dans les textes alors qu’il y joue un rôle capital. Exemple : « 40Et vint auprès de lui un lépreux (somatique) le suppliant (somatique ou dire) et tombant à genoux (somatique) et lui disant (dire) : « Si tu veux, tu peux me purifier » (verbal / somatique). 41Et pris au entrailles, étendant la main, il le toucha (somatique) ». Entre les v. 40 et 41 s’interpose une figure implicite d’entendre, qui opère le passage du dire du lépreux au faire de Jésus. Le pointillé permet également de distinguer les figures somatiques effectivement présentes dans un texte (ligne pleine) de celles qui sont sous-entendues par un dire ou un entendre (qui suppose la présence du somatique, même si le texte n’en montre aucune figure).

Ce cadre permet de visualiser plus nettement l’organisation d’un texte. Cependant des débutants, encore peu à l’aise avec ce codage, peuvent se contenter d’inscrire le texte dans le jeu de couleurs et de décalages mis en évidence par le relief, et n’indiquer les flèches que lorsque la vision en relief des textes leur sera devenue plus familière. Ce qui pourrait aller assez rapidement…

La représentation en relief d’un texte n’est jamais achevée, et cet inachèvement révèle le caractère approximatif d’une observation toujours à reprendre. Cependant le fait même de proposer le relief, comme une interface visuelle entre le texte et ses lecteurs facilite considérablement l’observation en constituant un référent concret sur lequel appuyer l’analyse.

e) Un exemple de relief : Lc 10,38-42

La flèche située en haut du relief et à gauche de l’énoncé du texte montre un élément dont l’analyse figurative ne se sert que rarement, mais auquel l’analyse énonciative donnera toute son importance : en tant qu’il est un énoncé, le texte est lui-même le produit d’un dire. Ce dire est une énonciation énonçante, puisqu’il est ce qui énonce l’énoncé. Mais il ne peut être énoncé, puisqu’il est ce à partir de quoi il y a cet énoncé. Jean Delorme a proposé de nommer cette énonciation implicite la voix du texte. Sur le relief elle se situe en un niveau n-1 par rapport à l’énoncé (niveau n). Située en deçà de l’énoncé elle est nécessairement mise en pointillé (puisque non figurée). Seule la forme de l’énoncé permet de la déterminer : en l’occurrence, les v. 10, 38-42 la qualifient comme un récit.

La lecture n’est rien d’autre qu’une réactivation de cette voix. Telle une Belle au bois dormant elle gît au repos dans l’énoncé, en attente d’un lecteur qui en réveillera la puissance opératoire :

Le lecteur prête sa voix au texte, au risque de la faire prendre pour celle du texte. Sa voix donne à entendre une parole qui n’est pas la sienne et qui n’a d’autre support que l’écriture, c’est-à-dire le tracé de la parole qui met en œuvre les mots de la langue dans le texte. Cette parole n’attend que la lecture pour passer à l’acte, pour s’actualiser avec la collaboration du lecteur. Elle dort tant qu’on ne l’éveille pas en refaisant le chemin par lequel elle a passé et dont l’écrit garde la trace. Cette parole immanente n’a pas d’autre medium que l’écriture témoin de l’articulation du discours qui l’habite. La lecture publique lui fournit le medium d’une voix qui doit interpréter, au sens musical du mot, l’œuvre écrite, sans se substituer à elle mais en la transposant du lisible à l’audible. Cela présuppose une lecture attentive, une fréquentation patiente, à l’écoute de ce qu’on peut appeler la voix du texte, silencieuse, immergée sous la lettre écrite. De même en effet qu’à l’oral la voix est la manifestation sonore de la parole de celui qui parle, de même la lettre est la manifestation lisible de la parole qui préside à l’articulation du texte. [14]

L’enjeu d’une analyse sémiotique est d’aider un lecteur à assumer cette fonction de réveil, c’est-àdire de le transformer en Prince charmant : elle lui enseigne à débroussailler la source de la parole en protégeant autant que faire se peut le texte des projections imaginaires de la lecture. Cependant le bénéfice de cette ouverture n’est pas pour le texte, mais pour le lecteur : il s’agit de lui permettre de boire à cette source pour s’en désaltérer.

f) L’utilisation du « relief » : un support pour l’analyse figurative

La représentation en relief ne remplace pas les textes : sa fonction est celle d’une carte, destinée à fournir des repères pour la lecture des figures. Elle en propose un relevé topographique qui les situe relativement aux deux axes qui régissent l’organisation de l’énoncé : l’axe de la succession (construit par l’enchaînement des figures), et celui du relief (dessiné par leurs emboîtements télescopiques). En déterminant les coordonnées des figures à l’intérieur de l’énoncé cette localisation constitue un support précieux pour l’observation. Elle permet de considérer la façon dont l’énoncé les met en relation, fondant une lecture comparative qui procède par un relevé d’échos et d’écarts dont elle interroge les enjeux. Ces enjeux ne sont pas les mêmes sur les axes de la succession et du relief :

– Enjeux de la succession des scènes

Que produit la succession des scènes ?

La fonction d’une figure est différente si elle s’inscrit dans une scène située au début, au milieu ou à la fin d’un texte. Au début du texte, elle constitue un point de départ destiné à évoluer. Au milieu, elle indique une étape intermédiaire, et à la fin un état – provisoirement – définitif.

Pour plus de cohérence, cette succession se lit sur des lignes homogènes. Dans le texte présenté ci-contre on considèrera donc séparément le somatique, l’énonciation et les énoncés verbaux (qui constituent un somatique de 2° niveau).

Illustration a) Sur la ligne somatique, Marthe est…

– au début, « accueillante » (« Une femme au nom Marthe le reçut sous. ») ; – au milieu, « maîtresse de maison zélée » (« accaparée par beaucoup de service ») ; – en fin de texte, absentée de cette ligne (absence de figuration somatique de Marthe).

Il y a là l’indice d’un déplacement, invitant à situer Marthe ailleurs que dans une dimension sociale. L’organisation des figures désigne par là l’erreur de Marthe : recevoir Jésus implique une forme d’accueil qu’elle n’assume pas.

b) Sur la ligne énonciative elle est…

– au début, absente ; – au milieu, « cherchant à mettre fin, par son dire, au tête-à-tête de Marie avec le Seigneur » (« Seigneur, il ne te soucie pas que ma sœur seule m’ait laissée servir ? Dis-lui donc qu’elle s’en charge avec moi. ») ; – en fin de texte, « invitée à entendre la parole qui lui est adressée par le Seigneur » (« Répondant lui dit le Seigneur : « Marthe, Marthe, tu te soucie et tu bruites autour de beaucoup… »).

Il y a donc un retournement, par lequel Marthe est invitée à faire silence pour ouvrir l’oreille.

Apparaît ici comment « le Seigneur » cherche à l’ajuster sur l’accueil promis par son invitation.

c) Sur la ligne verbale (somatique de niveau n+1), se succèdent

– l’énoncé de Marthe (« Seigneur, il ne t’importe pas que ma sœur seule m’ait laissée servir ? Dis-lui donc qu’elle s’en charge avec moi. ») ; – est mis en vis-à-vis avec celui du « Seigneur » (« Répondant lui dit le Seigneur : « Marthe, Marthe, tu te soucie et tu bruites autour de beaucoup… » ») ;

Cet énoncé reprend notamment la figure centrale de celui de Marthe (le souci), pour la retourner entièrement en la reportant sur sa représentation erronée de ce qu’est « accueillir le Seigneur ».