L’incarnation du Verbe et l’accueil de la Parole.
L’intérêt de la sémiotique pour l’énonciation a engagé une observation minutieuse des dispositifs énonciatifs dans les textes bibliques. Celle-ci a permis de mettre en rapport la question de l’incarnation du Verbe fait chair et celle des conditions de réception de la parole, telles que de nombreux textes du Nouveau Testament la mettent en place. Ils construisent ainsi un modèle de l’écoute et de ses effets dans les corps à partir duquel la problématique dogmatique de l’incarnation peut être « revisitée ».
Nous évoquerons rapidement quelques travaux de sémiotique autour de ces questions.
Luc 1-2 : les naissances annoncées et la réception de la Parole [41]
Deux naissances annoncées, à Zacharie et à Marie, deux venues de la parole et deux formes de réception. La naissance de Jésus, l’incarnation du Verbe de Dieu est indissociable de la réception de l’annonce par (en) Marie. Mais il est important de voir comment l’évangile de Luc met en perspective, plus qu’en parallèle, l’annonce de la naissance de Jean et l’annonce de la naissance de Jésus. Dans les deux cas, il n’agit d’une naissance « annoncée », précédée par une parole qui en déploie déjà la signification par les figures qu’elle lui donne, mais qui ne se trouveront d’ailleurs jamais « réalisées » dans le récit de la vie de Jean-Baptiste ou de Jésus. Mais ces naissances et ces itinéraires seront interprétables (et à interpréter) par les figures qui les annoncent.
Par ailleurs ces deux annonces sont des énonciations et l’on peut mettre en perspective les dispositions données à l’énonciateur (l’ange Gabriel) et aux énonciataires (Zacharie et Marie) dans les deux récits d’annonce. On peut comparer (plutôt qu’opposer) l’interrogation de Zacharie (« A quoi le saurai-je ? ») qui concerne le savoir et qui conduit au mutisme, et l’acceptation de Marie (« Comment cela sera-t-il ? ») qui concerne l’être, l’effectivité et l’opérativité de la parole, et qui conduit à la naissance de l’enfant qui « sera appelé fils de Dieu » (Lc 1,35) [42]. On suivra alors dans le récit de la visitation les effets de cette parole acceptée sur les corps de Marie et d’Elisabeth. La parole advient pour être reçue et pour s’inscrire dans la chair.
L’observation sémiotique des structures de l’énonciation dans les récits évangéliques du dernier repas de Jésus ouvre des perspectives intéressantes pour la question du sacrement de l’eucharistie [43], sans doute, mais aussi pour un approche de l’incarnation du verbe.
« Ceci est mon corps » : Le récit installe cette parole de Jésus dans une situation qui lui sert de cadre : il y a le repas, les convives, le pain, la coupe et le moment de la dernière nuit, un univers de référence.
- a) Située dans ce cadre de référence, la parole de Jésus vient au terme d’une série d’actions que le texte développe assez précisément : prendre le pain, rendre grâce, rompre, donner, et
- b) Comme acte énonciatif, elle est référée à Jésus (énonciateur). En tant qu’acteur singulier du récit évangélique, il installe dans le texte un centre de perspective, une position, ou un point de vue, définissables comme « je – ici – maintenant » [44]. Ainsi centrée, cette parole vient rompre le dispositif narratif en place, elle installe un dispositif nouveau, un univers de discours puisque les éléments constitutifs du repas se trouvent, dans les paroles de Jésus, autrement dits. Tout se passe comme si Jésus introduisait, à partir du centre de perspective qu’il constitue comme énonciateur, un « monde de fiction » dans l’univers des « réalités » du repas : un « monde » où le pain et la coupe s’appliquent au corps et au sang.
- c) La prise de parole de Jésus est une assertion. (« ceci est » : “il y a là, et je dis qu’il y a là“). Cette assertion construit une métaphore in praesentia entre le pain montré et désigné (« ceci »), et le corps de l’énonciateur présent dans son acte de parole et l’assumant.
- d) Cette parole est adressée (« pour vous »), elle insère les disciples dans le dispositif nouveau où ils ont à recevoir et la parole et ce qu’elle désigne et ce qu’elle opère. En Matthieu et Marc, on pourra noter que la priorité est donnée à la réception du pain, l’appropriation demandée précède même la désignation du pain (« prenez, mangez / ceci est mon corps donné pour vous »). L’objet-pain est au service de la relation et de l’acte (donner – prendre) qui établissent l’existence des sujets et leur relation.
Si l’on évite de poser entre le pain et le corps une relation simple de signe-renvoi, ou une structure figée de symbole, il faut donc retenir qu’une parole dit et fait le lien entre le pain et corps (ce pain est mon corps) et que cette parole est un discours adressé de Jésus aux disciples. Le pain est donné, la parole est adressée ; l’énonciataire, destinataire du don, fait partie intégrante du dispositif proposé. La corrélation dite du pain et du corps est référée à cet acte de parole, il ne s’agit pas seulement de la transformation du corps au pain : c’est toujours à partir de cette parole adressée qu’il conviendra de mesurer et de parcourir l’écart entre ce pain et ce corps, et la relation sémiotique qu’ils entretiennent [45]. La relation entre le pain et le corps de Jésus suppose la position d’un « tiers »,la parole adressée et reçue.
On observe ainsi un dispositif signifiant assez complexe, dont il est intéressant de déployer quelques dimensions.
a- Réfléchissant à la place faite à Jésus dans cette première partie du récit, on peut noter que le lieu originaire de l’énonciation, le sujet parlant, le corps où s’incarne la parole se trouve scindé, divisé, ou détaché de lui-même : MON corps (là d’où « JE » parle) est dans CE pain qu’il n’est pas, et où « JE » ne suis pas : présence et absence, identité et différance [46]. Cette énonciation met très précisément en acte (et en discours) une coupure constitutive de l’énonciation (ce que Greimas appelait la schizie) : le sujet de l’énonciation, en tant que la parole s’y incarne, est un sujet « divisé ». C’est au prix de cette division attestée par le pain rompu que le sujet advient et peut être reçu par sa parole.
b – La corrélation signifiante produite par cette parole ne se réduit pas à une relation d’équivalence entre le pain d’un côté et le corps de l’autre, pris comme des objets singuliers. Le pain n’est pas le signe visible d’un corps invisible (surtout pas dans ce récit où Jésus est présent devant ses disciples : il y a bien là pour eux et le corps et le pain !). L’acte de parole mis en discours dans le récit ne construit pas une équivalence entre deux « objets », mais une relation d’homologation entre deux parcours, celui du pain et le celui du corps. Le parcours du pain (pris, béni, rompu et donné) s’applique au parcours du corps (donné pour vous), et cela concerne « MON corps », le lieu réel de l’énonciation présente ; les deux parcours du pain et du corps construisent le parcours figuratif de l’acte énonciatif lui-même qu’ils supposent (la position du « tiers ») et qui, en tant que tel, ne peut être que « figuré » dans le discours qui l’atteste entre ces deux parcours. Le pain (saisi, béni, rompu, donné, désigné) manifeste la coupure qui définit « mon-corps » c’est-à-dire la condition charnelle d’une énonciation qui prend corps. Il est le signifiant de la coupure qui marque, en tant que lieu de la parole, un corps toujours perdu/donné. Il faut passer par cette altérité, par ce pain et par ce vin et par leur différence, pour manifester mais aussi pour faire advenir un corps propre à (de) la parole.
La parole de Jésus sur le pain énonce (et met en acte) les conditions mêmes de l’énonciation, et le statut d’un corps divisé par la signifiance. Nous ferons donc cette hypothèse que la parole sur le pain articule une « loi de l’énonciation » (au sens « scientifique » du terme) : elle met en discours et en œuvre les conditions d’émergence de l’acte de parole et du corps parlant. La condition corporelle de la parole et la condition du corps (scindé) dans la parole pourraient intervenir dans une théologie de l’eucharistie, et dans une réflexion sur la « présence » et sur l’incarnation du Verbe.
La parole reçue dans un corps
Nombreux sont les textes où le corps réagit à la parole.
On pourrait citer ici de nombreux récits de guérisons où effectivement la parole agit sur les corps qui la reçoivent, cependant il ne faudra pas oublier que, le plus souvent, ces récits ne se contentent pas de la guérison, mais que celle-ci s’accompagne de (et atteste) la réception de la parole et de la relation nouvelle qu’elle instaure [47].
Nous mentionnerons ici un cas un peu différent de cette « atteinte de la parole », le récit de la synagogue de Nazara (Lc 4) qui présente l’effet de la parole sur le corps à partir de la lettre de l’Ecriture.
‘L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint. Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres (…)’. Et roulant le livre, il [Jésus] le remit au servant et s’assit. Et les yeux de tous dans la synagogue étaient fixés sur lui. Il se mit à leur dire : ‘Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles cette Écriture’ (Lc 4, 18-21).
Jésus déclare accomplie « dans vos oreilles » l’écriture extraite du livre d’Isaïe, et cette écriture mise en avant par le récit produit sur les auditeurs un effet somatique, qui aboutira ici à la violence. Ces dispositifs narratifs méritent attention, ils signalent le rapport de la parole au corps, ou la dimension somatique de la parole et des effets de sa réception (ou de la résistance à cette réception).
On relève dans le récit (comme dans beaucoup d’autres), l’insistance sur les effets de la réception des paroles de Jésus plus que sur les contenus mêmes de son discours. La venue de Jésus en Galilée provoque la rumeur et son enseignement provoque la glorification, des effets énonciatifs de la « présence » de Jésus et de son « enseignement ».
Dans la synagogue de Nazara, il est question d’une lecture publique de l’Ecriture. On décrit précisément la « mise en scène » de cette forme d’énonciation :
Jésus se lève pour lire / Le livre lui est remis / Il déroule le livre /
Citation du passage
Il roule le livre / Il rend le livre au servant / Jésus s’assoit
Mais, curieusement, cette symétrie souligne en fait au centre du dispositif l’absence de l’acte de lecture. Le texte d’Isaïe est découvert dans le livre remis à Jésus, mais il n’est pas, à proprement parler, « lu » par Jésus (ni oralisé, ni interprété). Il manque à ce parcours l’acte de lecture. Le livre manipulé par Jésus est un espace, ou un lieu (topos) où se trouve un « écrit » que Jésus, selon le « récit racontant », ne lit pas. Il n’y a pas de mise en voix de texte d’Isaïe à l’adresse des présents dans la synagogue ! Il faut donc bien faire la différence entre le récit raconté (lecture du livre dans la synagogue) et le récit racontant qui omet justement cette performance de lecture et/ou d’interprétation.
Le texte d’Isaïe demeure, présent dans le texte de Luc, présupposant une énonciation énonçante qui a son lieu dans le livre d’Isaïe le prophète ET dans le livre de Luc, mais que Jésus dans notre récit n’assume (ne ré-énonce) pas … Le texte d’Isaïe est cité (v. 18-19), tout lecteur de l’évangile peut le lire. Cette citation (ou cette extraction) relève de l’énonciation non énoncée (la « voix du texte » de Lc), et non de l’énonciation énoncée (de Jésus par exemple). Cette citation n’appartient pas directement à la scène du récit, mais elle ouvre un axe d’énonciation entre le narrateur (énonciateur non énoncé) et le lecteur de l’évangile (narrataire, énonciataire non énoncé). L’absence de mention de l’acte de lecture de Jésus (que toute lecture référentielle du « récit raconté » veut et peut reconstituer) crée pour ce passage un double axe énonciatif. intradiégétique (entre Jésus et les nazaréens) et extradiégétique (entre le narrateur et le narrataire). Que peut produire pour le lecteur-énonciataire la réaction des nazaréens-auditeurs de Jésus ?
Et cela pose la question du statut de cet « extrait » : Luc donne ses références ! Il s’agit du ‘prophète Isaïe’, qui se trouve ainsi installé comme une figure de l’énonciation. Il est « auteur » du livre ; il est « prophète ». Il est un référent possible pour le « je » installé comme énonciateur dans la citation (l’Esprit du Seigneur est sur MOI). Ce « je » pose la question de l’identité de l’acteur susceptible de l’assumer : Isaïe, sans doute, mais également quiconque « met en voix » (ré-énonce) ce texte. Il est alors important de voir que, justement, dans notre récit, Jésus ne ré-énonce pas le texte d’Isaïe, ce qui rend plus énigmatique sa parole au v. 21.
Quelques remarques sur l’extrait d’Isaïe (vv. 18-19).
Il développe un programme narratif dans lequel un acteur désigné par « Je » (instance d’énonciation) se trouve investi dans un parcours, non encore réalisé, à destination de différents destinataires (pauvres, captifs, aveugles, opprimés). ‘L’esprit du Seigneur m’a consacré pour…’ : l’énonciateur inscrit dans le texte semble installé dans un programme pour lequel la compétence est acquise sous la figure de la consécration (onction), mais qui n’est pas réalisé ; il n’est qu’actualisé. On ne peut pas ne pas remarquer que ce dispositif narratif et figuratif peut s’appliquer comme un écho au dispositif rencontré au v. 14 : ‘Jésus revient sous la puissance de l’Esprit’. Tout se passe comme si le v. 18 manifestait sous la forme d’une énonciation embrayée (« je ») ce que le v. 14 indique dans un énoncé débrayé (« il »). Mais cette corrélation est un effet de la mise en discours du texte de Lc, elle n’est reprise, ni assumée pas aucun acteur de son récit.
On notera que ce programme est un programme d’énonciation : il s’agit d’annoncer et de proclamer (ce qui diffère de l’activité d’enseignement attribuée précédemment à Jésus)
On notera que ce parcours narratif et son sujet (« je ») appartiennent au dispositif de la délégation. Le sujet opérateur est un délégué, consacré par l’Esprit pour annoncer et également pour envoyer (aposteilai) les opprimés vers la libération). Ce PN ne manipule pas directement des objets-valeurs, mais des relations de délégation qui relèvent du domaine de l’énonciation (si l’on suit les propositions de B. Latour [48])
Un autre phénomène d’énonciation est à observer au v. 21. Il s’agit de l’énonciation rapportée de Jésus (‘aujourd’hui…’) introduite par une énonciation narrativisée (‘il commença à leur dire…’)
Toute énonciation, on l’a dit plus haut, installe un présent de l’énonciation et un centre de perspective (Je – ici – maintenant). Le ‘aujourd’hui’ ancre bien un présent de l’énonciation, centré sur Jésus lui-même et l’acte de parole qu’il effectue, mais cette énonciation présente est présentée par le narrateur comme un commencement, avec un aspect inchoatif qui peut être défini de deux manières. Premier acte d’un parcours de parole appelé à se poursuivre avec d’autres énonciations, cet acte de parole inaugure un enchaînement des énonciations dans lesquels se renouvellerait un « présent » de l’énonciation (cf. Benvéniste). Ou bien acte inaugural où la parole de Jésus s’actualise (où la parole en lui s’actualise : le verbe s’est fait chair…).
A cet aspect inchoatif de l’énonciation, il faut associer l’aspect terminatif de l’accomplissement de l’écrit que Jésus constate comme un fait réalisé « aux oreilles » de ceux qui le « fixent du regard »… (le corps est bien mis à contribution par la présence et les paroles de Jésus)
Mais à aucun moment, Jésus ne prend, de lui-même, la place de l’instance « je » de la citation d’Isaïe. L’accomplissement de l’écrit ne peut être simplement identifié à la réalisation du programme indiqué, selon le texte d’Isaïe, auprès des pauvres, captifs, aveugles… dans lequel pourtant ils se trouvent engagés. L’accomplissement de l’écrit n’est pas la réalisation du message, puisque le programme énoncé n’est qu’actualisé.
Cet accomplissement serait peut-être le fait de la « co-présence » ici et maintenant de Jésus et de l’écrit d’Isaïe. Le dire de Jésus (il commence à dire) donne corps à l’écrit sans que celui-ci permette de l’identifier (comme le ferait un témoignage « autobiographique ») et sans que l’écrit soit interprété en termes de message.
L’écrit s’accomplit dans les oreilles, une sorte de circuit court qui laisse vide la lecture interprétative du texte d’Isaïe : le texte s’adresse au corps sensible dans lequel il s’accomplit. De ce fait, le v. 22 pose problème en introduisant la figure de la bouche.
« Tous lui rendent témoignage. Ils s’étonnent des paroles de la grâce qui sortent de sa bouche. »
Il s’agit bien d’une relation de bouche à oreille insistant sur la dimension corporelle et thymique de la communication (cf. plus loin étonnement, fureur) plus que sur la dimension thématique (sémantique) des contenus. Quel est le statut de cette communication ? Elle ne s’identifie pas à l’écoute d’une lecture ou d’un commentaire du texte par Jésus puisque, précisément, le récit de Luc évite d’en raconter la lecture ou de donner le contenu d’une interprétation par Jésus. Il s’agit d’une relation subordonnée à la présence de l’écrit et qui en indique l’accomplissement, pour autant qu’elle soit accueillie, comme le montrera la 2ème partie du texte. Et ce sont là des paroles de la grâce…
Ces réflexions méritent bien sûr d’être prolongées. On renvoie aux travaux d’Anne Fortin [49]. La question de l’incarnation du verbe se pose bien sûr dans le champ global de la christologie, mais elle se présente aussi, suivant les quelques éléments que nous venons de mentionner, pour un théologie du salut et de la grâce : pour reprendre des formules patristiques, l’incarnation du verbe concerne la divinisation de l’homme. Et dans le champ d’une réflexion sur l’acte de lecture comme geste théologique (voire théologal) il faut pouvoir suivre la construction du sujet qui peut s’élaborer dans l’acte de lecture tel que nous l’avons envisagé à partir d’une sémiotique de l’énonciation.