Comment s’inscrire dans le champ de la christologie ?[1] C’est certainement une question qui s’impose au théologien contemporain, et qui devient très concrète quand la tâche délicate d’enseigner la christologie lui incombe. L’une des composantes fondamentales de la tâche christologique aujourd’hui, c’est de lire les Écritures. Mais pourquoi le théologien voudrait-il lire les Écritures aujourd’hui ? Dans quelle histoire de l’acte théologique pourrait s’inscrire cette lecture? Le théologien fait-il alors de la théologie biblique ? Mais alors, comment le théologien peut-il lire les Écritures? Peut-il lire lui-même le texte, ou doit-il interpréter les résultats que l’exégète aura établis à partir du texte? Comment le théologien peut-il lire le geste théologique des Écritures, quel sera son geste théologique de lire les Écritures ?
Je développerai avant tout le mouvement du geste théologique de lire les Écritures qui, implicitement, ne pourrait se justifier sans le postulat selon lequel les Écritures sont un geste théologique. Les Écritures ne sont pas des récits mythiques plus ou moins primitifs à partir desquels les théologiens doivent élaborer des constructions et des systèmes de pensée conceptuels. Le texte biblique est déjà un acte théologique et, en tant que théologienne, j’ai avant tout à me mettre à son écoute pour oser une parole propre, tout en actualisant mon ancrage dans une tradition de lecture et d’interprétation.
Pour parler du pourquoi lire les Écritures, le long chemin du comment lire les Écritures montrera une direction : les conditions mêmes de l’acte de lecture portent la finalité du rapport aux Écritures. Les conditions rencontrent donc le but, tel un ruban de Möébius : comment lire les Écritures est-il de part en part un geste théologique, de façon telle à y rencontrer le geste théologique des Écritures ?
Mais avant de pousser plus loin sur ce terrain, il est nécessaire de resituer ce geste dans une brève histoire du rapport entre le théologien et la Bible. Ce bilan sera bref et il sera suivi de la description des conditions de l’acte de lecture qui mettront en relief les enjeux de l’acte interprétatif de la Bible pour le théologien, à partir de la critique par Augustin du geste théologique de Pélage. Dans un dernier temps, il s’agira de dégager des prospectives pour l’acte théologique d’aujourd’hui et de demain.
1. Bilan
Je proposerais un bilan à partir d’un découpage théorique des conditions de l’acte de lecture des Écritures. Dans l’histoire récente de la théologie au Québec, disons les trente dernières années, il serait possible d’isoler trois types d’acte de lecture des Écritures : la lecture du croyant ; la lecture de l’exégète ; la lecture du théologien. Ces trois actes de lecture se sont peu rencontrés, chaque type évoluant dans sa sphère propre de compétence – ou d’incompétence.
Le croyant s’est trouvé placé devant la Bible avec la réforme liturgique. On lui a remis un texte qui a été intégré à la pratique liturgique : par ce biais, il s’agissait d’intégrer le texte biblique à la vie de foi et de prière. Le croyant aura été mis en position subite de lecteur des Écritures, mais la question devenait alors : comment lire ? comment ne pas dire n’importe quoi? comment s’assurer de la justesse de son acte de lecture ? comment pourrais-je comprendre s’il n’y a personne pour me guider ? (Ac 8, 31). L’incompétence est alors montée aux joues des lecteurs croyants, comme une immense gêne et un non moins immense inconfort face au texte.
Il fallait s’appuyer sur l’expertise des spécialistes. Depuis la réforme liturgique, les exégètes ont ainsi été mis à contribution et ils sont devenus les interprètes autorisés pour l’utilisation des textes bibliques dans la vie de l’Église. Ces exégètes, formés à la méthode historico-critique, auront donné un grand courant d’air frais à la lecture des textes, resituant ceux-ci dans leur histoire, dans leur contexte, libérant ainsi le texte d’une immédiateté moralisante, d’une application directe et étriquée à la conscience du croyant. Les textes avaient une vie autonome, et la découverte de cette autonomie, rendant ainsi les textes sympathiques, aura permis aux croyants d’entrer dans une relation de dialogue avec eux.
Le théologien dogmaticien, paradoxalement, est resté assez éloigné de toute cette démarche. À lui aussi se sont présentés de grands chantiers entièrement neufs : l’histoire des dogmes lui avait été aussi restituée, et son carré de sable était bien assez grand comme cela. Il y avait à relire des siècles de conciles christologiques, il y avait à découvrir toute la patristique, il y avait à inscrire l’acte théologique à l’intérieur d’une historicité qui situait son présent en regard de tant de siècles de tentatives pour dire l’expérience croyante.
Dans ce contexte, la parution de l’œuvre de Edward Schillebeeckx qui, au début des années soixante-dix, s’inspirait dans son discours christologique des textes bibliques, était un travail vingt ans en avance sur son temps. Schillebeeckx a voulu faire émerger sa christologie des textes bibliques pour reprendre à nouveaux frais le geste de christologisation de ces documents : faire une christologie pour aujourd’hui à partir des Écritures. Les résultats de son labeur ont été accueillis très tièdement. En premier lieu par Rome, mais, enfin, passons. Les théologiens ne savaient comment se situer par rapport à la masse d’informations tirées des Écritures, se sentant démunis pour manipuler cette avalanche biblique. Les exégètes ont aussi réagi tièdement à ce travail qui reprenait certaines conclusions de travaux d’exégètes, et qui en tirait des conclusions christologiques. On a reproché à Schillebeeckx, d’une part, de trop puiser aux Écritures, de ne pas intégrer la tradition et, d’autre part, de ne pas être en mesure de contrôler ses résultats sur les textes et de dépendre ainsi d’écoles d’exégèse trop particulières. On lui a reproché mille autres choses. Mais dans ce bref bilan, il est intéressant de constater que son geste n’a pas eu de répercussions sur la scène francophone et qu’il n’a pu être intégré dans la démarche théologique en général. Sur la scène anglo-saxonne, l’histoire est complètement différente, à cause de la montée des approches narratologiques qui restituaient le texte à une lecture non historienne des textes. Mais c’est une autre histoire, qui devra attendre les années quatre-vingt-dix pour avoir de réelles influences sur la scène francophone. Sur la scène hispanique, la christologie de Jon Sobrino, dès le milieu des années soixante-dix, fait du rapport au texte biblique un pilier de sa réflexion, en interaction critique avec une prise en compte de la réalité sociale d’oppression.
Il n’en demeure pas moins que le geste théologique de Schillebeeckx est un symptôme intéressant de la division du travail entre théologiens et exégètes dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Cette division du travail est doucement atténuée au début des années quatre-vingt-dix par la parution de deux livres écrits par des christologues de métier, Joseph Moingt et Bernard Sesboüé. Tous deux – jésuites du Centre Sèvres – publient la même année des christologies écrites à la lumière de la lecture des Écritures. Tous deux posent leur geste comme un retour aux sources, après des décennies de travail sur les conciles et la tradition. L’aveu de retournement épistémologique est émouvant au début du livre de Moingt, et l’enthousiasme de Sesboüé [2] face aux textes bibliques est non moins touchant. Cependant, ces gestes n’auront pas de suites. Aujourd’hui, les christologies se font à travers des lectures de maîtres : relectures de la christologie de Pannenberg, de la christologie de Bultmann, etc. Commentateurs des commentateurs, les théologiens se distancient toujours davantage du texte biblique. L’appareil de l’exégèse historico-critique est si lourd, si complexe, que le christologue ne peut toujours que se mettre à la remorque des résultats établis par d’autres.
Dans ce cadre décrit de façon trop rapide, le geste de Louis Panier, théologien sémioticien, constitue une exception [3]. La lecture sémiotique qu’il propose des textes bibliques élabore une théologie discursive qui permet de revisiter diverses thématiques théologiques. Par la pratique réglée de lecture, les textes sont redonnés à l’interprétation du sujet moderne qui peut les entendre du lieu d’une anthropologie contemporaine, en l’occurrence celle de Jacques Lacan.
Les répercussions d’une telle démarche théologique à partir de la lecture réglée par la sémiotique des textes bibliques ne font que commencer à émerger. Le croyant ne peut encore, dans la plupart des cas, se tourner que vers les exégètes pour lire les Écritures. Ceux-ci auront eu le mérite d’entendre la fécondité des courants narratologiques, rhétoriques et structurels, et auront permis un accès de plus en plus large aux textes. De leur côté, les théologiens semblent avoir été globalement occupés ailleurs …
À partir de ce trop bref bilan, je propose une coupe longitudinale dans l’acte interprétatif du théologien qui, aujourd’hui, voudrait lire les Écritures à partir du constat de l’absence de la lecture des Écritures de la scène de la vie croyante. C’est là que le pourquoi d’un intérêt du théologien pour la lecture des Écritures doit absolument passer par un comment.
2. Présent de l’acte interprétatif
Comment lire ?Il sera question ici de démarche. Il ne s’agit pas de commenter le message du texte ni les seuls résultats de la recherche des exégètes sur le texte biblique, mais bien plutôt de parcourir un chemin que fait faire le texte.
Interpréter ne consiste pas à poser un jugement après coup sur l’acceptabilité du texte, par un sujet du savoir qui aurait la maîtrise du sens. Interpréter, ce n’est pas non plus s’adonner à un décodage qui permetrait d’étiqueter, de différencier et de hiérarchiser des événements, des genres littéraires et des thèmes.
Si le texte contient des pierres d’achoppement, des invraisemblances, des écueils – pour parler comme Origène [4] -, c’est pour faire passer le lecteur d’un sens premier (littéral) à un autre sens, un sens qui s’échappe pour laisser place à la signification qui se joue dans l’interaction entre le texte et le lecteur. Pour comprendre comment se construit la signification d’un texte, il est cependant nécessaire de rappeler qu’à partir de différentes théories du texte, le mot signification peut revêtir plusieurs acceptions [5]. Tout en adoptant pour notre part une théorie du texte qui hérite de la critique du logocentrisme du vingtième siècle, de Heidegger, Wittgenstein jusqu’à Greimas, il est possible de retracer dans l’histoire de la pensée d’autres façons de lire les textes que celle qui consiste en un simple décodage des signes.
En effet, de tout temps, le problème du théologien n’a pas tant été le sens contenu dans le texte, son message à dégager de sa gangue, mais bien plutôt la signification de ce texte pour le lecteur dans sa vie de sujet croyant. Il ne s’agit pas de dévoiler le sens caché des Écritures, mais plutôt de se mettre en acte de lecture à la rencontre de l’altérité du texte. « C’est aux illusions du lecteur de céder, non au texte, de se plier à ce que l’on appelle parfois, improprement, une analyse [6] ».
Un des lieux d’achoppement de la démarche théologique qui cherche à lire les Écritures repose sur le soupçon quant au lien entre sens et subjectivité. Comment penser en dehors de la croyance scientiste selon laquelle le sujet de lecture serait enfermé dans le subjectivisme auquel s’opposerait l’objectivité d’une lecture scientifique du texte ?[7]
Pour traiter de ces questions très actuelles, qui ont enfermé la théologie dans un éloignement par rapport au texte biblique, je propose de faire un détour historique en analysant la querelle entre Augustin et Pélage autour de la question Comment lire les Écritures ? Lire et interpréter les textes à partir d’une théorie du langage et du statut du sujet-lecteur n’est pas une nouvelle question, et ce détour par le quatrième siècle se révélera des plus percutants pour aujourd’hui.