Lire le geste théologique des Écritures, Anne Fortin

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. Chemins pour la lecture

Ainsi, le théologien n’est pas enfermé dans des présupposés dogmatiques, imperméables aux critères de scientificité environnants. Les débats actuels autour de la troisième quête du Jésus historique laissent parfois entendre que le travail du théologien deviendrait inutile face aux découvertes de la science sur l’authenticité des textes du Nouveau Testament. L’enjeu est ici d’ordre épistémologique : de quelle science parle-t-on, de quelle vérité est-il question ?

Le théologien est soumis aux conditions de la scientificité de son travail de lecture lorsqu’il lit le geste théologique des Écritures. Il doit rendre compte de sa lecture dans un geste qui engage sa véridiction : il doit dire-vrai à partir de sa vérité de sujet-de-manque, vis-à-vis d’autres sujets-de-manque qui ne peuvent trouver le salut sans acte de nomination, acte de langage engageant le désir vers l’Autre. S’il existe une spécificité de l’herméneutique chrétienne, elle pourrait être identifiée, à partir d’Augustin, dans la circulation triangulaire de l’acte de parole. Le génie du christianisme ne consiste-t-il pas en ce que les conditions mêmes de l’acte de parole – qui est toujours interprétation d’une parole donnée, reçue et partagée – soient formalisées dans la plus grande abstraction qui soit – le dogme trinitaire – et qu’elles constituent les fondements mêmes de la vie spirituelle telles que les Confessions les posent ?

La véridiction du discours du théologien dans son rapport aux Écritures ne se fait pas en dehors de la dimension historique à laquelle renvoient les Écritures qui pointent vers le comment il vous l’avait dit lorsque Jésus était présent historiquement à ses disciples. Le texte n’est pas conçu comme un ensemble douteux de paroles plus ou moins vraies qui auraient été retenues par la communauté des premiers croyants, et par rapport auxquelles le scientifique devrait prendre ses distances. Le texte n’est pas conçu comme un assemblage de vérités historiques et de créations de toutes pièces par l’instance de la foi, assemblage à propos duquel la science historique nous donnerait aujourd’hui l’heure juste – c’est-à-dire qu’elle en rejetterait les neuf dixièmes dans les limbes de l’inauthentique. Le théologien qui veut inscrire son travail dans l’acte de lecture des Écritures n’est pas en panne de matière première une fois que les historiens auraient écarté les neuf dixièmes des paroles et des miracles de Jésus, sous prétexte de non-authenticité. La rationalité du travail théologique ne saurait se réduire à la rationalité du positivisme. La rationalité pratique qui préside à sa responsabilité est, d’une part, une rationalité historique qui prend en compte l’historicité de sa parole dans son rapport à la communauté scientifique et à la communauté de foi. Elle est également, d’autre part, une rationalité herméneutique qui prend acte des bouleversements des sujets dans l’histoire, des transformations des conditions d’énonciation dans l’histoire, et qui débouche vers une responsabilité socio-politique de toute prise de parole croyante questionnant les Écritures [12].

Le théologien qui inscrit son travail à partir de la perspective selon laquelle l’Écriture se donne sous une forme textuelle, s’engage à l’interpréter à partir d’une théorie du texte. Toutefois, il choisit de lire le texte dans son mouvement propre qui pointe vers l’historicité d’une parole qui a pris naissance dans la relation entre des sujets : « rappelez-vous comment il vous parlait » (Lc 24, 6). C’est pourquoi les études sur le Jésus historique ne viennent pas compromettre le travail du théologien qui lit les Écritures. Que les énoncés soient considérés par les historiens comme authentiques ou non, vrais ou faux selon une conception positiviste de la vérité, ne change rien à la position du lecteur qui reconnaît son manque-à-dire, qui se reconnaît coupé et brisé dans son acte d’énonciation. Les conceptions de la vérité ne sont pas les mêmes. Il en va d’un enjeu épistémique fondamental : la vérité positiviste dit-elle le tout de la vérité de l’humain, à travers sa volonté de puissance et de contrôle sur les objets du monde ? La totalité du monde peut-elle prétendre être dite par un type d’énoncé qui rejette ce qui se soustrait à son mode épistémique de vérification ?

Augustin pose une question toujours très actuelle, qui n’a pas pris une ride : lire et interpréter le texte biblique peut-il se faire en dehors de la position du sujet-lecteur « soustrait aux choses du monde » par son ancrage dans la parole ? La lecture du théologien s’inscrit dans la signification de ces textes qui sont aujourd’hui actuels et qui signalent la position de l’humain face à son manque-à-dire. [13]

Conclusion

L’expression théologie biblique est habituellement donnée au travail du théologien qui s’inspire ou s’appuie sur les Écritures. Cependant, le théologien est le plus souvent contraint à tout simplement utiliser, importer, les résultats des analyses exégétiques établis par d’autres dans son discours. Pour rendre compte de mon geste théologique, je préférerais par conséquent ne pas retenir cette expression. Je dirais plutôt que je fais une christologie pratique, fondée sur la conviction que « l’ignorance des Écritures est ignorance du Christ » (SAINT JÉRÔME). La théologienne que je tente de devenir cherche à faire reculer les limites de son ignorance dans un acte interprétatif ancré dans une rationalité herméneutique assumant les conditions de la rationalité pratique et historique, à travers une pratique réglée de lecture.

La lecture des Écritures convoque le lecteur à un travail d’élaboration de la signification – ce en quoi consiste précisément la pratique réglée de lecture sur le texte lui-même – qui est aussi un travail sur lui-même, son savoir, ses représentations, son langage. Le texte biblique n’est pas tant un objet à interpréter pour lui faire rendre ce qu’il dit : il devient le lieu où le sujet se trouve lui-même interprété. La lecture des Écritures est ainsi, comme pratique, l’exercice même de l’acte théologique en tant qu’interprétation.

Notes

[1] Cette communication a été donnée dans le cadre du Congrès annuel de la Société canadienne de théologie, 1999.

[2] Joseph MOINGT, L’homme qui venait de Dieu, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, 176, 1993, 725 p. ; Bernard SESBOÜÉ, Jésus Christ, l’unique médiateur. Essai sur la rédemption et le salut, vol. 2, Les récits du salut. Proposition de sotériologie narrative, Paris, Desclée, coll. Jésus et Jésus Christ, 51, 1991, 472 p.

[3] Louis PANIER, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et théologie discursive. Lecture de Lc 1-2, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, 164, 1991, 385 p. ; Louis PANIER, Le péché originel. Naissance de l’homme sauvé, Paris, Cerf, coll. Théologies, 1996, 147 p.; Louis Panier, « Lecture sémiotique et projet théologique », RSR, 78/2 (1990), p. 199-220.

[4] « Cependant, si, dans tous les détails de ce revêtement, c’est-à-dire le récit historique, avait été maintenue la cohérence de la loi et préservé son ordre, notre compréhension aurait suivi un cours continu et nous n’aurions pu croire qu’à l’intérieur des Saintes Écritures était enfermé un autre sens en plus de ce qui était indiqué de prime abord. Aussi la Sagesse divine fit-elle en sorte de produire des pierres d’achoppement et des interruptions dans la signification du récit historique, en introduisant, au milieu, des impossibilités et des discordances : il faut que la rupture dans la narration arrête le lecteur par l’obstacle de barrières, pour ainsi dire, afin de lui refuser le chemin et le passage de cette signification vulgaire, de nous repousser et de nous chasser pour nous ramener au début de l’autre voie : ainsi peut s’ouvrir, par l’entrée d’un étroit sentier débouchant sur un chemin plus noble et plus élevé, l’espace immense de la science divine. » ORIGÈNE, Des principes, IV, 2, 9.

[5] Cf. François Rastier, « Sens et signification », dans Protée, théories et pratiques sémiotiques, 26/1 (1998), p. 7-18.

[6] Jean CALLOUD, « Le texte à lire », in Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique, Paris, Cerf, coll. Lectio divina, 155, 1993, p. 62.

[7] Du point de vue de la phénoménologie, sur la question de la subjectivité, du subjectivisme et de l’objectivité scientifique, voir le livre lumineux de Michel HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, 247 p. ; du point de vue herméneutique, voir Claude GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001.

[8] Je tiens à remercier Isabelle Dalcourt pour ses remarques judicieuses dans la lecture de ce texte d’Augustin.

[9] AUGUSTIN, La crise pélagienne, I, XXXIX, 46.

[10] Louis PANIER, « Figurativité, mise en discours, corps du sujet », conférence donnée à Limoges, avril 2001, p. 9, pro manuscripto.

[11] Pour une analyse de la position du double amour dans l’acte de lecture, voir, Anne Fortin et Anne Pénicaud, « Augustin, lecteur des Écritures », dans Sémiotique et Bible, décembre 2001, no 104, p. 3-23.

[12] Je remercie Michel Beaudin d’avoir attiré mon attention sur le travail de Pablo Richard qui est en droite ligne avec le présent développement : « The Hermeneutics of Liberation : Theoretical Basis for the Communitarian Reading of the Bible », Pasos Review, 2 (1996), p. 10-15.

[13] Mais le théologien n’est pas seul dans ce geste particulier de lecture. Le livre pénétrant du philosophe Alain BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme (Paris, Presses universitaires de France, 1997, 119 p.), thématise cette position du sujet-lecteur divisé dans les textes de Paul.