Au service de la parole, Olivier Robin

Sémiotique et Bible n°152, 10 Décembre 2013.

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Louis Panier avait voué sa vie au service de la Parole et de la parole. C’est au point que le moment de célébration qui a réuni ceux qui l’ont connu de près ou de loin s’est révélé être au moins autant un hommage rendu à la parole qu’à celui pour qui elle était si importante : hommage au risque fécond d’oser la prendre (il fallait du cran pour parler ce jour-là) ; hommage à cet autre risque qui consiste à parler du risque de la parole (la fameuse « énonciation » tant travaillée par Louis Panier). Il n’y avait à nos yeux pas de meilleure façon d’évoquer sa vie et son œuvre de sémioticien que de prendre à notre tour le risque d’une méditation autour de l’énonciation, manifestation de la vie au beau milieu du langage, à laquelle Louis Panier aspirait de toutes ses forces.

L’épreuve de la parole

Sortir de soi pourrait bien représenter, pour le sujet humain, un mouvement fondamental par lequel il lui est donné d’accéder à l’humanité qui lui est promise. Il prend cependant l’allure d’une épreuve, exigeante, et dont la mort constitue la figure ultime : exaltante pour qui envisage la vie avec confiance, redoutable pour qui l’aborde la peur au ventre. La raison de l’intensité du défi à relever tient à l’ouverture que toute sortie de soi nécessite en direction d’un autre du sujet. Elle est une manifestation de soi où le sujet s’expose et même se livre, vulnérable, à la merci d’un autre sujet, sans certitude absolue d’être bien accueilli. Tel est le jeu permanent de la « parole » si, par « parole », est entendu ici tout événement signifiant par lequel l’inaccessible monde du sens est mis en circulation entre êtres humains. La parole concrète échangée fait bien sûr partie de la « parole », mais aussi toute écriture voire, plus largement, toute œuvre issue de la culture. Ainsi, chaque fois que quiconque laisse émerger de soi-même un « quelque chose » de neuf, encore jamais lu, jamais vu ou jamais entendu, il se risque dans la confection d’une « œuvre » sur laquelle il ne pourra plus revenir, dans l’élan d’une « mise en œuvre » qui en fait toute la saveur.

Entre l’audace et la nécessité

L’audace d’un tel geste est à la mesure de sa nécessité. Du côté de l’audace, il fait fond sur la conviction que toute « parole », de quelque nature qu’elle soit, recevra bel et bien, un jour, l’accueil ajusté qui lui permettra de déployer toute la vie qu’elle véhicule. Il croit que la « parole » au service de laquelle le geste de sortir de soi se porte lui vient d’infiniment plus loin que lui-même, le conduit également au-delà de tout horizon pensable, et déborde par surabondance ses moyens limités. Aucun découragement n’effleure celui qui, dans la confiance, reconnaît humblement ses limites, car il sait que l’infini n’en a cure pour se laisser déguster : les figures limitées d’un texte, que le sémioticien délivre patiemment de leur coquille, empêchent-elles la profondeur toujours renouvelée d’une lecture pleine de (bonnes) surprises ? L’accomplissement de la lecture montre qu’il était bienvenu de le croire : il y a bien un « quelque part » qui honore la parole risquée du sujet lisant, que la sémiotique désigne comme « instance d’énonciation » dans son versant « énonciataire », et vers laquelle le lecteur chemine peu à peu.

L’audace a pourtant ses blessures. Que le sujet, par suite de quelque expérience malheureuse, vienne à douter de l’existence de cet espace d’accueil et le silence vient recouvrir l’élan natif de la « parole » jusqu’à le faire périr dans l’œuf. Parfois, la « parole » est sur le bord des lèvres, au bout de la plume ou du pinceau, prête à surgir. Mais il suffit qu’une autre parole un peu pressée s’interpose, ou impose son flux sans avoir pris la peine de l’accueillir afin d’y répondre, pour que cette « parole » ne trouve pas la place qu’elle était pourtant prête à prendre. La voici « coupée » dans son élan, à jamais perdue, et il ne sera même jamais su qu’elle était là, prête à se faire entendre. Pourra alors être pris pour volonté dédaigneuse de se taire le silence blessé de celui qui n’a pas eu la chance (ou a cru ne pas avoir eu la chance) de trouver d’adresse. Le paradoxe de ceux qui peuvent être qualifiés bien vite de taciturnes est qu’ils ont beaucoup à dire sur la « parole » et sur l’audace folle qu’elle réclame, sur la peur de ne jamais pouvoir dire ou de trop mal dire le trop-plein qui les submerge ; simplement, ils leur faut retrouver une confiance enfouie, et cela peut prendre du temps.

Du côté de la nécessité, en contrepartie, le geste en quoi consiste l’élan d’une « mise en œuvre » de la « parole » ne pourrait jamais s’esquisser sans une promesse fidèlement annoncée à l’être humain depuis l’aube des temps : celle de toujours trouver, au-delà de toutes ses déconvenues, l’espace d’accueil à la mesure de l’audace de se croire porteur de la Parole. Cette dernière possède la propriété surprenante de rejaillir en permanence là où personne ne l’attend. La porte vient-elle à se fermer quelque part ? La Parole entrera par la fenêtre ou la cheminée, par les interstices du toit ou les jointures mal ajustées des murs. Quelqu’un ne peut-il pas « parler » ? La Parole criera par son corps de silence. Le « trop » qui ne cesse de déborder de la « parole » trouve toujours les moyens de se faire entendre, même lorsque tout manque pour le faire. Surtout lorsque tout manque pour le faire. Il en est ainsi parce que le « trop » n’est pas seulement une affaire de quantité : il désigne l’énormité de ce qui a été donné par la Parole et dont il est pressenti avec acuité qu’aucun mot ne peut le contenir. C’est ici que le temps fait son œuvre. La précaution et la délicatesse qui préside à toute prise de « parole » disent la maturation nécessaire dont chacun se fait le lieu. Quelques rares personnes sont capables d’être à ce point transparents à la Parole qu’elle vienne comme naturellement à être mise à la disposition de tous. Mais pour nous autres, commun des parlants, il convient d’accepter que parler réclame du temps. Celui-ci représente le travail de guérison que la Parole opère en chacun de ceux qui ont connu la blessure des ailes coupées de l’élan de la « parole » mais, comme tel, représente aussi l’un des plus beaux témoignages qui puissent être rendus à la Parole : la nécessité se convertit en finalité, la Parole est faite pour être entendue et accueillie, rien ni personne ne pourra jamais l’en empêcher.

L’aventure sémiotique

Ce qui vient d’être déployé là raconte l’aventure irrépressible de tous les sujets humains, leur vérité et leur ancrage fondamentaux dans la Parole. C’est pourquoi ces quelques lignes ne prétendent pas dire autre chose que ce que tant d’autres ont su dire bien mieux et plus largement avant nous, car cette Parole est parlée depuis que l’humain est humain, telle est même l’occupation essentielle de la « parole ». Dans l’activité permanente et vitale de « parler la parole » en quoi consiste finalement l’existence humaine, l’inventivité a été donnée au sujet humain pour le faire sur tous les tons qui se puissent imaginer. Philosophes, linguistes, théologiens, et même chercheurs de toutes les disciplines qui se donnent un projet scientifique rivalisent de créativité pour parler de la seule chose qui en vaille la peine : la Parole. Parmi eux, les sémioticiens, et particulièrement ceux du CADIR, ont occupé une place plutôt originale, en ne cessant d’élaborer des modèles théoriques qui non seulement rendent compte de la « parole » en tant qu’activité, mais aussi et surtout de son élan natif et irrépressible, de l’audace qu’elle réclame afin que la Parole circule entre les humains. Un beau terme est venu condenser toutes ces recherches et rendre compte de cet élan dont les sémioticiens du CADIR se sont faits les relais à partir de la Parole qui transpire des textes bibliques qui la porte : celui d’« énonciation », évoqué au début de ces lignes.

Témoin de l’énonciation

Louis Panier était un témoin, à sa façon, de cette énonciation indomptable, de sa trace dans les textes, de son impressionnante et profonde richesse, au point d’y consacrer tout un axe de sa vie de sémioticien. Car l’énonciation, caractérisée par une « instance d’énonciation » présupposée, représente ce fleuve de vie dans la parole sans lequel l’humain n’est rien. A partir d’elle et de la double schize du dire et de l’entendre qui composent les canaux d’irrigation du monde humain, la vie concrète menée par chacun prend toute sa dimension, particulièrement lorsque survient l’heure de son accomplissement. La fascination des sémioticiens est à la mesure de la démesure de ce que l’énonciation donne en nourriture à ceux qui acceptent de s’en constituer l’adresse. Une origine inaccessible et une orientation irrépressible constituent les deux pôles entre lesquels, comme par différence de potentiel, de la « parole » circule et nourrit envers et contre tout : la naissance et la mort ; c’est-à-dire, une naissance pour une mort et une mort qui s’apparente à une naissance. Sur le circuit ainsi établi, les humains sont invités à s’en faire les relais ou les conducteurs provisoires, trouvant leur pleine humanité dans cette activité. Une assurance naît de là : il ne peut se faire autrement que la « parole » accomplisse son parcours, guérisse les cœurs, brise les silences, ouvre les lèvres et les oreilles : la schize de l’audace d’exposer un dire, la schize de la nécessité qu’existe un entendre.

L’écriture de l’énonciation

Tout cela désigne, dans le creux de la vie la plus humaine et habituelle, un fonctionnement de la parole que les sémioticiens du CADIR n’ont cessé de toucher du doigt et de théoriser. Le terme d’« énonciation » vient ici à pic pour désigner les moyens pleins de surprise et de nouveauté que le « trop » emploie pour se faire entendre là où tout semble fermé. Louis Panier faisait partie de ces chercheurs de Parole qui, inlassablement, se mettait à l’écoute du « trop » de cette Parole dont toutes les paroles sont porteuses. Pour parvenir à s’en faire un théoricien avisé, encore faut-il avoir été chercher au fond de soi ces blessures concrètes que chacun a pu subir un jour ou l’autre, les reconnaître et les interpréter dans le sens du désir de la vie, de l’espérance de sa circulation et de sa manifestation quoi qu’il arrive, et jusqu’à l’ultime de la vie que constitue la mort. Théoriser n’est finalement pas autre chose qu’inventer les mots, avec l’audace du poète, qui rendront compte des blessures créatrices les plus profondes et les plus secrètes de l’être humain. En cela, théoriser est encore un service rendu à la Parole et à sa circulation.

Louis Panier avait donc choisi le travail du texte. Non seulement il écrivait, mais il lisait. Non seulement il lisait, mais il écrivait. Le texte était sa vie. Il savait y reconnaître les modèles mêmes par lesquels la parole invente ses moyens pour se faire entendre. Il savait y reconnaître la manière dont la parole dépasse les silences et les blessures des lecteurs qui s’y risquent pour les renverser en vie partagée. Et tout cela, il savait merveilleusement l’écrire. Au-delà des accords ou désaccords féconds qui surgissent nécessairement dans l’exercice universitaire de la théorisation, il y avait une énonciation spécifique dans l’écriture de Louis Panier qui témoignait de sa sensibilité vive à l’énonciation au sens large de la circulation de la parole, autant dans la capacité à l’accueillir que pour la formuler. D’une certaine façon, par son énonciation même dans l’écriture, il théorisait et écrivait l’énonciation.

Un entendre pour la vie

Cela, il m’a été donné de le découvrir à l’occasion de la soutenance de ma thèse. Qu’il me soit pardonné d’écrire ici avec un « je » plus personnel que je vais m’efforcer de ne pas rendre trop envahissant. J’ai en effet pu goûter la sensibilité de lecture et d’écriture de Louis Panier au moment de lire le compte-rendu qu’il avait rédigé en vue de ma soutenance. Je peux dire que j’ai été véritablement stupéfait par la justesse de ce qu’il avait réussi à percevoir au sein même de mon écriture. Pour un écrivain qui se jette dans l’écriture comme dans la parole, avec pour désir de faire entendre le « trop » qu’il cherche désespérément à partager lorsque le silence menace, rien de plus extraordinaire que de trouver l’oreille qui sache entendre, l’adresse ajustée qui était promise. Pour parvenir à écrire juste, il faut avoir lu juste. Et pour lire juste, il faut avoir compris la force incomparable du silence qui, loin d’être l’arme des taiseux, est plutôt leur meilleure plume. C’est alors qu’il est possible de lire et d’écrire de telle sorte que celui qui se sent lu à ce niveau de profondeur puisse se reconnaître et même s’entendre rendu à la vie.

Qu’il me soit permis, en essayant de me défier de toute forme de narcissisme déplacé, de citer un extrait du rapport de lecture de Louis Panier, tel qu’il l’a lui-même énoncé lors de la soutenance : « (…) il s’agit (…) pour Olivier Robin dans l’écriture même de son travail, de « montrer » les effets de cette écoute de la parole et d’y conduire son lecteur. Le parcours d’ensemble aboutit par son rythme même à des propositions importantes sur l’articulation nécessaire entre anthropologie et théologie. Articulée à l’écoute de l’Autre dans l’autre, la lecture s’avère un acte de contemplation et un réel geste théologique.

On soulignera l’originalité de cette thèse qui montre par sa forme et réalise par son écriture ce dont elle traite. On notera comment elle sollicite constamment son lecteur par des rappels, des analogies, des homologations entre les différents textes lus, entre les formes signifiantes qui ont été mises en lumières. Il s’agit autant de « montrer » que de « démontrer » : la thèse se propose à lire comme un parcours de figures où se laisse entendre le travail de l’énonciation. »

Lecteur de l’énonciation d’autrui

Je resterai, je pense, profondément et durablement marqué par cette qualité que je n’ai trouvée que chez de rares personnes, dont la plupart ont été croisées dans les « allées » de la sémiotique issue du CADIR : Louis Panier a su lire ma propre énonciation en parcourant ma thèse. Pourquoi cela était-il si important ? Dans cette thèse, j’avais en effet osé l’audace dont je parlais plus haut, risqué le risque qu’engage toute parole : travailler une écriture qui me soit propre. Mais il ne s’agissait nullement de produire un effet de style : il s’agissait uniquement de rendre cohérents la manière d’écrire et ce à propos de quoi je cherchais à écrire. Or le projet de cette thèse consistait, entre autres, à rendre compte en termes théologiques du mouvement même de l’énonciation, en des termes qui à la fois montrent ce mouvement et en respectent l’aspect irréductiblement mystérieux. Pari insensé : le prix d’une telle cohérence était de laisser aller mon énonciation en renonçant à toute forme de contrôle sur elle – autrement dit, l’inverse d’un effet de style. Aucune autre solution ne s’avérait pertinente dans un travail articulant l’énonciation et la perte ou la démaîtrise. J’ai dû me laisser embarquer dans la confiance que cette énonciation s’écrirait d’elle-même, du moment que je me laissais travailler par la perte dont je cherchais à parler : la moindre tentative de contrôle de ma part aurait fait perdre toute fécondité à la perte consentie, toute la recherche en aurait été affectée. Cela équivaut à se lancer dans une aventure en aveugle car, dans ces conditions, aucune possibilité n’est offerte de faire retour sur soi-même pour vérifier que l’on avance bien. On imaginera sans peine l’émotion profonde ressentie à la lecture de ces lignes de Louis Panier, d’autant que le risque était réel et important de ne pouvoir être entendu à ce niveau-là. Louis Panier a su lire cela et il est difficile de ne pas en éprouver un profond sentiment de reconnaissance.

Figures d’accomplissement

Le départ de Louis Panier peut être alors vu comme l’accomplissement de la promesse en laquelle il avait cru depuis toujours : il a désormais rejoint l’espace d’accueil où peut être entendue pleinement la Parole qui circulait sans cesse dans sa « parole » et que les témoins qui sont intervenus au cours de la célébration évoquée au début de ces lignes ont reconnue. Ils en ont dit les multiples facettes qui se manifestaient dans la manière d’être de Louis Panier, et ils l’ont eux-mêmes déployée dans des termes qui manifestaient sensiblement l’audace prise dans leur propre parole. Témoignage au second degré de la circulation de l’énonciation de génération en génération, elle qualifiait l’auteur de La naissance du Fils de Dieu, de façon saisissante, par des termes soulignant la position de paternité (déléguée) qu’il avait occupée vis-à-vis de chacun de ces témoins.

En forme de clin d’œil en direction que ce qui a été avancé autour de l’épreuve de la parole, il est possible de dire que Louis Panier laisse une « œuvre » qui témoigne largement, à diverses échelles, de la fécondité de son inscription dans le courant de vie de l’énonciation. Cette fécondité ne peut pas ne pas résister à l’« épreuve » de la mort.

L’auteur songe ici, en particulier, à bien des jeunes que, en tandem avec une autre personne participant à la vie du CADIR, il accompagne régulièrement de son écoute. Les défis de cette pratique aux succès très incertains l’ont précisément amené à envisager l’énonciation comme ancrage anthropologique majeur à partir duquel élargir la pratique sémiotique au champ de la parole vive. De ce point de vue, cette activité auprès de jeunes s’inscrit dans l’héritage du travail autour de l’énonciation réalisé par les chercheurs du CADIR auquel Louis Panier a apporté une contribution plus que significative.

Cette expression est un hommage discret à Jean Delorme, en renvoyant à sa traduction si belle de Mc 2,2, notamment.

Ma recherche s’intitulait : « Le paradigme sémiotique appliqué à l’accompagnement spirituel selon François de Sales : énonciation et figures de la perte féconde. »

C’est exactement ce que nous ne cessons d’expérimenter avec les jeunes que nous écoutons (voir note supra). Ils sont en souffrance d’oreilles capables d’entendre qu’il y a de la parole en eux. Un tel entendra à soi seul fait effet de vie, bien au-delà de l’impression d’avoir été compris dans ses énoncés. C’est ce même effet qu’il m’a été donné de ressentir en lisant la lecture de Louis Panier.

J’ai été plus que comblé sur ce plan-là car j’ai eu la chance de vivre une expérience similaire à la lecture ou à l’écoute de chacun des quatre autres membres de mon jury, chacun avec pourtant sa touche et son angle d’approche très spécifique : manifestation de l’extraordinaire richesse de l’énonciation et sa capacité à se glisser sous des formes si différentes tout en étant toujours reconnaissable.

Ouvrage dans lequel Louis Panier offre justement des pistes importantes pour penser la figure de la paternité.