Texte : Marc 6, 30-44
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2014
Traduction utilisée : voir traductions de travail
Un repas inaugural
Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien.
A l’herbe des oasis, il me fait reposer.
Ps 23
Les Douze (apôtres) ont été envoyés par Jésus : Et il appelle à lui les Douze et il se mit à les envoyer deux à deux, et il leur donnait autorité sur les esprits les impurs (Marc 6,7) On ne sait pas où, mais un certain succès est signalé : 12 Et étant sortis, ils proclamèrent de sorte que les gens changent d’esprit ; 13 et ils chassaient beaucoup de démons et faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades et les guérissaient.
Puis, pendant que se déroulait leur mission, on découvre l’histoire de la disparition de Jean le Baptiste, à l’occasion d’un repas avec des convives d’importance, au cours duquel sa tête tranchée est servie sur un plat. Une question émerge de cet épisode où la tête du prophète a été séparée de son corps, lui coupant la parole : si la parole d’un seul meurt avec le corps qui la soutient, quel corps pourra porter la parole de Jésus, relayée par les apôtres, après sa disparition ? C’est à l’occasion d’un autre repas qu’il nous est proposé d’y entendre peut-être quelque chose.
Nous retrouvons les apôtres :
30 Et les apôtres se rassemblent auprès de Jésus et lui annoncèrent tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné.
Un principe régit l’action de Jésus, et celle de ses envoyés : la non-dissociation entre le faire et le dire. Un enseignement, une parole qui ne touche pas au corps est vain ; une action pour le corps, par exemple une guérison physique ou psychique, sans parole pour lui donner sens est effraction ou manipulation.
Nous sommes au-delà de la mise en accord entre le dire et le faire sur le plan moral. Il ne s’agit pas seulement de faire ce que nous disons ou préconisons, ou de dire sans mensonge ce que nous faisons ou croyons. Mais il s’agit d’être là où la parole dont nous sommes porteurs guérit, libère. D’être là où les actes que nous posons ou qui nous échappent sont parlants, tels des paraboles.
Nous retrouvons cette non-dissociation dans l’ensemble du texte : le long enseignement de Jésus à la foule qui l’a rejoint est associé à un grand repas. La parole entendue tient ainsi au corps, et la « multiplication [1] » du pain n’est pas prise pour un tour de magie. Le texte va même plus loin, car il propose d’entendre que la parole et la nourriture offertes ne touchent pas seulement chacun, mais la foule comme telle, advenant en corps par la parole.
31 Et il leur dit : « Vous-mêmes, venez à l’écart dans un lieu désert, et reposez-vous un peu. »
Jésus n’exprime ni satisfaction ni réticence en réponse au rapport circonstancié des apôtres. Il propose un peu de repos. Le texte n’a pas signalé une quelconque fatigue des disciples. Cela nous fait tendre l’oreille vers autre chose. Le psaume 23, cité en exergue, résonne peut-être déjà ici. « Reposez-vous un peu » : étymologiquement, le verbe grec traduit ici reposer évoque la suspension d’activité pour se remettre debout. « Ils n’avaient même pas un moment-favorable pour manger » : les apôtres ne trouvent pas l’occasion de se nourrir. C’est aussi la question qui va être posée à propos de la foule. Nous découvrirons que ce moment favorable pour les apôtres sera celui où la foule aura de quoi se rassasier.
Lever le pied pour recevoir de quoi manger. N’est-ce pas cela que nous faisons quand nous nous retrouvons pour lire les Écritures ? Nos rendez-vous sont comme des temps de déserts au sens biblique : des temps de ressourcement, des lieux où la rencontre a la fulgurance des premières fois.
« […] un peu » Presque un trait d’humour quand on sait ce qui va se passer « à l’écart ». Mais on peut aussi y entendre un leitmotiv biblique : le presque rien qui change tout, le détail qui fait tout basculer.
La reconnaissance
31 […] ceux qui venaient et qui s’en allaient étaient nombreux
On peut entendre que le lieu où se tiennent Jésus et les apôtres attire de nombreuses personnes qui viennent pour voir, écouter, recevoir et qui en repartent sans être probablement rassasiées. Ces allées et venues témoignent d’une attraction et d’une attente encore dispersée.
« Et on les vit s’en aller et beaucoup les reconnurent »
Cette figure qu’on retrouve par exemple dans l’épisode des pèlerins d’Emmaüs où la reconnaissance de Jésus se fait au moment où il disparaît à leurs yeux, nous est familière. Nous ne connaissons pas vraiment ceux que nous avons sous nos yeux. Ce que nous savons d’eux nous fige et les fige, nous enlise et les enlise. Leur disparition ou leur départ révèle quelque chose d’eux qui restait voilé à nos yeux.
Il est un mode de présence qui ne se découvre que dans l’absence. Qu’en est-il donc de Jésus, et désormais des apôtres, quand ils sont au milieu d’une foule, sans qu’ils n’enseignent, ne chassent des esprits impurs ou ne guérissent ? Invisibles aux yeux du monde qui va et qui vient, reconnaissables quand, s’éloignant, ils viennent à creuser une soif.
La foule de gens qui allaient et venaient converge vers un même but en « se démultipliant »: « de toutes les villes ils accoururent ensemble ». Puis, elle se concentre dans l’écoute de l’enseignement de Jésus. Enfin elle est organisée, au moment du repas commun, « carrés par carrés de cent et de cinquante ».
Le texte donne à voir comment, d’une foule quelque peu erratique, peut se constituer un corps. Ici, il prend forme par une parole d’injonction : « il leur (aux disciples) commanda de les faire… ». Il figure ce qu’est le corps d’Israël structuré par une unique Loi traduite en commandements. Mais ce ne sera pas le dernier mot sur ce qu’est faire corps pour les humains.
Des brebis sans berger.
Nous imaginons que le berger est le guide des brebis, celui qui ouvre le chemin. Ce n’est pas avéré. Plus communément, le berger marche derrière le troupeau, et veille sur lui, prend soin de chacune. C’est le rôle de l’enseignement de Jésus. Nous l’avons vu avec les paraboles (Marc 4), il ne s’agit pas que tous pensent la même chose, ni de convaincre, mais que chacun y entende dans sa propre langue, dans son histoire, une parole adressée qui l’appelle à se lever.
A partir du verset 35 les apôtres sont devenus des disciples : ils rentrent de nouveau « en formation [2] » après avoir commencé à mettre en œuvre ce pour quoi ils sont envoyés.
35 Comme l’heure déjà devenait tardive, ses disciples, s’approchant de lui, lui disaient que « Ce lieu est désert, et l’heure est déjà tardive ; 36 renvoie-les, afin qu’ils s’éloignent dans les campagnes et les villages alentour, pour s’acheter de quoi manger. »
La proposition des disciples est de disperser la foule pour qu’elle trouve à manger. Ils n’avaient rien compris… pour que nous puissions y comprendre quelque chose. Ce n’est pas au moment où commence à se constituer un corps qu’il faut l’éparpiller !
Jésus invite à servir le corps
« Donnez-leur, vous, à manger. » Ainsi va se révéler qu’au sein même de la foule, il y a de quoi nourrir tout le monde, et que c’est une œuvre où les disciples auront une part active.
38 Mais il leur dit : « Combien avez-vous de pains ? Allez et voyez. » Et le sachant, ils disent : « Cinq, et deux poissons. »
La question de Jésus insiste sur le combien pour mettre le lecteur sur la piste de ce qu’évoquent les pains. Les cinq pains pourraient figurer ce qu’Israël a reçu au moment où il a été constitué en peuple : le don de la Tora, les cinq livres de la loi de Moïse. Ce don n’a pas encore été complètement déployé. Jésus va l’accomplir jusqu’à nourrir cinq mille hommes. Cette division-partage par mille du pain dit l’accomplissement. Mais aussi, ces pains trouvés au milieu de la foule, ou du peuple, n’ont pas encore trouvé leur véritable destination : celle d’être mangés, intériorisés en chacun.
Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple (Jérémie 31, 33).
41 Et, prenant les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux vers le ciel, il dit la bénédiction. Et il rompit les pains et les donnait aux disciples, afin qu’ils leur distribuent.
Jésus bénit après avoir pris les pains et les poissons. Il tourne pour cela son regard vers le ciel [3], le lieu-origine de ce qui a été gardé et (re)trouvé au sein de la foule. Et il rompt les pains lui-même. Cette dernière action n’est pas du ressort des disciples. On devine l’allusion à la dernière Cène. Mais là s’arrête son action : il donne les morceaux aux disciples, ainsi envoyés auprès de chacun pour les offrir. Envoyés comme porteurs du pain rompu.
43 et l’on emporta des morceaux, les contenus de douze couffins pleins et des poissons.
Mais Jésus n’est pas seulement un messie qui fait parvenir la parole divine à tous, sans passer par les scribes, pharisiens ou autres légistes spécialistes de la Loi. Il opère une mutation. On comprend que, dans ce banquet messianique, le plus important est constitué des restes. Les douze couffins, figures des Douze, inaugurent un nouveau régime où l’unité ne se fait pas autour de l’unique loi mais à partir d’un mode d’être ensemble où elle est signifiée par la diversité désignée par un unique nom, Douze. Jésus ne prend pas la place de la Loi pour opérer une unité centralisée sur sa personne.
Cela peut suggérer quelques réflexions sur la manière dont l’Église romaine conçoit l’unité. La collégialité, introduite par le concile Vatican 2, et sa traduction contemporaine du « Douze pour Un », semble avoir fait long feu.
La figure des couffins est inspirante : ils introduisent au mystère des envoyés. Ils reçoivent la nourriture-parole non consommée par les premiers convives, sans la consommer eux-mêmes, pour qu’elle puisse atteindre d’autres, plus tard et ailleurs.
Quand nous écoutons ensemble la Parole par les Écritures, nous en consommons une partie, nous la faisons notre, nous cherchons à « l’appliquer », nous la mangeons parfois avec délectation. Mais peut-être que le plus important est ce qui reste non consommé, non compris et pourtant déposé en nous, pour qu’à un moment favorable il puisse opérer, pour d’autres, une œuvre de salut.
Et les poissons ?
Et il partagea les deux poissons pour tous
et l’on emporta […] des poissons
Ils étaient là aussi, comme un surplus, non recherché. On s’enquiert de pains, on en trouve, gardés là pour ce temps de l’accomplissement, et on découvre deux poissons. Ils sont aussi partagés par Jésus, mais le texte ne précise pas qu’ils sont donnés aux disciples pour une distribution. Et il en reste, non pas sous forme de morceaux, mais de poissons non mangés. Si le reste des pains constitue chacun des Douze en tant qu’envoyés, les poissons en surplus seront portés autrement vers ceux à qui ils sont destinés.
Comment entendre vers quoi ces poissons font signe ? Le deux est-il important, comme le cinq l’est pour les pains ? Leur origine maritime est-elle significative ? Nous pourrions chercher du côté des deux testaments, de l’alliance, qui tranche en deux des animaux pour signifier unité et différence, et plus largement du côté du symbole qui unit deux parties en une, etc. Les poissons font parler (nous ne sommes pas les premiers !) et restent cependant insaisissables.
Il est bon de revenir à l’élémentaire. Les poissons accompagnent les pains tout au long du texte. Mais ils ne sont pas rompus, ni distribués, simplement partagés par Jésus. Les poissons non consommés ne trouvent pas place dans un contenant comme les couffins. Cela devrait suffire. Quand la Parole prend corps en nous, dans la lecture-partage entre nous, les poissons sont là aussi, pour nous, en nous. Mais nous ne savons ni d’où ils viennent, ni où ils vont.
[1] C’est ainsi qu’on appelle ce passage la plupart du temps. Nous verrons qu’il s’agit plutôt d’une division… Plus précisément d’une dissémination.
[2] On appelle cela aujourd’hui la formation en alternance…
[3] Ce qui n’est pas du tout dans la tradition de bénédiction juive de la nourriture.