Cours : Le Croire chrétien (le Christ), 2000
Analyse narrative.
P.N. 1 : Jésus en route vers Jérusalem
– Enjeu : Qui est celui qui monte à Jérusalem ? – État Initial : Jésus fait route vers Jérusalem (Lc 17, 11) – État Final : Jésus approche de Jéricho (Lc 18, 35), dans la direction de Jérusalem. Le découpage de l’état initial et de l’état final se fait en fonction du parcours de Jésus. La section des versets 11 à 19 s’inscrit dans un P.N. plus vaste : du point de vue du programme de Jésus, c’est un fragment inaugural d’un parcours où de nombreux événements et discours auront lieu. Si l’on replace cette section dans un ensemble plus vaste, il est possible de se demander quel est l’enjeu de cette guérison des dix lépreux à cet endroit bien précis du récit d’ensemble. Il sera donc nécessaire d’examiner cette guérison en elle-même, et ensuite de la resituer dans un ensemble plus vaste, c’est-à-dire dans le parcours de Jésus vers Jérusalem. Comment l’enjeu de ce petit récit s’inscrit-il dans un enjeu plus global ?
P.N. 2 : dix lépreux
– Enjeu : que Jésus ait pitié d’eux : que Jésus donne la santé par le biais de sa pitié. – Manque : la santé / le salut – État Initial : les dix lépreux viennent à la rencontre de Jésus – État Final : neuf lépreux ne reviennent pas à Jésus – Destinateur : les dix lépreux qui donnent un P.N. à Jésus : avoir pitié d’eux. La guérison est sous-entendue, elle n’est pas demandée comme telle : c’est la pitié qui est demandée. Voilà un exemple de fonctionnement métonymique, comme « boire un verre » qui pointe vers le liquide dans le verre sans le nommer. Avoir pitié des lépreux signale le « manque » – la santé – sans en parler. Mais tout l’enjeu va consister précisément en ce que neuf lépreux seront purifiés et un seul sauvé. Il y a « ouverture » de l’objet de la demande, ce qui pointe vers le désir qui est ouvert sur « plus », « autre chose ». Le texte laisse ouverte la case de « l’objet » de la demande, ce qui permet le déploiement du don du salut en tenant compte du destinataire, de celui qui reçoit. Le texte pointe sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de « recevoir », mais que la « re-connaissance » du côté du désir de celui qui reçoit contribue au salut.
P.N. 3 : le retour du lépreux-samaritain
– État Initial : il revient vers Jésus – État Final : il « va » – Manque : identification du destinateur : de Jésus à Dieu – Enjeu : la re-connaissance du destinateur
P.N. 4 : l’envoi du lépreux-samaritain
– Destinateur : Jésus – Manipulation : l’ordre donné par Jésus : « Relève-toi, va » – Sujet opérateur : le lépreux-samaritain – L’enjeu : que le samaritain se relève : puisqu’il est sorti de l’état symbolique et social de la mort qu’est la lèpre, il doit être debout, vivant et aller vers les autres. C’est Jésus qui lui donne l’ordre de se relever : puisqu’une vie nouvelle lui a été donnée, qu’il se relève et marche.
Problématique des rôles actantiels
Le texte de Luc 17, 11-19 rend problématique l’identification du rôle actantiel de Jésus et des autres personnages du récit. La difficulté est réelle mais l’étude d’un tel texte est des plus pertinentes dans un cours qui s’intéresse à la question : « Qui est Jésus pour faire de tels gestes ? » Que sont les « miracles » : des gestes de puissance qui prouvent l’identité messianique de Jésus ? Des lieux de rencontre qui signalent l’ouverture à un Tiers absent par l’intermédiaire des actions et des paroles de Jésus ? Des « pierres d’achoppement » dans le texte pour ouvrir sur un autre sens que le sens premier du texte (cf Origène) ? Quelle est l’identité de celui qui peut « faire » de tels gestes ? Mais que « fait » Jésus : est-il toujours le sujet opérateur des « miracles » ? Que fait-il faire aux autres; qui fait quoi, pourquoi et comment ???
À l’intérieur du P.N. 2, les dix lépreux sont posés comme un « actant » qui se constitue destinateur par rapport à l’actant Jésus. Il est possible de déterminer que les dix lépreux sont destinateur par le rôle qu’ils jouent vis-à-vis Jésus : les dix lépreux formulent un ordre, un impératif à Jésus en lui disant : « aie pitié de nous ». Par cette requête, les dix lépreux posent Jésus en tant que sujet opérateur d’un programme thymique, c’est-à-dire un programme qui implique le registre des émotions. Les lépreux demandent à Jésus de se laisser émouvoir par eux, par leur condition. Qu’est-ce qui est demandé exactement ? Il est demandé qu’en se laissant émouvoir, cela provoque de la part de Jésus la performance de les guérir. Le geste pragmatique n’est pas demandé de prime abord : ce qui est premier c’est l’ouverture de Jésus à une émotion. Le geste pragmatique serait une conséquence à cette émotion. Le texte laisse donc ouverte la question de l’agent du geste comme tel, ainsi que la détermination de l’objet précis du geste. Il serait possible de dire que l’opération métonymique permet l’ouverture sur la détermination de l’agent de l’action de guérison. Est-ce que Jésus va accéder à leur demande ?
Si tout se passait selon la logique du schéma actantiel, Jésus se constituerait sujet opérateur et réaliserait la performance « d’avoir pitié ». Or le texte ne dit pas beaucoup de choses sur cette pitié. Le texte ne signale que la « vue » que Jésus pose sur eux : « les voyant… » La « vue » des lépreux provoque non pas un geste de guérison mais une parole qui leur donne un ordre : « Allez vous montrer aux prêtres« . Plutôt que d’entrer directement dans le rôle de sujet opérateur, Jésus se met dans la position de destinateur face aux lépreux en leur donnant un programme particulier, aller se montrer… Par rapport à la vue qu’il a des lépreux, Jésus leur ordonne de réitérer cette « vue », cette vision auprès des prêtres. Aux yeux de Jésus se substitueront les yeux des prêtres. Que verraient les prêtres ? Dix lépreux purifiés ? Et que provoquerait la vue de dix lépreux purifiés chez les prêtres ? Une émotion ?
Jésus en tant que destinateur renvoie les dix lépreux vers un autre actant. Ce faisant, il les manipule, il leur fait-faire auprès des prêtres ce que les lépreux veulent lui faire-faire : ouvrir le registre de l’émotion. La manipulation que les lépreux tentent de faire auprès de Jésus leur est donc retournée. Jésus les retourne à un tiers actant, les prêtres : les prêtres jouent le rôle de tiers horizontal entre Jésus et les lépreux. Mais davantage, il est possible de voir l’opération métonymique encore à l’oeuvre ici : la loi juive serait reconnue comme destinateur-horizontal, destinateur qui a un registre de valeurs à partir duquel peut s’exercer une sanction, une évaluation de la purification.
La question du rôle de Jésus commence ainsi à devenir complexe : est-il sujet opérateur sur le programme que lui donnent les dix lépreux ? Est-il destinateur retournant le programme des lépreux sur eux ? comment se situe-t-il par rapport aux prêtres et à la loi, puisqu’il semble leur accorder le rôle de confirmation (sanction) ?
Pour poursuivre le travail sur le texte, il est possible d’identifier maintenant la transformation qui survient pour les dix lépreux. Ils sont purifiés dans leur route vers les prêtres. Il est à noter que la transformation leur arrive à eux : ils sont les destinataires, ceux qui reçoivent. Mais quel est l’agent de cette transformation ? Qui est le sujet opérateur, celui qui réalise la performance de la purification ? Le texte ne pose pas Jésus comme sujet opérateur : le texte ne dit rien de l’agent. Le texte n’a fait que poser Jésus dans le rôle de destinateur par rapport aux dix lépreux. Est-ce suffisant pour dire que Jésus est « celui qui fait le miracle » ???
Le texte ne dit donc rien du sujet opérateur de la purification. Il faut donc accepter de ne pas savoir pour l’instant. Le texte dirige notre attention vers le lépreux qui revient. L’enjeu semble se déplacer : non content d’être purifié, ce lépreux revient. Pourquoi ? Nous aurons à faire le parcours de ce lépreux qui revient pour redéfinir l’enjeu du P.N. 3, et possiblement pour le dégager en tant que sous-programme qui nous permettra de faire le lien avec le P.N. 1 (Jésus qui va à Jérusalem et ces lépreux à qui Jésus dit d’aller chez les prêtres (de Jérusalem ?) et celui qui revient vers Jésus qui est en route vers Jérusalem… Curieux va-et-vient, parcours entrecroisés, avec Jérusalem toujours à l’horizon.
Bref, par rapport à la masse des dix lépreux, un lépreux se détache du groupe, et crée par son action singulière une différence, une opposition. Il revient, il retourne sur ses pas, pour réaliser une action particulière. Il est à noter que ce lépreux voit qu’il est guéri : la vue semble bien jouer un rôle important : Jésus voit; Jésus dit d’aller se montrer aux prêtres; le lépreux se voit guéri. À cette succession de points de vue appelant des émotions sur les lépreux, ce lépreux unique répond sur le registre pragmatique : le lépreux retourne, rend gloire à pleine voix, il se jette le visage contre terre – donc il ne voit plus rien – et il continue de donner de la voix en rendant grâces. La vue joue le rôle de déclencheur chez ce lépreux pour le faire agir : revenir, donner de la voix, se jeter par terre. Et Jésus va continuer sur ce registre pragmatique en lui donnant l’ordre de se relever et d’aller (va).
Examinons ce retour du lépreux. Ce retour implique de la part du Samaritain une re-connaissance du destinateur qui lui a fait un don. Le lépreux commence par rendre gloire à Dieu : il réalise alors une performance de re-connaissance du destinateur : Dieu. Le lépreux re-connaît le don, et en retournant vers Jésus, il re-connaît que Jésus a joué un rôle entre Dieu et lui. Il faut noter que Jésus recatégorise la re-connaissance du lépreux en interprétant son retour sur le registre de « rendre gloire à Dieu ». Jésus, comme acteur, ne prend pas sur lui ou pour lui la re-connaissance du lépreux : c’est vers Dieu que le mouvement de rendre gloire est dirigé. Jésus est médiateur entre le lépreux et Dieu, il est celui qui donne, il est donateur, mais le réel destinateur est Dieu.
Examinons maintenant la réaction de Jésus qui dit : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ? Il ne s’est trouvé personne parmi eux pour revenir rendre gloire à Dieu : il n’y a que cet étranger ? » Commençons par nous surprendre de la réaction de Jésus : il dit aux lépreux d’aller voir les prêtres et il s’étonne qu’ils ne viennent pas le voir ? Jésus n’est pas très logique, qu’est-ce qu’il veut à la fin ? Il leur donne un ordre – aller voir les prêtres – et il veut qu’ils reviennent ??? Pas logique tout cela !
C’est ici qu’il faut examiner les rôles et les fonctions des acteurs pour y voir clair. Le lépreux-samaritain qui revient, revient vers Jésus en tant que médiateur entre lui et Dieu. Jésus devient alors celui qui donne accès au réel destinateur. Jésus exerce ainsi la même fonction, le même rôle que les prêtres, qui se posent comme intermédiaires entre le peuple et la loi. Si Jésus envoie les dix lépreux vers les prêtres, c’est qu’il les envoie vers un corps intermédiaire qui pointe vers un tiers – la loi ou Dieu comme réel destinateur. En revenant vers Jésus, le lépreux-samaritain pose celui-ci dans une position verticale – il se jette par terre – de médiateur entre lui et Dieu, alors que les neuf autres demeurent sur le registre horizontal des prêtres-intermédiaires par rapport à la loi. L’état initial et l’état final du P.N. 2 sont donc les suivants : les dix lépreux « viennent à la rencontre de Jésus » et seulement un « revient ». Les neuf autres ne reviennent pas. Il ne s’agit pas seulement de venir vers Jésus, il y aurait l’enjeu de revenir pour re-connaître. D’où l’intérêt de l’ouverture par rapport à l’objet de la demande. Dans la première venue vers Jésus, l’objet de la demande reste ouvert, ce qui permet à un « plus » de s’y engouffrer, de faire tout exploser : le salut comme excès, comme « plus ». Ce « plus » est cependant lié au retour vers Jésus qui le pose dans un rôle unique.
Qui donc est Jésus ? La première partie de ce récit met en crise son identification actantielle. Dans la première transformation mise en récit, nous n’avons pas affaire à un Jésus particulièrement « magicien » ou thaumaturge, car il ne fait rien d’autre que de donner un ordre aux lépreux (pas de boue dans laquelle il crache, pas de geste corporel…) La réponse de Jésus à la demande de pitié n’est pas un faire-pragmatique ou un ne-pas-faire ou un ne-pas-vouloir-faire. La parole de Jésus fait immédiatement intervenir un actant tiers, les prêtres, vers lesquels il redirige la demande des lépreux (qu’ils aillent se faire voir par eux maintenant que lui les a vus). C’est Jésus qui fait intervenir la référence à la loi, à un ordre horizontal, mais sous le mode métonymique. À cette horizontalité de la référence à la loi va donc correspondre la verticalité de la référence au réel destinateur, Dieu.
La seconde partie du récit nourrit le questionnement mis en place dans la première. Jésus est alors placé à l’intersection de deux dimensions, l’une horizontale et l’autre verticale. Une seconde transformation est mise en discours, mais pas plus que la première, elle ne fait de Jésus un thaumaturge. Le rôle de Jésus semble être celui d’interprète des événements. Jésus désigne le sens de la deuxième transformation qui se juxtapose à la première : le « salut » est nommé. Il ne s’agit plus de purification, mais d’une autre transformation qui signale bien plus que la guérison du corps. Mais bien davantage, Jésus se fait l’interprète de l’ensemble de l’événement en désignant le sujet opérateur de la transformation : « ta foi t’a sauvé ». Jésus joue le rôle de destinateur en se faisant l’interprète qui évalue (registre cognitif), sanctionne, confirme. Jésus, en tant qu’interprète qui révèle le sens des événements indique son identité de d’intermédiaire unique : lui seul est en position pour expliquer ainsi les événements.
Tout comme pour la transformation de la purification, qui nécessitait les prêtres dans la position de tiers pour reconnaître et évaluer positivement la purification, pour la transformation du salut du lépreux-samaritain, Jésus est posé comme tiers qui permet la reconnaissance du don. L’action de « rendre gloire » est une action de contre-don, de retour de la gratitude vers celui qui donne la grâce, le salut. Il y a un schéma de don / réception / contre-don, que l’on peut appeler schéma théologal. Le retour du lépreux vers Jésus met en scène ce schéma triangulaire : 1) il y a un don, 2) qui est reçu (« voyant qu’il était guéri »), 3) et qui permet de re-donner à son tour, de donner sa gratitude dans un geste de contre-don. Le lépreux rend grâce à Jésus et à Dieu : Jésus se trouve à jouer le rôle d’actant-présent / visible qui réfère à un autre actant-absent / invisible, Dieu. Il est celui par qui on peut voir le Père : qui le voit, voit le Père. Ce récit met donc en action sur le schéma actantiel le « discours » de Jésus dans l’Évangile de Jean.
Dieu joue donc un rôle particulier dans ce récit. Il n’est pas un actant au sens où on lui demanderait explicitement quelque chose et où il serait en position de sujet opérateur. Il n’est pas un actant explicite, visible – il est absent. Et pourtant rien ne fonctionnerait entre les acteurs sans lui. Il est absent, mais rien ne peut se faire sans lui. On parle peu de lui, mais tout le désigne sous une forme métonymique. Jésus est celui qui permet d’interpréter les relations entre les actants en fonction de ce tiers absent : Jésus est celui qui est dans une position unique entre les humains et Dieu.
La seconde transformation était-elle présente dans la demande initiale « aie pitié de nous » ? Ce qui est donné, le salut, ne répond pas directement à une logique mécanique du « je-demande=je reçois ». Le salut et le tiers « Dieu » arrivent comme un excès dans cette histoire, comme surabondance. Les lépreux auraient pu être tout simplement purifiés, et l’histoire aurait se terminer là. Or, la logique économique d’un échange est transgressée par la deuxième transformation qui vient non seulement donner le salut au lépreux-samaritain, mais bien davantage, qui vient signaler ce qu’il en est de l’identité de Jésus. Comme si le texte parlait d’une première transformation dans le but de signaler une deuxième transformation qui excède et qui désigne le rôle unique de Jésus entre les humains et Dieu.
C’est ainsi que l’on peut voir le P.N. de la deuxième transformation comme un sous-programme (P.N. 3) qui rejoint le P.N. 1 du parcours de Jésus vers Jérusalem. Ce sous-programme permet de poser la question suivante : Qui est celui qui va à Jérusalem ? Qui est celui qui va mourir à Jérusalem, du fait des prêtres, des scribes et des pharisiens ? Pourquoi doit-il mourir ? Que signifie sa mort ? Que signale sa mort par rapport à ce Dieu-absent jusque sur la Croix ? Il y a toutes ces questions posées, indiquées par ces quelques petits versets, par ce « miracle » qui est celui de la foi qui est l’agent du salut. (Pour en savoir plus long sur la foi comme agent du salut, voir le texte de Jean Delorme, « Jésus mésestimé et impuissant dans sa patrie (Marc 6, 1-6) », Nouvelle Revue théologique, tome 121, 1999, pages 3 à 22).
Anne Fortin 4 janvier 2001