Louis Perrin, Lecture de Job 1-2

Louis PERRIN, Lecture de Job 1-2, 2004.

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Le texte s’ouvre sur une figure d’espace : "Il y avait au pays de Ouç". Le lieu est ainsi nommé. Nommé aussi Job, figure d’acteur : "un homme du nom de Job". C’est de lui que le texte va parler. Puis le texte énumère "les fils et les filles (qui) lui étaient nés", ainsi que ce qu’il "possédait" (1, 3 et 11, tob). En 1, 2, le texte distingue les enfants des richesses "possédées", animaux et domesticité ; tandis qu’en 1, 11, les enfants semblent appartenir à l’ensemble de "tout ce qu’il possède". En 1, 2-3, enfants et animaux sont comptés et chiffrés, mais non la "domesticité", simplement nombreuse. Toujours est-il qu’une distinction se construit, quant aux acteurs, entre les figures du ‘nombreux’ et celle de l’unique, et même du 1er : "le plus grand de tous les fils de l’Orient".

En 1, 4 et 5, quelque chose revient comme un "cycle" ou une "boucle" : c’est inscrit à la fois par les acteurs ("tour de rôle") et comme répétition du temps ("chaque fois"). "Ses fils allaient festoyer les uns chez les autres à tour de rôle". Le ‘tour’, le ‘cycle’ ou le ‘bouclage’ au gré des traductions, font venir à l’idée le ‘rituel’, qui est explicite dans l’holocauste. Quelque chose ‘revient’. L’attention aux figures du temps fait lire "dès l’aube" : ce temps ‘premier’ fait écho à l’acteur qui est "le plus grand". Par le temps comme par les acteurs, la marque du singulier fait suite à du multiple. Le singulier est pourtant présenté comme la source des multiples. Ainsi prend valeur l’expression "fils et filles lui étaient nés". De plus, le singulier engendre l’individuation "un holocauste pour chacun d’eux … Job faisait chaque fois" (individuation des acteurs et du temps).

En 1, 6, s’ouvre une nouvelle scène : le temps ("C’est le jour où"), les acteurs ("Fils de Dieu", "Seigneur"), l’espace ("se rendaient à l’audience", ou bien "viennent se poster devant") sont nouveaux. Le rythme du singulier et du multiple se retrouve du fait des acteurs que sont le "Seigneur" (yhvh) et l’ensemble ou le multiple "Fils de Dieu (elohim)", "le satan" apparaissant comme élément de cet ensemble ("parmi eux»). Singularité d’acteur également, que de pointer ("remarquer") au cours du parcours et de la promenade sur la terre du satan, "mon serviteur Job" (1, 8). Le plus grand (3), devient pour le Seigneur "mon serviteur", tout en continuant de ne pas avoir "son pareil". La question retenue par le satan porte sur un point précis de tout ce qui est dit de Job, à savoir "Job craint Dieu" : est-ce vraiment désintéressé ? N’est-ce pas pour être "protégé, lui, sa maison et tout ce qu’il possède". L’expérience est donc décidée : destruction de ce que Job possède. Expérience cependant où, de manière bizarre, le Seigneur et le satan se renvoient la charge de l’exécution. Le satan dit "veuille étendre la main". Le Seigneur dit "tous ses biens sont en ton pouvoir". Mais le Seigneur impose une limite à l’action du satan : "évite seulement de porter la main sur lui". Il y a une sorte d’hésitation quant à l’acteur qui réalisera l’expérience (le sujet opérateur), mais une sorte de détermination du ‘Seigneur’ par sa compétence à dire la limite : pas "lui".

En 1, 13-19, l’expérience se réalise. A noter que fils et filles encadrent le récit (est-ce pour orienter vers la question : où est la limite de ce qu’on possède ? Si les enfants, "qui lui étaient nés", disparaissent, c’est déjà "lui" qui est atteint.) A noter que le festin se tient chez le fils aîné : la figure du 1er s’enrichit. C’est la singularité qui continue à se construire. D’autant plus que vient le refrain de chacun des 4 messagers : "moi seulement, tout seul" : au moment de la séparation entre Job et chacun des quatre ensembles des biens qu’il possède, c’est le singulier qui le rejoint (singulier d’acteur et aussi de temps : "il parlait encore quand") Les causes de la destruction sont acteurs humains pour 1 et 3, et causes ‘naturelles’ pour 2 et 4 ("feu de Dieu (Elohim)", "grand vent venu d’au-delà du désert"). Le satan n’intervient pas directement./span>

En 20, Job "déchira son manteau et se rasa la tête". Par le vêtement, un ‘bien’ certes, mais qui touche le corps, et par les cheveux, le texte se rapproche du corps de Job. C’est donc Job lui-même qui oriente l’aventure sur "lui"-même, et pas seulement sur ce qu’il possède. En 20-22, s’inscrivent des figures à deux faces opposées : "il se leva … se jeta à terre", "sortir … retourner" (non pas au "ventre de ma mère", mais "là", à terre), "donné … ôté". Couples d’opposés qui semblent naître d’une seule source : "il, je, le Seigneur". Il semble qu’il y ait une limite aux couples d’opposés qui naissent du Seigneur : il ne peut être que "béni", jamais ‘maudit’, même lorsque c’est un "péché" de le "bénir" (1, 5 et 11 ; 2, 5 et 9).

En 2, 1-6, la scène de l’audience est reprise. Mais s’agit-il seulement de mettre à l’épreuve le désintéressement de Job dans sa crainte du Seigneur, alors que le Seigneur dit au satan : "tu m’as incité à l’engloutir" (3) ? Une nouvelle limite est posée : "respecte seulement sa vie" (6).

En 7-10, cette fois, le corps de Job est atteint, non plus par lui-même (qui "se rasa la tête", 1, 20), mais par un acteur extérieur à lui, le satan (qui pour ce faire "a quitté la présence du Seigneur"). La femme de Job apparaît discrètement, aussitôt rabrouée par son Job de mari, car son intervention se situe en dehors de la limite. Elle dit à Job : "meurs !". Cette fois, c’est elle qui suggère déjà l’au-delà de la limite fixée par le Seigneur. Vient un nouveau couple d’opposés : le bonheur et le malheur. Les opposés sont tenus ensemble par la figure "accepter". Cependant les "choses bonnes" sont acceptées "comme un don de Dieu (elohim)" mais il n’est pas dit que les choses mauvaises soient à accepter comme un don de Dieu. Peut-être est-ce la dissymétrie de Dieu notée au sujet de "bénir". Il suffirait qu’on puisse accepter le bonheur, en l’interprétant comme don de Dieu, pour qu’on puisse aussi accepter le malheur.

Enfin entrent en scène trois acteurs nouveaux : acteurs qui sont des amis de Job, venant à lui au temps de son malheur, arrivant des lieux nommés qui sont leurs pays respectifs.

Job 3

Le texte passe d’un récit à un discours, à un ‘dire’ de Job, à une énonciation énoncée : "Job prit la parole et dit" (2).

Une première difficulté de lecture vient au v.3 : "Périsse le jour où j’allais être enfanté !" Job est né, c’est lui qui parle : comment peut-il souhaiter que la veille de sa naissance "périsse", que ce soit comme si cela n’était pas ? Annuler ce jour serait ne pas pouvoir lancer l’imprécation de son annulation. La notion sémiotique de débrayage pourrait rendre compte de ce phénomène textuel, rendre compte de cette virtualité particulière qui est celle que fabrique le texte. Ce débrayage, c’est ‘non-je, non-ici, non-maintenant’. Le texte fabrique une virtualité d’acteur Job débrayée du Job qui parle, un temps (enfantement, conception) et un lieu ("le sein") débrayés d’ici et maintenant où Job parle. C’est une énonciation qui, cette fois, n’est plus énoncée, mais qui ‘parle’ comme en filigrane dans le texte. L’instance de cette énonciation (c’est-à-dire la source énonciative de cette énonciation cachée) produit l’énoncé négatif : "périsse le jour où j’allais être enfanté". Le texte ne peut se lire que comme une machine sémiotique, une machine à faire du sens. S’il ne faisait sens qu’en référence aux ‘choses du monde’, il serait inintelligible, comme fou.

Un 2ème arrêt sur le texte, dans ce même v.3, vient de ce que, à la différence du "jour", "la nuit" parle : elle est l’acteur d’un ‘dire’. Pourquoi cette différence entre "le jour" et "la nuit" ? Il semble que "ce jour-là" est traité comme un objet ("Que Dieu ne le recherche pas"), et comme un objet soumis de manière répétée aux ténèbres, à la ténèbre, à l »ombremort’ (Chouraqui), à la nuée, aux éclipses. "Cette nuit-là" ne peut, elle, que faire surenchère d’obscurité, s’amplifier dans l’obscurité ; c’est ainsi qu’elle tranche sur "la ronde des jours" et "le compte des mois". "Cette nuit-là" est un acteur (sujet d’actions telles que "dire", "se joindre", "entrer"), qui domine figurativement l’objet "ce jour-là", à la fois en étant en dehors du compte (6) et en cachant à la vue (9). La prédominance de la nuit se vérifie avec le découpage du texte : 3 : le jour – la nuit 4-5 : ce jour-là 6   : cette nuit-là 7-10 : développement sur : cette nuit-là. La priorité de "cette nuit-là" sur "ce jour-là" était déjà dans l’antériorité de la conception sur l’enfantement en 3 (Le jour où j’allais être enfanté et la nui qui a dit : un homme a été conçu).

La raison du souhait que "cette nuit-là" s’amplifie dans sa négation (infécondée, nulle joie, exécrée, enténébrée, désespérance, 7-9), c’est qu’elle "n’a pas clos les portes du ventre où j’étais" (10) : elle n’a pas tenu bon le débrayage du non-je, non-ici, non-maintenant, Elle "n’a pas dérobé", elle a laissé passer, le "je" qui "dit" ici et maintenant.

Et "pourquoi" donc ? "Pourquoi ne suis-je pas mort dans la matrice", pourquoi n’avoir pas expiré "à peine sorti du ventre", "pourquoi deux genoux…", "pourquoi avoir été allaité" ? Donc pourquoi être entré dans une histoire où commence à tourner "la ronde des jours". Pourquoi la série, qui fait écho au tour de rôle des fêtes des fils de Job, que Job interrompait par "un holocauste pour chacun d’eux", "à l’aube" (1, 4-5) ? Si l’histoire et ses séries n’avaient pas commencé, "je serais au calme, au repos". Dans l’imaginaire (si je n’avais pas été, je serais …), Job aurait le statut de premier ("prince") et la richesse ("or et argent") qu’il avait auparavant. Mais il les aurait dans le calme et le repos.

Chouraqui joint le v.16 ("avorton enfoui, je n’existerais pas") au v.17-19, et non pas à 14-15 (avec les rois, les conseillers et les princes) En 16-19, les descriptions de ce "calme" et de ce "repos" sont comme délivrance des "tourments" (ou agitation), de la prison et du garde-chiourme, de la mainmise du maître sur l’esclave. Est-ce le rajout du "repos" au débrayage (non-je, non-ici, non-maintenant) et au virtuel du non enfantement, qui donne à penser à une décréation ? L’intertextualité avec Gen.1 n’est sans doute pas saugrenue. Ce texte ne se tourne pas vers le néant. Job n’y est nullement manifesté comme suicidaire. Ce n’est pas le néant, mais c’est le vide que l’énonciation induit par débrayage : sans doute le ‘jour vide’ qu’est le 7ème jour de Gen.1, est-il de même structure. La décréation, comme déconstruction, serait l’ensemble vide nécessaire pour donner juste place aux ‘grandeurs’ de pouvoir politique (rois, conseillers, princes) et de richesse (or, argent), de telle sorte qu’elles ne soient pas la monstruosité du "Léviathan" (8) et qu’elles ne soient pas "tourments".

Alors, la puissance de l’énonciation se manifeste dans l’énoncé du "il" (de quel acteur s’agit-il ?) : "Pourquoi donne-t-il" (20). Elle se manifeste aussi par l’énoncé du "ils" qui prennent sans crier gare la place du "je" ("les ulcérés" 20, "ils" 21-22).

La figure du vide se manifeste comme "l’attente de la mort qui ne vient pas" (21) : tension vers un objet absent. Cet objet est "recherché", "plus que les trésors" qui sans ce vide ne sont que tourments. C’est pourquoi la figure du "tombeau" est liée au "transport de joie et à la liesse". Sans ce vide, "la vie de l’homme" n’est que "route (qui) se dérobe". "L’enclos" (23, cf.1, 10) ne fait qu’entourer le statut et les richesses : il les protège, mais il ne fait qu’enkyster leur poison. Alors qu’il faudrait ouvrir un vide, qui soit vide intérieur.

Peut-être commence à se glisser l’idée d’une pédagogie dans l’aventure de Job. Alors le satan ne serait pas le pervers, mais le pédagogue adjoint ! Le chapitre se termine sur un embrayage : ‘je – ici – maintenant’. En langage lacanien, peut-être est-ce le ‘symbolique’ du ‘réel’ enrichi du parcours ‘imaginaire’. En langage sémiotique, sans doute cet ultime embrayage marque-t-il ses distances vis à vis des imprécations du début, une fois passé par le débrayage d’une énonciation aussi obscure que la nuit qui surenchérit d’obscurité pour cacher et voiler ? L’indicible …