2°partie : Quelques instructions tirées de Genèse 2-3
1. Un étrange déroulement narratif
De l’entrée dans le jardin à la sortie
Concernant la terre et le ciel, une différence notoire apparaît avec le chapitre 1 : ce n’est plus la création « de A à Z » mais le « livre de la génération » : une sorte de déroulé de l’impact de l’acte créateur sur l’apparaître de l’homme sur la terre. Ce deuxième mouvement du livre de la Genèse va du chapitre 2 à la généalogie du chapitre 5. [17] Le premier épisode de ce parcours, Genèse 2-3, semble clairement « ordonné ». En suivant les propositions de Propp, développés par A.J.Greimas, Robert Couffignal le décrit ainsi : « La première opposition entre deux espaces : l’ici et l’ailleurs est fermement soulignée dans Gen. 2-3 : dans l’Eden/hors de l’Eden… L’Eden, c’est la maison où l’on est né, où l’on vit avec le Père, où l’on ignore la souffrance, où tout est donné gratuitement : le lieu du bonheur innocent, « le vert paradis des amours enfantines » (ils étaient nus tous deux sans en éprouver de honte…). Hors de l’Eden, c’est la terre inconnue et hostile, où l’on connaît la souffrance et la lutte, où l’on éprouve la honte de la culpabilité, la terre où la mort est souveraine. » [18] A la frontière entre ces deux espaces, l’épée zigzagante, et les farouches gardiens du domaine des dieux : les keroubim (3, 24). Dans cette perspective linéaire du récit, s’est installée la mémoire d’une catastrophe : désobéissance par rapport au commandement de Dieu : « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas », ou orgueil démesuré de devenir des dieux. Dans les faits, tout semble exact. Y compris la culpabilité de la femme, bien que l’homme, dépositaire du précepte, se montre totalement irresponsable. Dans le Nouveau Testament, l’affaire semble entendue : « ce n’est pas Adam qui s’est laissé séduire, mais la femme, qui, séduite, s’est rendue coupable de transgression. » Tim 2, 14. Certes, ceci est dit pour affirmer qu’elle sera sauvée. Mais les choses ont fini par s’enkyster. Pourquoi manger d’un arbre se paye de tant de souffrances et de tant d’injustice. Même Adam et Eve ont rejeté leur faute sur un autre. Et puis il y a aussi les dégâts causés chez nous par la culpabilité qui nous colle si vite à la peau. Sans parler de la misogynie latente dans cette tradition de lecture.
Quitter son père et sa mère
En fait, en y regardant de plus près, le déroulement du texte n’est pas aussi simple qu’il y paraît. La première alerte apparaît en 2,24 : « c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme et il arrivera qu’ils seront une seule chair ». C’est déjà reconnaître qu’il fallait que l’homme y tienne à sa femme pour quitter ainsi le cocon familial et s’aventurer vers une unité si mystérieuse. Mais cela pose une autre question : quelle situation est visée dans cette incise ? Nous étions jusque là dans un récit de type mythique, et nous voilà d’un coup dans un état du mariage qu’il faut bien appeler historique. Comment ces deux paquets énonciatifs s’articulent-ils ? Le second étant montré comme l’impact du premier.
« Qu’est-ce qui fait tenir le discours comme un tout de signification, si l’on ne s’arrête pas à la ligne claire du raconté, ni à la représentation du monde (possible ou réel), ni à la structure thématique profonde sous-jacente, ni aux significations symboliques que les figures viendraient ouvrir en surplus ? » [19]. François Martin parle d’anamorphose, brouillant toute représentation et nécessitant un décalage du regard et de la position du lecteur, qui doit s’ajuster à cet effet. [20] » Ou encore, selon l’expression de Jean Calloud : « un tel décalage entraine du côté de ce qui est autrement à entendre et à attendre, et vers quoi elle entraîne le récepteur du texte. »
La scène du serpent et de la femme
C’est avec le dialogue du serpent et de la femme que la « polyphonie » se précise dans notre récit. Nous sommes toujours dans le jardin ; Adam, Eve et le serpent sont déjà connus du récit mythique n°1. Mais Dieu est absent. Les lecteurs se trouvent alors devant deux possibilités. La première consiste à lire selon un schéma linéaire. L’intervention du serpent devient un affrontement avec le propos de Dieu, qui se solde par une faute d’Eve et un échec de l’acte créateur. Dès lors la suite du livre sera soit le signe de la réparation de cet échec. Réparation que nous nommons rédemption. La seconde possibilité consiste à lire le récit comme une « confrontation » de plusieurs instances de parole. Comme la partition musicale d’une symphonie, à plusieurs portées. Comme un tableau à plusieurs entrées. Accepter d’entrer dans ce dispositif, c’est reconnaître que l’instance en nous qui reçoit un texte est un sujet divisé. D’une part, il y a notre système de représentation qui dépend des archives que nous avons constitué dans l’usage de la langue, notre usage et celle des autres. Sur ce système, notre identité s’efforce de se constituer. D’autre part, il y a la topologie de l’inconscient, à travers laquelle la poussée du Verbe de Vie nous conduit vers l’au-delà de ce que nous savons. « Le fantastique, l’onirique et le sexuel parlent ce dialogisme, cette polyphonie non-finie » [21] L’une et l’autre de ces composantes sont imbriquées dans des « paquets de signification », dont l’accès ne nous est disponible, ni par les mots, ni même les figures seulement, et pas davantage nos idéologies, mais par des « mini scénarios » capables de passer de l’opérativité du texte en attente d’être lu, à l’activité des lecteurs en attente de l’écoute de la Parole. Nous choisissons la seconde possibilité et nous allons donc visiter ces « paquets énonciatifs » successifs.
2. Hypothèse : l’articulation de plusieurs « paquets énonciatifs »
1° paquet : La conjugaison homme-femme (récit mythique n°1)
Dieu façonne l’homme
La terre n’est pas sans eau ; l’eau monte de la terre. Mais la germination manque, la pluie également et le cultivateur aussi. Reprenant l’intitulé du premier chapitre : « Le jour où Dieu créa le ciel et la terre… », le récit met en place un horizon paysan. « Car il n’y avait ni arbres, ni herbe, ni pluie, ni personne pour le cultiver » [22].
L’homme (antropos) est façonné avec de la poussière [23] et du souffle : « Terrestre comme l’eau qui monte du sol », il reçoit un souffle de vie, « venant de Dieu comme la pluie » [24]. « L’être vivant » [25] est ainsi formé à partir de deux : poussière + souffle de vie.
Pour le lecteur qui lit la Genèse dans l’état où il nous a été transmis, un écart apparaît entre le chapitre 1 et les chapitres 2 et 3. Dans le chapitre 1, qui présente la structure de l’acte créateur sous la forme d’un calendrier (les 7 jours), l’homme et la femme sont montrés ensemble, comme un faire de Dieu séparant les espèces d’êtres vivants de l’être mystérieux créé à son image et à sa ressemblance. Dans la 1° partie du chap.2, apparaît une nouvelle instance de parole, qui raconte le passage de « il n’y avait pas d’homme » (2, 5) au discours d’Adam : « c’est maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme, parce qu’elle est de l’homme qui a été tirée » (2, 23). C’est ce récit qui brouille tout, en plaçant le corps de l’homme avant celui de la femme, et en distinguant leurs fonctions, l’un sera cultivateur, l’autre une aide. Qu’il y ait là une structure différentielle, paraît évident, mais laquelle ? Notre pensée est visiblement désemparée.
Le jardin, les arbres et les fleuves
Le jardin est appelé « paradis » dans la LXX. Ce terme, dérivé du perse, désigne un parc consacré aux plaisirs des rois et des nobles. Il est distinct de « képos », qui désigne un jardin planté de légumes et de fleurs. Ce jardin est situé dans le cosmos. Il a des coordonnées géographiques : en Eden. Et une coordonnée spatiale : « au levant », expression qui noue l’horizon où se lève le soleil, le commencement du jour, l’espace des dieux, et la source de la Sagesse. Tout au long de l’histoire les hommes n’ont visiblement eu aucune peine à en multiplier les représentations… heureuses.
Puis Dieu plante les arbres. Il y a trois sortes d’arbres. Les premiers sont beaux à voir et bon à manger. Le second est l’arbre de vie. Cet arbre de vie est au milieu du jardin, et il n’y aura aucun interdit à son sujet. S’ajoute un troisième arbre, difficile à situer, celui de la connaissance du bien et mal.
La fiction s’installe. Pourquoi trois sortes d’arbres ? Que vient faire cette typologie des arbres ? Avec nos archives symboliques en ce domaine, on a écrit une multitude de rites et des montagnes de romans. Les arbres nous donnent à voir l’axe de notre vie, nos racines, ce qui est à portée de nos mains et le ciel vers lequel nous allons. Ces trois parties de l’arbre parlent de l’homme à l’homme. Mais notre récit n’est pas porté par ce courant symbolique. Il y a les arbres en général, beaux à voir et bons à manger, et deux autres, singuliers, proches l’un de l’autre, l’un marquée par la vie et l’autre par la connaissance du bien et du mal. Rien pour expliquer, seulement un récit à suivre.
La figure du fleuve qui sort d’Eden reprend celle du flot qui montait de la terre, dans le nouveau cadre du jardin. Cette figure dessine donc un espace terrestre. Ce fleuve se divise en quatre « commencements ». Le nombre quatre n’est pas appliqué ici à un parcours du temps comme au chapitre 1 (le septénaire), mais à un parcours de l’espace. Or ce nombre est en quelque sorte programmée par l’ensemble de la Bible [26]. Concernant les quatre fleuves du jardin, l’une de leurs caractéristiques est d’entourer des régions du monde dont on connait les noms. Ainsi le jardin est un espace inséré dans le monde connu. Il y a juxtaposition de la fiction et du cadre géographique dessiné et nommé par les humains. Il s’agit donc bien d’un élément de la structure du jardin. Mais une fois encore cette composition du récit nous échappe. Il nous faut regarder autrement.
Dieu prend la parole pour un commandement.
Le texte montre maintenant, qu’après son modelage, la différenciation des espaces et des éléments du jardin, et l’installation de l’homme dans cet espace, Dieu lui parle. « Le Seigneur Dieu commanda à l’homme: « de tout arbre du jardin tu mangeras, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas. Le jour où tu en mangeras, tu mourras de mort. » Désormais, Adam apparaît comme un acteur référé à une parole de Dieu. Dieu introduit en Adam, un « entendre » à côté du voir et du manger. Cette opération conduit à une redéfinition du sujet : « un sujet humain peut être lié à la valeur des objets qu’il acquiert, mais ce sujet humain peut être lié aussi à la parole adressée qui l’a désigné » [27]
Dans ce nouvel état d’assujettissement à la parole d’un autre, l’homme est marqué dans son rapport aux objets par une règle de soustraction : « tout, sauf »… Dans le même temps, est instauré un écart entre manger et connaître. Telle est maintenant la nouvelle structure de l’acteur nommé Adam. C’est en effet à cet endroit [dans ce topos] [28] de l’homme (anthropos en grec) que Dieu nomme Adam. « Il n’est pas sur que l’interdit soit assorti d’une menace de châtiment. La loi introduite ici, ajoute Louis Panier, édicte des conditions de la vie plus qu’elle ne menace de mort le transgresseur de la loi. La mort advient, non comme châtiment, mais parce que, pour un homme connaître le bien et le mal comme on mange est mortel. A la fin du récit il n’y aura pas de verdict de mort de la part de Dieu, mais une redisposition de la vie mortelle pour des humains connaissant le bien et le mal sous le mode alimentaire » [29] Connaître goulument le bien et le mal comporte le risque d’effacer la différenciation entre le bien et le mal : on avale tout ce qui passe à notre portée. Mais la parole de Dieu ne s’arrête pas au dévoilement de ce risque. Elle précise ce qui n’est pas bon : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». C’est Dieu qui le dit et non pas ce que l’homme ressent : il ne s’agit pas exactement de solitude, mais de la première conséquence de l’interdit. Comme le souligne Jean Calloud: « il n’est pas bon que l’homme soit tout, seul. ». Nous ne sommes plus là au niveau des rapports de l’homme aux objets, mais à celui de sa relation à un autre sujet : il y a un autre, qui n’est pas lui, mais qui instaure une position où il n’est pas seul : Dieu lui parle. C’est sur le terrain de cette nouvelle dimension de la condition humaine, que l’acte créateur se poursuit : « faisons lui une aide face à lui [30] (2, 18, comme en 1, 26, « faisons »…). L’aide n’a ici aucune touche péjorative : c’est le terme utilisée pour Dieu lorsqu’il secourt Israël (Si 36, 29 et Sg. 13, 16). « Face à lui » ne comporte aucune hiérarchie, mais une présence devant lui.