4° paquet : l’acte créateur reprend la main (3, 8-24)
« Ils entendirent la voix du Seigneur Dieu et ils se cachent de sa face ». L’instance première de l’acte créateur reprend la main. Elle se présente comme un bilan du dialogue avec l’instance mythique n°2, à savoir l’instauration d’un nouveau régime de langage entre le serpent et la femme. La forme de ce bilan s’articule autour de deux questions de Dieu : où es-tu ? pour l’homme, et qu’as-tu fait ? pour la femme.
Où es-tu ?
C’est le parcours de la figure de la nudité qui nous semble le plus approprié pour entrer dans l’opération déclenchée par la question de Dieu à l’homme. – en 2, 25, quand la parole d’Adam fait de la femme une autre, pas tout à fait autre, la différence entre eux n’est pas un manque à combler, ni attachée au spectacle du corps. Elle manifeste dans leur face à face la division primitive selon laquelle Dieu les as crée à son image. – En 3, 1, quand le serpent parle à la femme, cette nudité [41], celle du serpent, devient astuce, ou ruse, ou manipulation. – En 3, 7, « Leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus et ils cousirent des feuilles de figuiers et se firent des ceintures ». Ainsi, lorsque leurs yeux s’ouvrent, la nudité est à couvrir, et, plus précisément, une partie de leur corps, doit être cachée, à la ceinture. Le sexe leur saute aux yeux et ce qu’ils voient commandent : bien ou mal ? Jouissance ou violence ? Quoi d’autre ? Y a-t-il encore une place pour la différence qui les conduit vers l’image de Dieu ? La sexualité appartient désormais à l’humain, à ce qu’ils font de leur sexe, et à ce stade du récit, chacun d’eux le cache. – En 3, 11, pour la 4° fois, la figure de la nudité revient. Adam dit à Dieu : « j’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché ». L’environnement de la nudité est ici commandé par la question de Dieu : « où es-tu ? ». Il y a donc un ici et un ailleurs pour chacun des acteurs. L’ici d’Adam est une cachette. Le motif de ce retrait est d’avoir entendu la voix et d’en avoir peur parce qu’il était nu. Sa nudité apparaît donc comme un état où la voix de Dieu représente un danger. En 3, 7, lorsque les yeux d’Adam et sa femme s’ouvrent, c’est une partie de leur corps qu’ils cachent, l’un vis-à-vis de l’autre ; ils se font des ceintures. En 3, 10, c’est de Dieu qu’ils se cachent, parmi les arbres du jardin.
Il y a maintenant un nouvel aspect du rivage entre l’homme et la femme d’une part, et Dieu d’autre part. Au chapitre 1, il y avait un firmament qui séparait dans le ciel l’eau du dessus et l’eau du dessous. Littéralement un littoral vertical. Au chapitre 3 apparaît une nouvelle séparation, cette fois-ci sur la terre, horizontale, entre la voix de Dieu et la crainte de l’homme. Pour les lecteurs se présente une alternative déroutante. Ou bien nous lisons ces chapitres selon un schéma narratif linéaire, et il nous faut placer deux dieux, le Seigneur Dieu et le serpent. Le récit est alors un affrontement entre ces deux acteurs. Et le salut est le triomphe du premier sur le second. Les hommes sont l’espace où se joue ce combat, qui leur échappe. Ou bien nous lisons ces textes comme une polyphonie où deux thèmes s’entrecroisent. Par thème j’entends ici deux types d’expérience humaine, qui ont été archivées sous deux mises en discours distinctes. Dans notre cas, deux récits mythiques. Dans cette perspective, il est possible de dissiper le trouble qu’introduit la présence des deux arbres. L’arbre de vie a sa place : au milieu du jardin. Aucun interdit n’est porté sur lui. Pour l’arbre de la connaissance du bien et du mal, son existence est plus problématique : il n’apparaît opérationnel dans le mythe du serpent que par négation de l’arbre de vie. Le monde du serpent n’existe que comme absence de l’acte créateur de Dieu. D’autre part, en lui-même, cet arbre fantôme n’a de mal que comme absence du bien. Enfin, en manger n’implique aucune relation de face à face entre deux sujets. Il n’est qu’un objet alimentaire.
Qu’as-tu fait ?
Manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal apparaît pas à pas comme la porte d’entrée des humains dans une économie terrestre des relations entre le serpent, la femme et l’homme (3, 11). Le premier trait de cette économie terrestre est le report sur un autre de sa propre responsabilité. Adam dit : « c’est la femme, que tu m’as donné, qui m’a donné du fruit et j’ai mangé ». Et la femme dit : « c’est le serpent qui m’a trompé et j’ai mangé ». La première économie est de type céleste : il est posé au commencement ; il vient d’ailleurs. Nous l’entendons passer au lointain. Il installe l’homme et la femme dans les deux premiers régimes de langage. La deuxième économie est celle d’un troisième régime de langage : celui que les hommes vivent les uns avec les autres, en effaçant l’ailleurs, et la division interne qu’instaure l’inconscient. Ils masquent ainsi l’incomplétude de leur connaissance. Ce régime de langage nous est familier. On se lance des énoncés comme un ballon de rugby et on joue avec. Cà s’en va et çà revient, comme une chanson populaire. On parle comme on s’habille tendance. On parle avec des slogans, comme on mange du rapide et du tout fait. On aime comme on croque une pomme. On parle comme on dort les uns avec les autres, mais au bout du compte on se retrouve seul. Lacan l’appelle le « discours courant » : il court autour de nous, en nous, mais sans nous. Mais, aujourd’hui comme hier, il arrive parfois que des garçons parlent d’amour comme on parle de voitures, et que des filles y croient comme si elles entraient dans une église [42]. Cela ressemble aux mythes du serpent et de la femme. C’est elle qui se lance la première dans ce monde tourmenté des relations humaines. C’est elle qui, la première, en mesure la tromperie [43]. C’est elle qui fait sortir l’homme dehors, dans le monde. Lui, le dépositaire de l’interdit, écoute la voix de sa femme et découvre que l’espace où il se cache n’est pas l’ailleurs d’où Dieu lui parle.
Une cohérence inattendue
A partir de 3,14, le texte nous montre l’ultime prise de parole de Dieu, accompagnée de deux gestes. Son discours, tout d’abord, s’appuient sur trois connexions : – La connexion serpent-terre (3, 14) marque la propension maximale de l’animal à manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et à savoir les intentions de Dieu. Sa « malédiction » signale la troisième intervention créatrice de Dieu : l’homme et la femme sont « tirés » de leur rapport mimétique à l’animal. – La connexion entre la descendance du serpent et celle de la femme (3, 15) installe un affrontement généalogique à l’intérieur de l’acte créateur : la tête du serpent, sa domination, sera écrasée, et le talon de la femme, sa marche, sera atteinte. C’est au cœur de cet affrontement que se lève la haine. – La connexion entre les enfantements de la femme et ses souffrances et gémissements (3, 16) installe dans le parcours généalogique de la femme une affection dans son corps terrestre. Dans le contexte, cette somatisation prend place de signifiant : elle n’enfante pas selon son espèce, mais selon l’image et la ressemblance de Dieu, et elle en pâtit. – La connexion, dans la relation homme-femme, du retour de la femme vers son homme et de la domination de l’homme sur elle, installe une articulation entre ces deux mouvements. Selon la LXX, le mouvement de la femme vers l’homme n’est pas un désir, mais un « retour » : la femme se retourne vers son homme et celui-ci devient son seigneur. Au lecteur de décider : ou bien il lit une hiérarchie entre l’homme et la femme, ou bien il bien il entend le couple autorité-obéissance [44]. Dans ce cas, elle est appelée à revenir vers la relation du visage à visage et de quitter la soumission régressive au rapport sujet-objet. – La connexion, chez l’homme, entre le choix de la voix de sa femme plutôt que celle de Dieu d’une part, et le travail d’une terre maudite qui lui résiste (3, 17-18) installe dans son rôle de cultivateur une incomplétude de son pouvoir sur la terre. Il pâtit lui aussi. – La connexion entre la fabrication onéreuse de son pain et le temps qui lui reste avant de retourner à la terre, installe une limite dans l’autonomie de son savoir faire avec la terre.
L’ensemble de ces connexions manifestent un bilan positif et non une condamnation. Où Adam peut-il bien lire, en effet, dans la rencontre du serpent et de la femme, que celle-ci est la « mère de tous les vivants ? Sinon dans l’expérience de Eve découvrant en elle-même une « contradiction » dans ce qu’elle fait, un vouloir faire divisé. Comme le dira Paul : « je fais le mal que je ne veux pas et ne fais pas le bien que je voudrais faire ». Dans cette perspective, cette contradiction intime apparaît comme une ultime séparation dans la création de l’homme, entre l’animal et l’humain, de « selon l’espèce » à « l’image de Dieu ». D’autre part, Dieu fabrique des tuniques de peau pour Adam et sa femme. Il les en revêt, tout entier, chair et charpente, par-dessus les ceintures de feuilles qu’il s’était faites pour cacher une partie de leur corps. Dieu ne les condamne donc pas, mais les équipe en vue de cette ultime transfiguration de l’homme et de la femme. Enfin, Dieu installe une barrière infranchissable entre eux et l’arbre de vie. A la différence de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’arbre de vie n’est pas interdit, il est inaccessible. La femme transmet la vie, mais l’arbre de vie est en amont. La source de la vie précède. Quand nous désirons la saisir, nous sommes toujours en retard. La connaissance apparaît alors comme le lieu de l’expérience humaine où s’accomplit l’ultime déchirure de sa naissance à l’image de Dieu.
En guise de conclusion
Le texte que nous venons d’essayer de visiter n’est que le commencement du livre. Or la Bible chrétienne dévoile une structure singulière. Le premier trait concerne son étendue matérielle : l’élaboration des livres qui la composent couvre plusieurs siècles, et, cependant, ils forment un « tout », avec un début et une fin (ou encore une « clôture »), et un parcours réglé (l’ordre des livres a connu fort peu de modification). Il semble donc bien obéir à une instance qui en assure la continuité et la dynamique. [45] Or ces Ecritures se sont « accomplies ». Non pas dans une pensée enfin mise au point et complétée, ou dans une deuxième version ou édition de la Bible, mais dans un corps vivant, celui de Jésus Christ. Troisième moment de cette structure : Jésus est mort, lui aussi. Mais au lieu que cet événement apparemment final fasse une croix sur l’espérance qu’il avait fait naître chez un grand nombre, voici qu’un voile s’est déchiré concernant notre vie, nos amours et notre mort même. Et cette déchirure a relancé l’écriture, sous forme d’Ecrits chrétiens, qui témoignent d’une inauguration du temps de l’annonce évangélique : ce que nous sommes, ce que nous arrive, ce que nous avons fait, ce qui nous reste à faire peut être lu, interprété et vécu à une autre échelle. Certes tout ou presque peut continuer à répondre à des causes, à des explications, à des déterminations logiques, mais en même temps dans le plus petit geste, dans le plus humble sourire, dans la plus humble juxtaposition de mots, il y a ce qui vient, ce qui n’avait pas encore été entendu, ce qui était là et que nous n’avions pas encore vu, ce qui se révèle du Fils de l’homme dans nos blessures, dans nos ratages, dans nos rencontres. C’est le deuxième Testament. Notre nouvel héritage. Ouvert cette fois à tous les hommes.
C’est cette structure qui commande notre lecture de la Bible. Décider d’entrer dans cette lecture dans l’espace du Christ nous conduit à considérer l’énonciation à l’oeuvre dans le fait littéraire de la Bible comme un dialogue entre le propos de Dieu et ce que les hommes entre eux ont construit comme représentation de leur identité ou de leur statut ontologique, en déniant l’opérativité première de la Parole de Dieu. De ce point de vue, le péché est l’addition de cette construction éthique d’une humanité qui n’a d’existence que par négation du propos de Dieu, soit par dénégation, soit par la fabrication d’une connaissance lui permettant d’exercer un commerce avec le divin qui sauvegarde la survie de son propre monde. Le péché est un objet en plus. Un objet fascinant. La promesse de Dieu et son alliance avec l’homme vise l’enlèvement de cet objet fantasmatique. La figure terminale de ce Livre est l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, afin que soit enfin célébré ses épousailles avec les hommes.
Le moment déterminant de cette structure est la venue dans la chair de la Parole de Dieu. Ceci nous conduit, non pas à connaître quelques directives sur la manière de vivre correctement selon le propos de Dieu, mais à un appel à traverser les lieux tumultueux de l’aventure humaine, c’est-à-dire à une pratique : suivre le chemin du Fils. J’en conclus que l’arbre de la connaissance du bien et du mal n’est pas une bonne affaire. Mais que, lorsque sont exposées au propos créateur de Dieu nos contradictions les plus tenaces, se profile non pas une déchéance, mais une délivrance [46]
Jean-Pierre Duplantier – 2 février 2013