Texte : Genèse 4, 1-26 – Origines (suite)
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2013
Traduction utilisée : voir traductions de travail
Origines
1 Adam connut Ève sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn, et elle dit : « J’ai acquis un homme avec YHWH ».
2 Et elle ajouta à enfanter son frère Abel.
La brièveté de ce début de texte est maximale. Et pourtant, déjà, d’une certaine manière, tout est dit. Le verbe connaître, en hébreu, peut évoquer l’union charnelle entre un homme et une femme. C’est un verbe d’intimité plus que d’objectivité. Nous avions vu, dans les deux chapitres précédents que les figures d’Adam et Eve n’étaient pas réductibles au masculin et au féminin. Est-ce que dans ce chapitre ce dernier trait deviendrait dominant ? Nous avons peu d’élément pour décider, si ce n’est que la question de la paternité (d’Adam) et de la maternité ne sont pas développées : la jeunesse de Caïn et Abel n’est pas du tout mise en scène. Et de plus, dans la parole d’Eve, elle parle de Caïn comme d’un homme (אִישׁ ish) et non d’un fils. Eve est la mère de tous les vivants, de toute vie. Adam est le vivant issu de la terre et insufflé de l’haleine divine. Cela nous amène à faire l’hypothèse que Caïn, avec Abel, seraient figures-prototypes de l’humain, selon ce que nous entendons habituellement.
Eve conçoit et enfante. Le nom de celui qui est enfanté est donné par le narrateur : Caïn, qui signifie l’acquis [1]. La femme prononce une parole à la naissance où on retrouve le verbe acquérir. Mais elle ne désigne pas Adam comme père. Cette « acquisition » s’est faite avec ou auprès de YHWH. Elle reconnaît une autre origine que celle d’Adam à Caïn : pas sur le mode d’une union, mais celle d’une acquisition. Faut-il chercher dans ce terme d’acquisition (ou achat) un prix que la femme aurait payé ? Le texte n’y fait aucune allusion. L’autre piste est de voir dans Caïn le mot de forgeron. Dans ce cas, Eve dirait : j’ai forgé un homme avec YHWH. C’est intéressant, car, là, pas de prix à payer. C’est une collaboration, où YHWH participe à une « mise en forme » de l’homme [2].
« Et elle ajouta à enfanter son frère Abel. » Le texte ne signale pas qu’Eve a connu une seconde fois Adam, pour une deuxième conception. Abel surgit à sa parole qui désignait une autre origine que l’enfantement par Adam. Abel est un « ajout » à la naissance de Caïn, trace de la participation divine. S’agit-il de jumeaux ? Quand la Bible veut parler de jumeaux, elle sait bien le faire. C’est autre chose. Abel est désigné comme frère de Caïn, jamais le contraire. Le texte fait surgir là un personnage associé à Caïn en sa naissance qui figure ce qui, en tout humain, est la trace d’une origine autre. Le nom d’Abel est d’ailleurs significatif : la buée, la vapeur, le souffle [3]. On peut reconnaître là une figure de ce nous désignons par la dimension spirituelle qui habite l’humain.
Et Abel faisait paitre des troupeaux et Caïn servait l’humus.
On pourrait croire qu’on nous présente simplement le métier de chacun. Mais, en servant l’humus (adamah), Caïn est dans la ligne directe d’Adam. Par contre, c’est la figure du pasteur qui sert à caractériser Abel. Elle aura une postérité jusque dans le Nouveau Testament [4].
3 Et il fut qu’à la fin des jours, Caïn fit venir du fruit de l’humus, offrande pour YHWH.
4 Abel fit venir, lui aussi, des premières-nées de ses troupeaux et leur graisse.
La marque de temps « à la fin des jours » peut paraître étrange. On peut même traduire : à la fin des temps. Cette expression sert par ailleurs pour désigner le temps du jugement, c’est-à-dire du dévoilement de la vérité. C’est bien ce qui va se passer : une épreuve au sens d’une révélation de qui est qui. Elle se passe face à YHWH.
Caïn utilise comme offrande ce qui lui vient de la lignée adamique, sans précision. Par contre, pour Abel, le texte signale qu’il apporte les premières-nées de ses troupeaux : premières pour signaler la reconnaissance de l’origine, et femelles car liées à la vie. Abel est dans la lignée de Eve en tant qu’elle est la Vivante et qu’elle est celle dont la parole a reconnu une origine divine dans la naissance des humains. La notation de la graisse est intéressante : c’est ce qui, dans un sacrifice, monte en fumée vers le ciel, ce qui fait le lien entre la terre et le ciel.
Et YHWH porta son regard sur Abel et sur son offrande,
5 mais sur Caïn et sur son offrande, il ne porta pas son regard.
On comprend bien qu’il n’y a là aucun mérite de l’un ou de l’autre. Caïn a fait selon ce qu’il représente, Abel aussi. YHWH ne prend en compte que ce qui le concerne : Abel et son offrande. On pourrait dire que ce que peut apporter Caïn n’est pas adéquat à la notion d’offrande qui est reconnaissance de l’origine. Il n’aurait tout simplement pas dû présenter d’offrande. Quand la part Caïn de l’humain se tourne vers le divin, ce ne peut être que sur le mode intéressé du donnant-donnant : la Bible appelle cela l’idolâtrie.
Caïn entra en grande colère et son visage fut abattu.
En mot à mot : Caïn s’enflamma grandement et sa face tomba. Il perd le contrôle de lui-même et il perd la face.
6 YHWH dit à Caïn : « Pourquoi es-tu en colère ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ?
7 N’est-il pas que, si tu fais bien, élévation ! Et si tu ne fais pas bien, à l’entrée, la faute est tapi(e) ; vers toi est son désir, et toi tu domineras sur elle ».
YHWH pose à Caïn la question du pourquoi de sa réaction. La question est le premier pas pour sortir de l’effondrement. Elle permet une mise à distance : qu’est-ce qui m’arrive ? YHWH propose d’introduire Caïn dans le registre moral, du bien et du mal ; il ne semble pas avoir bénéficié du fait que ses parents ont mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Le bien élève mais le « pas bien » n’introduit pas à un abaissement (par exemple, la face qui est tombée). Apparaît pour la première fois dans le texte de la Genèse le terme de faute [5]. Il est associé à la figure d’un animal, tapi à l’entrée (de l’humain ?), prêt à prendre possession de ce dernier. Notons que cette faute est présentée comme un élément extérieur à l’humain, doué d’un désir (sexuel ou de dévoration [6]). Au moment même où YHWH révèle le mal qui menace, il informe Caïn qu’il a les moyens de la dominer.
8 Or Caïn dit à Abel son frère : « … » Et il arriva, comme ils étaient aux champs, que Caïn se leva vers Abel son frère, et le massacra.
Caïn ne répond pas à YHWH. Il s’adresse à Abel. Mais le texte (primitif) reste silencieux sur ce qui est dit… ou pas dit. Il souligne à sa manière un déficit de parole. Le lieu de l’assassinat est le propre terrain de Caïn, les champs (cultivés). En un verset le texte répète deux fois Abel son frère, soulignant que c’est le rapport de fraternité (non réciproque) qui est en jeu ici. Le terme utilisé pour signifier la mise à mort est le massacre : ce n’est pas seulement ôter la vie, c’est aussi défigurer, rendre méconnaissable.
9 YHWH dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Il dit : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi ? »
10 Et il dit : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère hurle vers moi de l’humus.
YHWH s’adresse de nouveau à Caïn. Il ne demande pas « qu’as-tu fait de ton frère ? » Mais « Où est ton frère Abel ? ». Car nous comprendrons que sa vie n’est pas perdue : elle a été recueillie dans l’humus. Abel ne meurt pas ; son sang, figure de sa vie, se fait entendre par une voix qui crie vers YHWH. Il est détaché de Caïn qui, d’une certaine manière, était son corps. Il est mis en réserve en attente d’un corps à venir.
La réponse de Caïn peut s’entendre du côté du déni, mais aussi d’une certaine vérité : il ne sait pas où est passé Abel – où va-t-on après la mort organique ? La question de la garde de l’autre est posée par Caïn dans le sens Caïn vers Abel : Caïn est-il le gardien de son frère ? Nous apprendrons un peu plus loin que Caïn, sans son frère, est menacé par quiconque le croisera : c’est Abel qui gardait Caïn.
11 Et maintenant, tu es maudit plus que l’humus qui a fait béante sa bouche, pour prendre, de ta main, le sang de ton frère.
12 Quand tu serviras l’humus, il ne t’ajoutera pas sa force ; tu seras sur la terre chancelant et errant. »
Les images sont fortes : le sol ouvre sa bouche, par là où on parle ou on crie, pour recueillir le sang versé. Si l’humus était maudit à la fin du chapitre 3 à cause d’Adam (v. 17), ici Caïn est maudit « au carré ». Le sol ne produira plus rien sous sa main [7]. Il tiendra à peine debout et n’aura pas de lieu où reposer. L’errance est la face noire du nomadisme du pasteur. Est-ce une punition de la part de YHWH ? Ou, comme au chapitre précédent, une révélation de la condition de l’humain, coupé de son origine divine ?
13 Caïn dit à YHWH : « Ma faute est trop grande à porter.
14 Voici, aujourd’hui, tu m’as chassé de dessus la surface de la terre. Et loin de ta face, je serai caché. Je serai chancelant et errant sur la terre. Et quiconque me trouvera me massacrera. »
15 YHWH lui dit : « Ainsi quiconque massacrera Caïn subira sept fois vengeance. » Et YHWH mit un signe à Caïn, pour que tous ceux qui le trouveraient ne le frappent pas.
Caïn ne conteste pas une éventuelle sentence divine. Il souligne que sa faute n’est pas supportable. Il perd sa relation avec la terre et sa relation avec YHWH. Il est nulle part et coupé du divin. Mais apparaît, dans sa réponse, la question de l’autre : « Et quiconque me trouvera me massacrera. » L’autre qui pourrait faire, vis-à-vis de lui, ce qu’il a fait à son frère. C’est la question de la règle d’or, en éthique : Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse. Pour survivre, sans Abel, il y faut une loi, qui prendra forme dans le Décalogue d’interdiction de tuer. Mais cette interdiction n’est pas celle du massacre. Car on peut massacrer quelqu’un sans porter la main sur lui, rien que par la parole. Le Nouveau Testament prendra cela en compte.
YHWH intervient alors par une parole et un acte. Une parole sur le registre de la vengeance. On ne voit pas très bien en quoi elle consisterait [8], mais elle comporte une tonalité de complétude dans le sept fois. Dite par YHWH, elle fait loi dissuasive.
Le signe, ou la marque, mise sur Caïn fait obstacle à la frappe éventuelle de ceux qui le trouveraient. On n’est plus dans le dissuasif, mais dans la protection. Caïn doit être préservé pour que se déploie cette humanité dont nous sommes. Et parce qu’aussi, il est porteur par son nom (l’acquis avec YHWH) du fait que l’humain n’est pas que le produit d’une reproduction.
Nous ne commenterons pas la suite du texte, si ce n’est la fin. Seulement quelques remarques :
- Caïn trouve un lieu où se poser à l’est d’Eden (qui est déjà à l’est, d’après le chapitre 2) : un lieu au-delà, hors de la face de YHWH.
- On découvre qu’il a une femme. Narrativement c’est problématique (d’où sort-elle ?). Mais Caïn est une « figure » : il hérite d’Adam qui a une femme… On comprend aussi que dans la descendance de Caïn il n’y a pas d’ajout à la naissance.
- Une nouvelle figure de lieu apparaît : la ville. « Il bâtit une ville et il prononça le nom de la ville comme le nom de son fils, Hénoc. » Est marqué là le rapport entre ce que nous reproduisons (des enfants) et ce que nous produisons (la ville).
- Dans la descendance de Caïn, il y a les « pères » de nos activités humaines : pâtres, artistes, métallurgistes. Notre monde d’activité productive est là figuré.
- Avec Lamec, le retour du « refoulé », amplifié avec une vengeance se multipliant jusqu’à soixante-dix sept fois, et une inversion : c’est Caïn et Lamec qui sont victimes de la vengeance (v. 24). De la vengeance divine ? La représentation d’un Dieu pervers, la culpabilité native des humains apparaît…
25 Adam connut encore sa femme. Elle enfanta un fils. Elle prononça son nom, Seth : Oui, Dieu a mis pour moi une semence autre, en place d’Abel, car Caïn l’a massacré.
26 Pour Seth aussi fut enfanté un fils. Il prononça son nom : Enoch.
Alors le nom de YHWH commença à être prononcé.
La naissance de Seth inaugure une autre génération. Parmi les humains, certains viendront en place d’Abel. Ils témoigneront que la figure d’Abel n’a pas disparu. Leur position dans la famille, dans la société fera signe pour lui. Ils seront Isaac, Jacob, Joseph, David, les prophètes… La Bible ne suivra pas la descendance de Caïn que nous connaissons bien, mais celle d’Abel, présente à toutes les étapes de l’histoire.
Le nom du fils de Seth, Enoch, pourrait se traduire par humain, sans référence à la terre comme adam. A propos de sa naissance, pas d’allusion à sa mère. Nous sommes là dans un autre type d’engendrement.
Le nom de YHWH commence à être prononcé (plus précisément crié, appelé). Qui peut invoquer justement YHWH ? La descendance de Seth.
[1] On peut aussi traduire par forgeron.
[2] L’hébreu utilise ish, homme masculin. La Septante, traduction grecque, parle d’être humain, anthropos.
[3] Mot différent du souffle-haleine (ruah) divin qui allait et venait au-dessus des eaux en Genèse 1.
[4] Entre autres, Jésus est dit le « bon pasteur » dans l’évangile de Jean. Et Pierre reçoit l’invitation à faire paître ses brebis (Jean 21).
[5] Dans le texte hébreu, une faute grammaticale d’accord témoigne de son inscription jusque dans le langage. Le mot ici traduit par faute peut aussi être rendu par péché dans le sens de ce qui manque son but, qui rate sa cible.
[6] Voir Apocalypse 12, 4 : le dragon tapi devant la femme pour dévorer l’enfant à naître.
[7] Pour un servant du sol, c’est la pire des choses qui pouvait arriver !
[8] Difficile de massacrer en retour quelqu’un sept fois !