Marc 5, 1-21 – Commentaire

Texte : Marc 5, 1-20
Auteurs : Pierre Chamard-Bois () et Raymond Volant ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2014
Traduction utilisée : voir traductions de travail

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Incursion à Gérasa

En seconde partie : Tempête apaisée et guérison d’un Gérasénien. Lecture taoïste.

Dans le texte qui précède ce passage, Jésus et ses disciples ont traversé la mer en barque.

1 Ils allèrent vers l’au-delà de la mer, vers le pays des Géraséniens.
2 Aussitôt que Jésus fut hors de la barque, il vint à sa rencontre un humain, sorti des tombeaux, dans un esprit impur …

Les disciples disparaissent du texte. Seul Jésus aborde le pays des Géraséniens. Instantanément un démonisé, comme il sera appelé par la suite, le perçoit. Il y a des chances que ce qui se passe là ne soit pas immédiatement perceptible au niveau habituel de la vie des humains. Jésus fait irruption dans un territoire régit par les démons. Sa simple présence les attire et les perturbe.

3 Il avait pour habitation les tombeaux, et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne.
4 Car souvent il avait été lié avec des entraves et des chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les entraves, aussi personne n’avait la force de le maîtriser.
5 Il était sans cesse, nuit et jour, dans les tombeaux et dans les montagnes, criant, et se meurtrissant avec des pierres.

La description de l’humain est longue et détaillée. Elle est offerte aux lecteurs pour qu’ils y reconnaissent ce(ux) qui les habite(nt). En effet l’humain, c’est aussi cela. D’être habité par un esprit qui n’est pas le sien, qui l’obsède, qui ne semble jamais se reposer : la nuit il peut hanter les rêves, le jour il pousse parfois à des comportements incontrôlables. On le cache à autrui, il n’est pas sortable en société. On préfère le voir dans un tombeau, mais il n’y meurt pas. On le relègue dans les montagnes, figures de inhabitable pour les humains qui se « tiennent bien ». On ne veut pas le voir. Ici le personnage du démonisé est poussé à l’extrême : il n’abrite pas en lui un esprit impur, il est dans un esprit impur, dans quelque chose qui le dépasse.

Bien sûr, on a essayé et on essaie toujours de l’enchaîner pour qu’il ne fasse pas de dégâts : par l’éducation, la morale, la culture. Mais nous savons que dans certaines situations où les digues sont fragilisées, il revient plus fort que jamais, dans la colère, la vengeance, le désir de tuer. Quand il ne peut s’attaquer à d’autres humains, il se retourne contre son hôte : dans des cris intérieurs, par l’autodestruction, la dévalorisation de soi.

« Personne n’avait la force de le maîtriser ». Sentiment de devoir supporter cela jusqu’à sa mort. Rien n’y fait. Par temps d’accalmie, on pense qu’il a passé son chemin, qu’il a perdu son énergie de violence et de destruction. Et il revient inopinément, là où on ne l’attendait plus. Personne ? Le texte met en scène Jésus qui l’affronte directement. En débarquant au pays des Géraséniens, Jésus s’en prend directement aux démons qui hantent les pays qui ne connaissent pas la Loi d’Israël. Non pas qu’en Israël ces démons ne soient absents. Mais ils se cachent plus subtilement, par exemple derrière les défenseurs de la Loi, comme ceux qui ne pourront plus supporter Jésus et le mettront à mort.

Exagéré tout cela ? Chacun verra, dans la vérité de sa vie.

6 Et ayant vu Jésus de loin, il accourut et se prosterna devant lui,
7 et il cria d’une voix forte : « Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu le Très Haut ? Je te conjure par Dieu de ne pas me tourmenter. »
8 Car Jésus lui disait : « L’esprit impur, sors de cet humain ! »

L’humain, ou l’esprit, se prosterne devant Jésus : il n’y aura pas d’affrontement. Il reconnaît immédiatement la prééminence du Galiléen en qui il a vu le fils du Très-Haut. Ce que nous ne voyons pas clairement, le démonisé le sait. Il n’a pas affaire à un promeneur, mais à quelqu’un qui le perce à jour avant même de commencer à lui parler. La simple mise en présence est déjà injonction aux démons à sortir de l’humain. Quel rapport entre cette part démonisée de l’humain et celui qui l’en libérera : qu’y a-t-il entre toi et moi ? Cette question dépasse le contexte. Qu’y a-t-il de commun entre le Fils et la violence qui nous habite ? Beaucoup puisqu’ils se connaissent bien, rien puisque tout les oppose.

Cela se passe au plus intime de nous, à la limite de ce que notre conscience peut percevoir. L’advenue de Jésus commence par tourmenter, réveiller ces choses que nous avons voulu oublier, dompte ou évacuer. Et en même temps, nous sentons qu’il n’y a pas d’autre chemin pour en sortir de l’impasse.

9 Et il l’interrogeait : « Quel est ton nom ? » Et il lui dit : « Légion est mon nom, parce que nous sommes nombreux ».
10 Et il le suppliait beaucoup de ne pas les envoyer hors du pays.

« […] ton nom  » ; « […] mon nom, car nous sommes beaucoup ». Confusion entre le je et le nous. Dans la singularité apparente de l’esprit se cache une légion de démons. Tous ceux-là pour un seul homme ! Le nom, ici, n’est pas un nom qui singularise celui qui le porte, mais il dit la non-singularité, la multiplicité. La puissance de possession vient du nombre. Des démons isolés dans des humains, l’Evangile nous en a montrés lors de la rencontre de Jésus avec des possédés. Mais là, il s’agit d’autre chose. Il y a foule dans cet humain.

Nous en savons quelque chose. Beaucoup de nos comportements, de nos paroles ne sont pas de nous : nous les répétons sans trop réfléchir, en reproduisant ce que nous avons reçu des parents, de nos éducateurs, de la société. Il arrive que nous en prenions conscience quand quelqu’un nous renvoie à notre vérité. Un exemple grossier : nous lisons encore dans les faire-part de décès « Il a plu à Dieu de rappeler à lui… ». Une formule démoniaque qui caricature le visage de Dieu, mais comme tout le monde la dit… Les démons se cachent dans ce que tout le monde dit. Et comme on ne veut pas prendre le risque de s’isoler de la masse, on sacrifie au mensonge ambiant.

Les démons sont bien dans le pays. En vérité, ils cimentent la société ou certains groupes sociaux. C’est pour cela que Jésus sera considéré comme personna non grata par les habitants. Il fait craindre le pire : vivre en société sans avoir de valeurs communes pour unifier le corps social est très risqué. En nombre nous sommes forts, comme dans une légion ; isolés nous sommes comme morts. Et pourtant une autre voie est possible.

11 Il y avait là, près de la montagne, un grand troupeau de porcs qui paissaient.
12 Et ils le supplièrent en disant : « Envoie-nous dans ces porcs, afin que nous entrions en eux ».
13 Et il le leur permit. Et les esprits impurs sortirent, entrèrent dans les porcs, et le troupeau s’élança en bas de la falaise dans la mer : ils étaient environ deux mille, et ils s’étouffèrent dans la mer.

Curieusement, le démon collectif, désormais désigné comme un pluriel, trouve lui-même une solution pour rester au pays. Un troupeau de porcs est un corps beaucoup plus adapté à ce qu’ils sont : impurs et en masse. Les démons sont soumis à Jésus : ils supplient et Jésus leur permet. Il ne cherche pas à les tuer : les démons ne meurent pas, ils n’ont pas de corps si ce n’est le notre. Il ne cherche pas à les anéantir : le risque serait de faire disparaître du même coup les humains qui les héberge. Il les confine à ce qui est le plus adapté pour eux. Le troupeau ne reste pas en place : il se précipite dans l’abîme. L’autodestruction qui n’aboutissait pas, heureusement, à la mort du démonisé (dans l’humain quelque chose reste préservé, même dans la pire des situations), ici trouve son accomplissement : le troupeau se suicide. Les esprits perdent leur souffle de malfaisance.

Il y a en nous de l’animal. Il est heureux que les démons y restent confinés, dans ce qui de nous est voué à la destruction.

14 Ceux qui les faisaient paître s’enfuirent, et annoncèrent la nouvelle dans la ville et dans les campagnes. Les gens vinrent voir ce qui était arrivé.
15 Ils viennent auprès de Jésus, et ils examinent le démonisé, celui qui avait eu le Légion, assis, vêtu, et dans son bon sens ; et ils eurent peur.

Une première annonce [1] est faite aux gens du pays, de la ville comme de la campagne, à partir de la perte du troupeau. On vient voir. Le problème est que voir quelque chose d’inhabituel, sans parole qui interprète, amène à voir un danger, à voir le mal. Ils voient celui qui portait en lui la violence et qui devait rester exclus de la société. Le retour du refoulé les saisis de crainte. Surtout qu’il a toutes les apparences de quelqu’un de bien, comme eux sans doute. Et même, assis, il apparaît comme un maître qui enseigne. Tout est sens dessus dessous.

16 Ceux qui avaient vu ce qui s’était passé leur racontèrent ce qui était arrivé au démonisé et à propos des porcs.
17 Alors ils se mirent à supplier Jésus de quitter leur territoire.

Le témoignage des témoins amène les gens à prendre parti. Les démons avaient supplié Jésus de ne pas les tourmenter, les gens font de même avec Jésus. Si jamais Jésus allait aussi les chasser de leur propre pays… Mieux vaut que ce soit lui qui s’en aille, qu’il laisse en paix (apparente) la société des Géraséniens.

18 Comme il montait dans la barque, celui qui avait été démonisé le supplia pour qu’il soit avec lui.
19 Jésus ne le lui permit pas, mais il lui dit : « Va dans ta maison, auprès des tiens, et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi, et comment il a eu pitié de toi. »
20 Et il s’éloigna, et il se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Et tous s’étonnaient.

Et voilà à son tour que l’ancien démonisé supplie Jésus de l’emmener avec lui. C’est la première fois qu’il parle sa propre parole. Il est plus que mouillé avec Jésus : cela va être intenable avec ces gens qui voient peut-être encore en lui un démonisé.

Est-il possible de tenir dans la société, avec les amis, dans la famille, quand on a vécu une telle expérience de libération ? On est pour eux comme un rappel permanent de ce qu’on ne veut pas voir.

Jésus l’envoie au milieu des siens. Dis-leur ce qui t’est arrivé et que cela vient du Seigneur et non des démons, que c’est un signe de son amour. Et cela marche… en partie. Les auditeurs ne sont plus dans la crainte mais dans l’étonnement. Cet homme, apôtre de Jésus en terre étrangère, pose question, ce qui est le premier pas vers la foi. Il leur arrive ce qui est arrivé pour les disciples de Jésus pendant la traversée tumultueuse : « Qui donc celui-là est-il ? » Celui-là, Jésus, ou l’homme qui avait été démonisé et qui parle comme un ressuscité.

Dans Marc, l’annonce aux nations précède l’annonce à Israël.

 

Tempête apaisée et guérison d’un Gérasénien
Marc 4, 35-41 et 5, 1-21

Les deux récits présentés dans le texte, l’un à la suite de l’autre, nous conduisent à les mettre en parallèle et un lecteur « taoïste » fera tout naturellement le lien entre ces deux évènements : traversée d’une mer en pleine tempête et rencontre d’un homme en plein désarroi.

La tempête survient comme un désordre dans la nature des choses et le calme doit être rétabli ;

l’être humain, « dans un esprit impur », c’est-à-dire en pleine tempête intérieure, doit être rétabli « dans son bon sens ».

Ces deux récits semblent reliés l’un à l’autre et le « taoïste », dans sa vision de l’Univers, ira jusqu’à voir un lien de cause à effet : si l’être humain ne fonctionne pas correctement sur terre, le désordre survient dans la nature des choses. Dans cette approche du texte, la tempête, qui ne réveille même pas Jésus, apparaît comme l’annonce d’une autre tempête, encore plus menaçante. La dynamique narrative du texte conduit à voir dans la rencontre avec cet être humain en pleine tourmente, la destination même de la traversée de la mer, traversée qui connaîtra une tempête, prélude à la tempête intérieure de cet humain. L’intervention de Jésus dans l’une et l’autre situation obéit à la même dynamique, mais la seconde intervention semble nous dire : « c’est pour cela que je suis venu dans ce monde ». Celui, à qui obéissent le vent et la mer, est venu pour rétablir l’être humain « dans son bon sens ».

L’épisode des cochons nous conduit à une autre réflexion : transférer ces esprits impurs dans des cochons condamnés à se précipiter dans la mer, c’est libérer cette contrée d’une « impureté », impureté dont les Juifs veulent se débarrasser par un interdit religieux. Un taoïste, surtout s’il est Chinois, ne comprendra pas la raison de cet interdit. Un troupeau de 2 000 porcs représente, en effet, une valeur marchande non négligeable et au nom de quoi déclarer cet animal impur ?  Cette vision des choses nous aide à un meilleur discernement : respecter, certes, les personnes attachées à ce type d’interdit religieux, mais ne pas nous laisser atteindre (envahir) par cette aliénation et nous maintenir dans « notre bon sens ». Nous libérer, en quelque sorte, de l’ « impureté » de cette croyance.

Le lecteur « taoïste » sera également sensible à un dernier point : le maintien de cet homme, rétabli dans son bon sens, dans sa maison auprès des siens. C’est là qu’il doit œuvrer au rétablissement du bon fonctionnement des choses sur Terre, même si cela doit passer par un élevage de cochons  ! ! !

 

[1] La seconde sera celle de l’ancien démonisé.