Approche sémiotique de la bible, de la description structurale des textes à l’acte de lecture, Colloque Dijon, mars 2000.
L’évolution (ou la transformation) du projet sémiotique depuis les années 70 : Comment cette évolution s’est faite en lien avec les études bibliques.
Pour autant que la sémiotique ne se définissait pas seulement comme un appareil théorique et méthodologique, mais comme une discipline et une pratique de description, il était normal qu’elle réagisse à l’objet même auquel elle se trouvait appliquée, qu’elle se trouve transformée par les textes qu’elle cherchait à décrire et qu’elle ait à réfléchir sur l’acte de lecture en sa particularité. Ainsi en va-t-il peut-être des disciplines de l’interprétation. Pour désigner à grands traits l’allure de cette transformation, je dirais que la sémiotique positive (positiviste) de l’énoncé s’est trouvée conduite, ouverte , vers une sémiotique pratique de l’énonciation. On est passé d’une méthode de description à une pratique de la lecture, et d’une modélisation des univers sémantiques sous-jacents aux textes à une problématisation sémiotique de la lecture et de son sujet. Avant de caractériser ces deux formes de la sémiotique, je voudrais rapidement rappeler comment se sont rencontrés études bibliques et sémiotique, biblistes et sémioticiens [1].
Histoire d’une rencontre
Les premières rencontres entre biblistes et sémioticiens ont eu lieu en 1967. Ils’agissait alors de préparer un congrès des biblistes français sur les méthodes en exégèse. Ces rencontres eurent lieu à l’initiative du P. Xavier Léon-Dufour et par l’intermédiaire de Paul Ricœur. Une session de travail eut lieu en 1968, à Versailles, avec Greimas qui dirigeant un séminaire de sémiotique à Ecole des Hautes Etudes, et qui mit au travail sur des textes bibliques certains de ses étudiants [2]. En 1969 s’est tenu le congrès de l’ACFEB à Chantilly, sur les méthodes en exégèse et P. Ricœur, R. Barthes, L. Marin…y donnèrent des communications [3]. Ces « analyses structurales » (comme on disait alors) tombaient à point nommé à un moment où les exégètes avaient un souci de réflexion sur les méthodes et prenaient conscience, pour certains, du décalage entre l’approche historico-critique traditionnelle de la Bible et le développement de la linguistique et des études littéraires [4]. A la suite du congrès de Chantilly, des groupes de biblistes (enseignants et étudiants) se sont constitués (à Lyon et à Paris en particulier, mais aussi à Toulouse, Metz…) et à l’Ecole des Hautes Etudes, un atelier biblique fut constitué dans le Séminaire de Greimas. De fait, dans le domaine biblique, c’est plutôt la sémiotique de Greimas qui fait référence, et à partir de laquelle les évolutions ont eu lieu. Dans la ligne de R. Barthes, peu de travaux furent poursuivis ; on peut citer la « lecture matérialiste de l’Evangile de Marc » qui reprenait la méthodologie de S/Z, mais qui n’eut pas beaucoup de prolongements [5]. A Lyon, depuis 1971, un groupe de recherche sur la Bible, créé par J. Delorme et J. Calloud s’initiait à la méthodologie de l’analyse structurale et des étudiants suivaient régulièrement le séminaire de Greimas à Paris. En 1975 parut à Lyon le premier numéro de la revue Sémiotique & Bible et fut créé au sein de la Faculté de Théologie le Centre pour l’Analyse du discours Religieux (CADIR). Aux Etats Unis, la revue Semeia, et en Allemagne Linguistica Biblica diffusaient également des recherches en sémiotiques appliquées au domaine biblique et théologique. Il y eut des sessions organisées, des rencontres, et la constitution de groupes de recherche en France et à l’étranger : Etats-Unis (Nashville), Pays-Bas (Tilburg – Bible et Liturgie), Québec…
Analyse structurale et sémiotique narrative.
Principes théoriques Tout au long des années 70, autour de Greimas, s’est élaborée la sémiotique « standard » ou « classique ». Cette élaboration aboutit en 79 à la publication de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage [6], où se trouvent présentée et inter-définis les concepts-clefs de la sémiotique conçue comme une théorie générale du langage. Chez Greimas, la sémiotique s’inscrit dans une double tradition : de réflexion linguistique d’une part (tradition structuraliste à partir de Saussure et Hjelmslev en particulier), et de recherche en éthnolittérature d’autre part (travaux de V. Propp sur les contes et travaux de C. Lévi-Strauss sur les mythes d’autre part). Il faut signaler par ailleurs que chez Greimas, l’élaboration de la sémiotique veut répondre à un certain échec de la lexicologie (on ne peut rien faire au niveau des mots sans un théorie du langage qui constitue des unités pertinentes et des règles d’organisation à un autre niveau : celui du discours). De ce fait, la sémiotique greimassienne se présente comme un projet de description des systèmes de signification, en deçà de signes et de leur classement par la sémiologie. Cette science de la signification se veut autonome, elle définit son objet, ses postulats et ses procédures. Cet appareil théorique servira de base à une méthodologie de l’analyse des textes qui vise à construire la signification en tant qu’objet intelligible et à en donner des modèles représentatifs. Le projet sémiotique ne se limite pas aux textes verbaux, il concerne, sous la notion de texte ou de discours, toutes les manifestations de la signification. Je présenterai rapidement les trois postulats de cette sémiotique « classique » pour montrer comment, dans le domaine des études bibliques, ils ont pu donner forme à une pratique de l’analyse des textes, et comment ils ont été modifiés par cette pratique elle-même: postulat de différence, postulat d’immanence, postulat de générativité.
Différence. On est dans la mouvance de Saussure, Hjelmslev, Jakobson… Ce qui fait sens, c’est la transformation du sens, l’écart, la différence ; la signification, c’est l’articulation du sens (la « forme » chez Hjelmslev). Le principe méthodologique correspondant, c’est celui du repérage des différences (paradigmatiques et syntagmatiques), de la construction des structures. On est bien dans la lignée structuraliste des années 60 : les relations priment sur les termes. Cette articulation du sens peut être exploitée de deux manières : de manière statique, et c’est la structure, les modèles ; de manière dynamique, et c’est la question du déploiement des différences, de la mise en discours et de l’énonciation. Dans les années 80 on parlera d’un structuralisme dynamique.
Immanence (ou clôture) Si la signification est l’articulation du sens, la description des phénomènes signifiants doit être immanente, interne, elle doit chercher les règles intrinsèques d’organisation de ses objets. Dans le domaine des textes, ce postulat est celui de la clôture : si l’on veut décrire la signification textuelle du texte, il fait rester dans le texte (« Hors du texte pas de salut ! » annonçait Greimas de façon un peu provocante), et ne pas confondre la signification du texte (c’est-à-dire l’objet qu’on cherche à construire) avec l’intention de l’auteur, ou avec le « message », ou avec les circuits de communication et de réception du message ou avec l’information dont nous disposons sur le monde représenté ou visé par les textes. Ce postulat est sans doute ce qui a le plus frappé les exégètes de la Bible ; il marquait un « retour aux textes » eux-mêmes tels qu’une tradition nous les a donnés à lire [7] et dans l’état final où nous les rencontrons, il marquait aussi un souci d’objectivité en posant précisément le texte lui-même (et lui seul) comme objet de l’observation. Ce postulat bousculait les habitudes de l’exégèse soucieuse de connaître le milieu et la culture d’origine des textes, les conditions de leur rédaction et de leur transmission et posant la connaissance des auteurs et l’histoire des idées comme un préalable à la lecture. De fait, le postulat sémiotique oblige, on le verra, à reformuler les conditions du procès de lecture : quel type de lecture, quelle conception de l’interprétation peuvent correspondre à ce postulat d’immanence. Mais c’est là anticiper… Dans la sémiotique classique, il n’était pas tant question de lire, mais plutôt de décrire et de construire les structures.
La sémiotique, au départ, était donc une sémiotique de l’énoncé. La question de l’énonciation s’est posée plus tard. Mais on verra qu’il n’était peut-être pas inutile de partir de l’énoncé pour poser de manière neuve la question de l’énonciation, sans la confondre avec celle de la communication. Parler d’immanence dans la perspective de Greimas (et de Hjelmslev), ce n’est pas seulement parler de clôture ou de pertinence en délimitant de l’objet de la recherche, c’est aussi annoncer que le texte … n’est que le texte, qu’il n’est pas le sens, ou que le texte donné à lire n’est pas identifiable à son contenu. Si la signification est dite immanente, c’est que le texte (n’)en est (que) la manifestation, non pas l’image immédiate, mais la trace ou le symptôme à interpréter : les textes ne sont pas le véhicule (ou le contenant) d’un message ou d’un contenu de sens à consommer, ils sont la manifestation d’une signification à lire, le champ d’application d’un acte de lecture qui suppose des conditions, une compétence, un sujet. Les textes sont la manifestation d’une signification immanente, pour autant qu’un acte de lecture d’y applique.
Ainsi formulé, le principe de l’immanence oriente la sémiotique vers la lecture, la pratique de l’interprétation, vers les conditions de la construction du texte comme totalité signifiante. Et sur ce chemin, l’étude sémiotique des textes bibliques avait beaucoup à apprendre aux sémioticiens.
Générativité : La sémiotique classique conçoit plusieurs niveaux ou paliers d’articulation du sens, plusieurs logiques d’organisation, et des règles de passage d’un palier à l’autre [8]. Un niveau élémentaire ou les valeurs sémantiques sont articulées selon des relations simples et par les opérations premières de la logique : contradiction/contrariété ; assertion négation. Ce niveau élémentaire est modélisé sous la forme du « carré sémiotique ». Un niveau narratif où les articulations du sens sont décrites sous formes de transformations et où les opérations sont développées sous formes d’algorithmes. A ce niveau sont définies les relations Sujet – Objet (Schéma actantiel) et leurs transformations (programme narratif). Dans la relation Sujet / Objet et ses transformation se joue la mise en place des « valeurs » : la sémiotique narrative est une sémiotique des objets-valeurs. Les formes de la narrativité sont conçues comme la mise en œuvre de la logique profonde des structures élémentaires. La diversité de ces formes narratives s’est trouvée réglée par une grammaire narrative qui permet de décrire les récits dans leur diversité. Un niveau discursif où les actants du niveau narratif sont pris en charge par des grandeurs figuratives de type acteurs, temps, espace.
On parle de parcours génératif dans la mesure où la théorie prévoyait le passage d’un palier à l’autre et où la perspective était de décrire les structures profondes sous-jacentes et logiquement préalables à la manifestation textuelle. Le Parcours Génératif laissait entendre – que la signification prenait forme au plan le plus profond et dans les articulations les plus élémentaires préalablement à toute manifestation. – que les paliers suivants (narratif, discursif) n’intervenaient pas dans une modification du contenu – que l’analyse sémiotique d’un texte pouvait se résoudre à la construction d’une représentation de l’univers sémantique sous-jacent.
Il s’agit là d’un parcours théorique qu’il a toujours été difficile de transformer en parcours analytique. C’est d’ailleurs la pratique de la lecture et de l’analyse des textes qui a conduit la sémiotique sur d’autres perspectives, comme nous le verrons plus loin.
Appliqués aux études bibliques, les postulats théoriques et méthodologiques que je viens de rappeler, ont modifié le regard porté sur les textes, ils ont contribué aussi à modifier le rapport aux textes (problème de la lecture) et le statut de ces textes (problème de la théologie biblique) L’approche immanente oblige à considérer les textes dans leur globalité comme la manifestation d’une totalité signifiante. Sans s’arrêter à replacer chaque fragment dans son milieu d’origine il s’agissait de prendre en charge, pour l’analyser et l’interpréter, le texte « final » tel qu’il nous est donné à lire [9]; et par là le sémioticien se retrouve proche de tout lecteur « ordinaire » qui ouvre le livre. L’approche immanente nous a forcés à considérer les textes bibliques non pas comme des documents disponibles pour l’histoire des événements, ou l’histoire des idées, fournissant des informations nécessaires pour expliquer la formation des textes, ou les données sur lesquelles élaborer une construction théologique. Les textes sont à prendre comme des monuments, des monuments de la parole et du langage ; ils font partie de ces textes que J. Geninasca appelle des discours intransitifs (ou réflexifs) et dont la fonction n’est pas tant d’informer sur un objet ou sur un état de choses, mais de proposer les conditions mêmes de la signification. S’il en est ainsi, quelle sera la compétence requise pour lire ? Quel type de sujet est supposé par ce texte ? Un sujet du savoir (encyclopédique) ? Un sujet de la parole convoqué et mis en forme (articulé, structuré, sémiotisé) par le langage mis en œuvre dans le texte et sa lecture ? Les textes sont à lire, et le lecteur fait partie de leur condition sémiotique. De proche en proche, le principe d’immanence, loin de nous éloigner de la question du sujet comme cela semblait être le cas dans les débuts de la sémiotique structurale, nous a conduits vers une sémiotique de l’énonciation, et vers une réflexion nécessaire sur le discours et son sujet [10].
Les apport de la théorie narrative.
De cette théorie standard, on a surtout retenu, au début, la grammaire narrative. Elle fournissait l’algorithme des transformations narratives, elle donnait le moyen de décrire finement les récits. On a donc essayé d’appliquer cette grammaire aux récits nombreux et variés que fournissait la Bible. « Appliquer le modèle », ce n’était sans doute pas ce qu’il y avait de mieux à faire car on laissait croire qu’il suffit d’appliquer un modèle [11] pour découvrir l’organisation du sens. La sémiotique a ainsi pu être présentée comme une méthode (de plus) pour décrypter les textes, à côtés des « méthodes » dites historiques, littéraires, structurelles, sociologiques, psychanalytiques…avec cette illusion de croire que l’accumulation des méthodes pouvait rendre plus riche la découverte du « sens ». La pratique effective de la lecture sémiotique et l’affrontement à des textes qui obligeaient à retravailler le modèle narratif ont conduit à corriger cette illusion du décodage. On avait tendance à prendre le schéma narratif canonique comme le « moule » où devaient rentrer les textes, tous les textes. C’est malheureusement l’image qui est parfois restée de la sémiotique, au point d’en faire abandonner le projet. L’analyse narrative a permis de renouveler la lecture de plusieurs récits tant de l’AT que nu NT [12], elle a permis d’aborder de façon nouvelle des problèmes exégétiques plus anciens : la hiérarchisation des programmes narratifs, l’intégration des micro-récits dans le macro-récit évangélique (problème posé dans les évangiles). Le modèle narratif élaboré et éprouvé d’abord sur des contes a beaucoup développé les modes de constitution (et de transformation) de la relation entre Sujet et Objet (valeur). La narrativité se résume d’ailleurs à la succession des transformations et modélisations de la relation d’un sujet aux objets où peut s’investir une valeur. Le récit traditionnel est ainsi la manifestation syntagmatique des systèmes de valeur et des formes de sujets qui leur correspondent. Les relations entre sujets passent par les objets qui circulent, s’échangent, moyennant des conflits, des rivalités, des contrats, des accords sur la valeur des valeurs. On a pu parler d’une sémiotique objectale. Bon nombre de récits bibliques analysés ne reproduisent pas exactement ce modèle de constitution du sujet par relation à l’objet, ou le manifestent de manière singulière. On a pu observer (dans les récits de miracle par exemple) la relativisation de la réalisation d’un désir (de guérison par exemple) au profit de la relation intersubjective et de l’échange dans le dialogue (ce qu’indique l’apparition dans le texte de formulations telles que « ta foi t’a sauvé ») [13]. Le récit biblique ne reproduit pas strictement le schéma canonique de la narrativité, mais c’est la connaissance de ce schéma qui a permis de découvrir et de préciser cette particularité. Ainsi ont pu apparaître des spécificités touchant : – au statut des sujets définis dans une relations intersubjective où la parole à sa part, plus que dans la relation à un objet manquant ou recherché. La quête tourne court, elle est détournée de son objectif initial qui ne s’en trouve pas pour autant aboli. L’objet finalement acquis (cf. la guérison) devient le signe de la relation établie.[14] – au statut des objets-valeur devenant objets énonciatifs (c’est-à-dire indissociables de la parole qui les nomme et les installe dans le récit comme on peut le voir par exemple dans le récit de la Samaritaine en Jean 4 [15] – à la corrélation des plans pratique et cognitif dans la trame du récit, dans la mesure où, dans de nombreux récits, le pivot narratif se trouve décalé du côté de la reconnaissance, de l’interprétation et de l’évaluation des performances comme on peut l’observer dans certains récits de miracle débouchant soit sur une question (« qui est-il celui-là »), soit sur une controverse. L’enchaînement de tels récits dans l’évangile crée une isotopie cognitive, la question du savoir insiste sous les transformations pragmatiques.. – au statut intégré, dans la globalité d’un évangile, des épisodes de miracles, et des séquences de paraboles. – à l’entrelacement des isotopies narratives dans les récits de la passion de Jésus où l’événement raconté est pris dans plusieurs trames narratives que le texte développe à charge pour le lecteur…de lire l’événement [16].