Approche sémiotique de la bible,
Louis Panier, 2000

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Le tournant du figuratif. 

En ce qui nous concerne, le tournant théorique et méthodologique s’est opéré dès qu’il s’est agi de rendre compte l’organisation figurative des textes que nous lisions. Cela s’est fait concrètement dans l’étude des récits paraboles, à laquelle Greimas lui-même nous avait encouragé [17] et dans l’étude des épîtres du Nouveau Testament pour lesquelles l’usage de la grammaire narrative paraissait délicat [18].

Dans la logique du programme génératif de Greimas, les grandeurs figuratives constituent la composante discursive qui vient prendre en charge, en vue de leur manifestation, les articulations narratives. Mis en forme, articulé selon la logique narrative, le contenu du texte est pris en charge, assumé par le niveau discursif que Greimas décomposait en plan syntaxique (ou figuratif) et plan sémantique (ou thématique). Dans cette perspective, le figuratif risque toujours d’être réduit au rôle de concrétisation (ou illustration) de thèmes ou de valeurs préalablement articulés aux niveaux les plus profonds du parcours génératif. L’analyse des textes consiste à franchir ce niveau figuratif pour comprendre de quelles structures profondes il est la manifestation. L’étude du texte biblique a fait apparaître la consistance du figuratif et la modalité particulière d’articulation du sens qu’est le discours. Il s’est agi alors de mettre en place en partant des propositions classiques de la sémiotique greimassienne, les conditions d’une sémiotique discursive. Celle-ci est apparue nécessaire à partir du travail sur les récits-paraboles et sur les récits de miracles [19]. Les paraboles ne se réduisent pas à la structure narrative qui en organise le récit et le niveau figuratif qu’elles développent ne consiste pas à illustrer une thématique abstraite (un enseignement) qui en serait le propos véritable. C’est l’organisation figurative comme telle qui fait sens dans ces paraboles et celle-ci renvoie non pas à un plan sémantique plus profond, mais à l’instance énonciative que présuppose cette organisation figurative (et qui, dans le cas des paraboles est Jésus en tant qu’acteur dans l’évangile) La question du discursif apparaît donc indissociable de la question de l’énonciation. C’est dans cette ligne problématique que s’est développée la réflexion du CADIR : une sémiotique discursive étudiant la mise en discours des figures, et développant à partir de là une théorie de l’énonciation orientée vers l’acte de lecture et vers le statut de sujet qu’il présuppose. Cette réflexion rejoignait les travaux de J. Geninasca [20]. Pour en présenter les enjeux je donnerai rapidement ici quelques éléments de définition des figures en sémiotique. Dans une perspective sémiotique classique, le figuratif prend en charge les structures narratives et des articulations élémentaires de la signification. Le figuratif est le support concret des articulations fondamentales du sens. La description sémiotique vise à construire des modèles de cette articulation fondamentale (univers sémantique). Pour qui s’attache à la lecture des textes, le réseau figuratif manifeste une autre dimension de l’univers signifiant, du fait même de l’articulation singulière que le texte propose. Les grandeurs figuratives que nous rencontrons dans les textes ont en effet cette propriété singulière : – de pouvoir évoquer dans le texte le monde extra-textuel (visée référentielle), de pouvoir le représenter et reproduire dans le texte les corrélations et les réseaux définis et reconnus par le savoir commun (ou l’encyclopédie). C’est ainsi que les textes nous font connaître ou reconnaître un « monde » ; c’est ainsi qu’ils informent et documentent le lecteur, supposé être ici un sujet du savoir. – de pouvoir évoquer dans le texte de nouveaux contenus qui viendraient relayer les contenus du récit, et se substituer à eux, pour constituer une nouveau message, décodable comme message « figuré » et ouvrir l’accès à un sens plus élaboré, à un complément du sens. Tel serait le ressort d’une lecture « symbolique » des textes. -mais aussi de pouvoir en quelque sorte « brouiller les cartes », obscurcir le « sens obvie » selon l’expression de R. Barthes [21]. Car si l’on reste dans le cadre théorique de la sémiotique, la question qui se pose est celle de la cohérence du figuratif, de la règle immanente des écarts, des différences et des transformations qui affectent les dispositifs figuratifs.

Qu’est-ce qui fait tenir le discours, si l’on ne s’arrête pas à la ligne claire du raconté, ni à la représentation du monde (possible ou réel), ni à la structure sémantique profonde sous-jacente, ni au sens symbolique que les figures viendraient ouvrir en surplus. Qu’est-ce qui fait tenir le discours ?

Une telle prise en compte de la consistance du figuratif a une valeur pragmatique. La mise en discours des figures oppose à la prétention du savoir, de la représentation, du raconté, une sorte d’interdit, et « entraîne du côté de ce qui est autrement à entendre et à attendre, et vers quoi elle entraîne le récepteur du texte » (J. Calloud). En effet la cohérence des figures mises en discours, agencées singulièrement dans le texte que nous lisons, si nous la prenons en compte effectivement, si nous ne la renvoyons pas d’emblée à la connaissance préalable que nous avons du monde auquel elle serait censée correspondre, si nous ne la traduisons pas d’emblée dans les termes d’une thématique ou d’une symbolique préalablement articulée, cette cohérence en appelle à la capacité dont elle témoigne d’articuler le langage, la langue, les discours déjà tenus. Ainsi se pose en sémiotique discursive le fait de l’énonciation, non pas comme une communication de message, mais comme un acte d’articulation de la langue. Les textes, avons-nous dit, sont à prendre, en sémiotique, comme des monuments de la parole. Ils sont en effets les témoins d’un acte de langage par lequel un sujet de la parole s’est risqué et confié dans l’articulation du discours. Cela concerne sans doute les conditions de production du discours, mais aussi, et surtout, les conditions de la lecture. Il appartient en effet au lecteur de construire la cohérence du discours et de trouver la juste place que cette cohérence présuppose.

La lecture figurative, ou « le récit, la lettre et le corps » [22]

Il convient donc de revenir sur la mise en discours et sur ses implications sémiotiques. Insistons : la mise en discours est une mise… en discours. Elle prend effet dans les enchaînements figuratifs singuliers, soit dans des textes particuliers où les figures se trouvent disposées, soit dans des corpus établis où se tissent des rapports figuratifs. Et le corpus biblique en est le plus bel exemple !. Les textes manifestent et proposent des dispositifs figuratifs ; on pourrait parler d’un appareil figuratif pour lier l’idée de composition – comme en cuisine – et l’idée d’opérativité. Ces dispositifs se présentent comme des reprises de figures, des couplages, des symétries propres au texte en sa surface, ou à la narration dans son style. Nous pensons que ces dispositifs manifestent tout à la fois une instance d’énonciation et un état singulier de la signification. En effet, la découverte de ces jeux figuratifs ouvre des questions : Vers quoi une telle disposition du figuratif nous oriente-t-elle ? A quoi nous donne-t-elle accès ? Quel état du sens s’indique là pour le lecteur, un état du sens qui ne se confondrait ni avec le monde représenté auquel renvoient les grandeurs figuratives (acteurs/temps/espace), ni avec l’articulation d’un système de valeurs, mais un état du sens qui ne serait relatif qu’à la mise en œuvre de la langue par un sujet, à « la rencontre de la langue et du sujet » selon l’expression de R. Barthes. Comment nommer cet état du sens ? Barthes proposait la « signifiance »… Ces questions nous renvoient à la définition des figures que donne Hjelmslev : les figures sont des non-signes, des « signes sans signification » et c’est à partir de ces non-signes que doit être interrogé le statut du sujet d’énonciation, et que doit être envisagé l’objet qui mobilise et détermine ce sujet. On peut rappeler ici la proposition de Benveniste : « Au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose » [23], et cette dernière proposition du Tractatus de L. Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » [24], proposition que Maurice Blanchot modifiait en disant :« Ce dont on ne peut parler, il faut … l’écrire ». Que dire de ce qui s’indique là comme l’orient de la mise en discours ? C’est quelque chose qui ne relève pas d’une « intention d’auteur », mais qui pourtant va faire, pour le lecteur effet de parole dans la mise en œuvre de la langue. « C’est bien comme non dicible, non discursivisable, tu et voilé, que nous concevons cet objet à connaître » (J. Calloud) [25]. Les grandeurs figuratives donnent à voir et à savoir, les dispositifs figuratifs donnent à entendre, et convoquent et dévoilent, comme sujet d’énonciation, le lecteur.

L’effet de signifiance produit par la mise en discours des figures en appelle à l’expérience de lecture du lecteur, à sa capacité à construire et à assumer une cohérence du discours. Cette capacité présuppose, nous semble-t-il, l’expérience de l’énonciation et le consentement aux effets de la parole sur la relation qu’un sujet humain entretient avec le monde, ses objets, ses représentations, ses constructions thématiques. Et cela se constate dans la pratique de la lecture. Sans doute celle-ci connaît-elle dans un premier temps une phase « impressive » (selon l’expression de J. Geninasca) : quelque chose du texte lu nous frappe ; puis vient la construction de représentations du monde raconté : les figures repérées proposent un monde (réel ou possible) dans lequel le lecteur peut faire jouer des inférences et des prévisions. Mais l’attention au texte, à la mise en discours et aux dispositifs figuratifs fait découvrir le décalage entre le tissu figuratif (sa consistance) et les représentations auxquelles il semblait donner directement accès. Vers quel objet sémiotique conduit ce décalage ? Le texte en dit trop ou pas assez, ou bien encore il associe et conjugue les figures en créant des effets de sens qui parasitent la construction calme d’un monde du texte : le lecteur est renvoyé de la diégèse (la fabula selon U. Eco) dont il imagine que le récit rend compte (problème de la narratologie) à la perception de ce qu’indiquent pour lui l’agencement figuratif, la mise en œuvre de la langue.

Origène le signalait déjà : « Cependant, si, dans tous les détails de ce revêtement, c’est-à-dire le récit historique, avait été maintenue la cohérence de la loi et préservé son ordre, notre compréhension aurait suivi un cours continu et nous n’aurions pu croire qu’à l’intérieur des Saintes Ecritures était enfermé un autre sens en plus de ce qui était indiqué de prime abord. Aussi la Sagesse divine fit-elle en sorte de produire des pierres d’achoppement et des interruptions (Rm 9,33) dans la signification du récit historique, en introduisant, au milieu, des impossibilités et des discordances. Il faut que la rupture dans la narration arrête le lecteur par l’obstacle de barrières, pour ainsi dire, afin de lui refuser le chemin et le passage de cette signification vulgaire, de nous repousser et de nous chasser pour nous ramener au début de l’autre voie : ainsi peut s’ouvrir, par l’entrée d’un étroit sentier débouchant sur un chemin plus noble et plus élevé, l’espace immense de la science divine [26] »

Les enchaînements figuratifs postulent une autre dimension de l’univers signifiant, comme l’évoque cette citation d’Origène, non pas un sens caché, plus abstrait au revers des figures allégorisées, mais un « sens » (une direction ?) qui vient à se dire et à s’indiquer dans la trame même de l’écriture, et qui ne peut se manifester que « en figure ». Les grandeurs figuratives, dans les textes littéraires et dans les textes bibliques ont ainsi cette particularité de manifester et de voiler cet objet sémiotique (cf. l’inestimable objet de la lecture) [27]. Elles le voilent par l’impression référentielle et l’invite à la représentation visuelle d’un monde du texte ; elles le manifestent parce que l’agencement des ensembles signifiants dans le texte offre la perspective de cet objet et dessine pour le lecteur une place de sujet qui s’y adapte.

Les études bibliques en sémiotique ne peuvent ignorer la tradition de lecture qui les précède ; celle-ci a certainement orienté les travaux vers un souci d’observation minutieuse des textes qui a conduit rapidement à privilégier l’examen de la composante discursive et des agencements figuratifs, et vers un souci de réflexion sur l’acte de lecture qui a conduit à élaborer une théorie de l’énonciation prenant en compte le pôle énonciataire de l’instance d’énonciation. La conception biblique de l’acte d’écriture [28], telle qu’elle apparaît dans certain passages du Nouveau Testament, fait toute sa place au lecteur et à son rapport au texte (et pas simplement à son contenu, ou à son message). On trouve dans le Prologue de l’Evangile de Luc un exemple tout à fait remarquable de cela [29]: « Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des faits qui ont trouvé en nous leur plénitude se ce que nous ont transmis les témoins oculaires devenus assistant de la parole, j’ai décidé, quant à moi, ayant suivi tout avec exactitude depuis le commencement, d’écrire dans l’ordre pour toi, excellent Théophile, pour que tu reconnaisses la stabilité de l’instruction entendue au sujet de la parole » (Luc, 1, 1-4).

Ce prologue ne prétend pas rappeler les étapes historiques de la communication du message évangélique (recueil et mise par écrit des traditions orales), ni même justifier la valeur du travail de l’historien Luc vérifiant et citant ses sources. Il reste très discret sur les contenus, et il ne mentionne même pas la personne de Jésus dans ces lignes. Il s’agit plutôt, semble-t-il, de marquer dans le texte l’enchaînement des effets de la parole « accomplie en nous », mise en forme de récit par les nombreux narrateurs, et disposée dans l’ordre de l’écrit par un écrivain singulier. Il est donc question de situer l’écrit comme un effet de la parole (et non comme une reproduction ou transcription de l’oral), l’expérience de l’écriture trouve sa place et sa fonction dans une chaîne de répercussions de la parole. L’opérativité propre de l’écrit et de la lecture est relative à cette spécificité de la parole accomplie. L’expérience de la lecture, pour Théophile, c’est pas celle d’un accès à l’information ou à un savoir dont il ne disposerait pas déjà [30], c’est celle d’une expérience de l’écriture qui peut faire rappel de la parole préalablement reçue. « Lire pour entendre » telle serait la consigne donnée au lecteur théophile. S’il suit la parole à la trace dans la lettre du texte, c’est qu’il diffère son entrée immédiate dans le « monde » dont le texte lui offre l’image et la représentation : c’est qu’il renonce à être seulement le récepteur ou la cible d’un message dont l’auteur serait la source et la garantie du sens et de la vérité, c’est qu’il doit suspendre un besoin de savoir que le discours pourrait combler. Si l’écrit est ce lieu ou se manifeste, dans l’opacité et la consistance de la lettre [31], l’effet de la parole donnée et disparue, c’est ce lieu que le lecteur doit parcourir pour que, et jusqu’à ce que, l’effet signifiant se produise et qu’une parole soit à nouveau entendue, entre les signes du discours, dans leur brisure et dans leur jeu, dans la forme de la lettre. La lecture est cet acte énonciatif où peut s’accomplir l’écriture, lorsque la parole « en souffrance » dans la lettre du texte, prend chair et corps dans un sujet qui lit. C’est dans cette direction que l’étude sémiotique de la Bible peut ouvrir des perspectives intéressantes dans la dynamique du projet sémiotique.

Les pages qui précèdent voulaient seulement signaler quelques points sur lesquels la sémiotique et les études bibliques se sont rencontrées de façon féconde, et développer quelques-unes des propositions théoriques que cette rencontre a suscitées. La Bible on l’aura compris n’est pas qu’un terrain d’exercice et d’application pour une méthode sémiotique élaborée ailleurs : la pratique de la lecture sémiotique de la Bible interroge la théorie en des domaines qui restent encore à explorer, et elle peut sans doute contribuer à renouveler les études bibliques et les formes actuelles de la lecture biblique [32] et à inscrire le discours de la Bible dans le concert de la Littérature.

Louis PANIER

Université Lumière Lyon 2 & Centre pour l’Analyse du Discours Religieux

(CADIR – Facultés Catholiques de Lyon)