Jeu et enjeu de la démarche sémiotique

Cet article d’I. ALMEIDA a été publié pour la première fois dans Sémiotique & Bible (n° 13, 1979, 35-56). Il reprend une communication donnée en Août 1976 au Congrès de la S.N.T.S. à Tübingen

Résumé

L’analyse du discours religieux a commencé dans les années 70 à sentir l’influence de l’approche sémiotique des textes, qui avait déjà réorienté les études littéraires et sociales. Il s’en est suivi parmi les habitués des études et lectures bibliques une certaine perplexité. Celle-ci procède en partie des deux directions différentes qu’empruntent ces analyses dans leur approche des textes. La première approche part de l’individualité du texte, et tend à constituer une science universelle des formes signifiantes. La deuxième part des modèles construits par cette science et se transforme en une méthode d’approche de l’individuel-signifiant en tant que tel, en une pratique appliquée à de phénomènes précis de signification, en l’occurrence celui de l’écriture. Dans le premier cas, le lecteur peut se trouver séduit par l’aspect ludique de la démarche d’analyse, et par la découverte de toute une série de mécanismes de sens qu’il ignorait, mais il perçoit qu’on lui a dérobé, en quelque sorte, l’individualité du texte en question. Il peut même se demander s’il était intellectuellement « rentable » de faire un déploiement si vaste d’instruments formels à propos d’un texte que, une fois décomposé, il ne comprend pas davantage. La situation du lecteur dans le deuxième cas est le contraire. Il peut rester séduit par les effets d’une analyse concrète qui rend neuf un texte qu’il croyait connaître. Il devine comme une secrète fécondité dans cette nouvelle démarche. Mais souvent, il ne voit pas comment procéder pour traiter selon la même optique d’autres textes. Il se sent démuni pour induire de cette pratique individuelle quelque chose comme une méthode universelle.

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JEU ET ENJEU DE LA DEMARCHE SEMIOTIQUE

Texte présenté en annexe il l’étude « Le discours d’Etienne, ébauche d’organisation formelle » lors du Congrès de la SNTS à Tübingen, 22-26 août 1976 (cf. Sémiotique et Bible No 8).

1. LA SEMlOTIQUE : SCIENCE ET/OU METHODE

L’analyse du discours religieux a commencé à sentir, depuis quelques années, l’influence de l’approche sémiotique des textes qui avait déjà réorienté les études littéraires et sociales. La difficulté d’apprentissage que présente une démarche si complexe a fait que les publications sur le sujet ne soient pas encore nombreuses. Il s’agit en général d’études forcément fragmentaires, parues dans des revues de littérature ou d’exégèse, et elles ont produit très souvent, parmi les lecteurs, une certaine perplexité.

Cette perplexité procède en partie des deux directions différentes qu’empruntent de telles analyses dans leur approche des textes. La première approche part de l’individualité du texte, et tend à constituer une science universelle des formes signifiantes. La deuxième part des modèles construits par cette science (modèles hésitants d’une science qui ne fait que naître) et se transforme en une méthode d’approche de l’individuel-signifiant en tant que tel.

Dans le premier cas, le lecteur peut se trouver séduit par l’aspect ludique de la démarche d’analyse, et par la découverte de toute une série de mécanismes de sens qu’il ignorait, mais il perçoit qu’on lui a dérobé, en quelque sorte, l’individualité du texte en question. II peut même se demander s’il était intellectuellement « rentable » de faire un déploiement si vaste d’instruments formels à propos d’un texte que, une fois décomposé, il ne comprendra pas davantage.

La situation du lecteur dans le deuxième cas est le contraire. Il peut rester séduit par les effets d’une analyse concrète qui rend neuf un texte qu’il croyait connaître. Il devine comme une secrète fécondité dans cette nouvelle démarche. Mais souvent il ne voit pas comment procéder pour traiter selon la même optique, d’autres textes. Il se sent démuni pour induire de cette pratique individuelle quelque chose comme une méthode universelle.

A la base de cette perplexité, il y a donc la nature ambivalente des recherches sémiotiques, qui demande de conjuguer l’intérêt pour le concret du texte avec l’intérêt pour la constitution de la science qui saura l’aborder. Prendre conscience de ce double aspect de la démarche permettra de mieux percevoir le statut particulier de la sémiotique au sein des pratiques réflexives concernant la signification.

D’une part il s’agit d’une démarche qui tend à devenir une science, et plus particulièrement, une science universelle des formes signifiantes. De ce point de vue, la science sémiotique « se cherche » encore à travers une longue enquête d’analyses concrètes, et elle est loin d’être au bout de sa tâche. Voilà pourquoi tant d’analyses sémiotiques, bien qu’elles prennent comme point de départ des textes déterminés, ont comme objet final la sémiotique elle-même : elles tendent à dégager un système formel universellement ou généralement applicable.

D’autre part, la sémiotique se conçoit comme une pratique appliquée à des phénomènes précis de signification, en l’occurrence celui de l’écriture. Son point de mire est alors l’individualité du texte, le « comment » de son procès de signifiance. Par son application à l’individuel, la pratique sémiotique rejoint partiellement la préoccupation du comprendre propre à la démarche herméneutique, ainsi que celle de la philosophie du style, dont la tâche consiste, pour G.G. Granger, à « rechercher les conditions les plus générales de l’insertion des structures dans une pratique individuée » (1).

Seulement, aborder l’individuel ne se fait pas sans une série de postulats (ne serait-ce que provisoires et opératoires) sur la globalité de la signification, ce qui appelle la constitution d’un appareillage formel capable de rendre compte de l’organisation du sens là où il se présente.

Somme toute, la différence entre ces deux genres d’analyse n’est qu’une question d’accent, et leur dépendance réciproque est plus qu’évidente. Une théorie générale du signe est inféconde si elle ne sert pas à mieux comprendre les individualités signifiantes, mais en même temps toute compréhension de l’individuel tend à s’intégrer dans l’horizon global des signes et symbolismes de l’homme, cet être dont le mode d’être consiste, aux dires de M. Heidegger, à « comprendre » (2).

L’importance alors d’un type d’étude comme celui qui est mené par A.J. Greimas (3) et son école (4) apparaît très clairement. Ces études en effet se situent à mi-chemin entre la théorie générale du signe et le parcours concret du sens dans un texte individuel. Elles tâchent de dégager les lois sémiotiques de ce genre particulier de discours qu’est le narratif, à partir de l’analyse concrète de certains textes. Elles établissent ainsi une sorte de plateforme mitoyenne d’où il est possible d’aller aussi bien vers la théorie générale que vers la configuration du particulier. C’est là leur richesse. C’est là aussi leur difficulté.

2. LE PRINCIPE FONDAMENTAL DES PRATIQUES SEMIOTIQUES

Les pratiques sémiotiques répondent toutes, dans leur diversité, à une option théorique sur la signification. Une option donc « sémantique ». Elle pourrait être résumée par le principe de la correspondance entre le sens et la forme : ce qui est « compris » comme sens peut être « expliqué » comme forme.

Pour mieux saisir les implications de ce principe, il serait bon de considérer brièvement l’acception particulière que sens et forme prennent dans la théorie sémantique d’E. Benveniste 5). Ainsi il sera également loisible de trancher à propos de certaines équivoques qu’a fait surgir la définition trop étroite que cet auteur donne de la sémiotique.

On sait que la linguistique pratiquée par F. de Saussure s’applique à l’étude de la langue comme système, c’est-à-dire en dehors de l’acte que l’on accomplit en parlant. L’unité de la langue est dans ce cas le signe. Ce signe n’est pas étudié dans la relation aux choses qui lui donne une valeur individuelle, mais dans le rapport différentiel à d’autres signes qui lui confère une valeur générique et conceptuelle. E. Benveniste appelle « sémiotique » cette approche du langage. Mais il existe un autre volet de la linguistique, que Saussure appelait « linguistique de la parole » et dont Benveniste s’attache à dégager les principes. Ce deuxième volet décrit la mise en acte de ces signes isolés qui sortent du dictionnaire pour s’unir à d’autres signes et dire quelque chose. Ils constituent alors le discours. On ne les appelle plus signes, mais mots, et ils acquièrent leur valeur non plus par opposition mais par intégration dans une phrase, et c’est la totalité de la phrase qui leur donne du sens, c’est-à-dire une signification actualisée en message. Cette dimension, Benveniste l’appelle « sémantique ». Le mouvement qui va des mots à la phrase s’appelle sens ; celui qui va de la totalité de la phrase à sa dissociation en mots, s’appelle forme. (Cela veut dire qu’en sémantique les mots ne signifient que dans la mesure où ils forment ensemble une phrase). Ce qui est donc compris comme sens peut être expliqué comme forme. Le sens est le pendant sémantique de la forme.

Une conception sémantique aussi brillante que celle de Benveniste, qui élargit le champ de la linguistique du terme (signe) à la phrase, a cependant l’inconvénient de s’arrêter trop tôt ; en effet elle ne va pas jusqu’à saisir le niveau où sémiotique et sémantique se rejoignent. Pour Benveniste, la phrase est le niveau le plus haut d’intégration sémantique. Son sens ne s’obtient pas – comme le sens des mots – par une nouvelle articulation à un niveau formellement plus complexe, mais il s’identifie avec son « intenté » (6) ; en tant qu’unité globale, la phrase ne sert plus à signifier mais à communiquer ; son sens est rapporté à un événement qui lui sert de référence : « La ‘référence’ de la phrase est l’état de choses qui la provoque, la situation de discours ou de fait à laquelle elle se rapporte et que nous ne pouvons jamais ni prévoir ni deviner ». Ainsi il y aurait deux modalités fondamentales dans la linguistique : « celle de signifier pour la sémiotique, celle de communiquer, pour la sémantique » (7).

Cependant, là où s’arrête pour Benveniste la sémantique de la communication, naît en fait le domaine de la sémiotique discursive qui se veut une branche importante de la sémantique. En effet, lorsque l’on entend quelqu’un parler, on constate que son discours ne s’arrête pas nécessairement au niveau d’une phrase ; il en dit généralement plusieurs, sans que son parler devienne pour autant une simple collection de phrases. Celles-ci se coordonnent et se subordonnent pour constituer des récits, des poèmes, des arguments. Et leur sens dépend à nouveau de leur intégration formelle dans ces unités supérieures de discours.

En outre, quand il s’agit d’un texte, l’acte de parole qui constituait, en tant qu’événement, la « référence » du discours, se voit relayé par un système de dépendances mutuelles entre des unités internes au texte. Ce qui veut dire que dans le cas du texte, « l’événement » est toujours un événement « en puissance ». Il est la contrainte de lecture structurée par le parcours des figures qu’il ordonne.

Cela fait que le discours devenu texte provoque une sorte de détournement de la fonction communicative des phrases qu’il contient. Ici s’applique plutôt ce que A. Jakobson dit de la fonction « poétique » du langage (8) le message se retourne sur lui-même et se constitue en son propre référent primaire. Mais de ce fait même les éléments textuels font quelque chose de plus que se combiner pour communiquer, ils se signifient mutuellement. Ils étaient syntagmatiquement (discursivement) des rapports qui sont, eux, paradigmatiques, c’est-à-dire à valeur différentielle. Dès lors, ta nouvelle dimension que le texte donne à la signification est à la fois sémantique et sémiotique : sémantique parce que discursive, sémiotique parce que différentielle. C’est en ce sens que A. Barthes peut parler de « translinguistique ». (9) et A.J. Greimas de « sémantique structurale » ou de « sémiotique du discours ».

La pratique sémiotique s’applique donc à interpréter le sens en fonction de la forme. Comme dans la linguistique phrastique les mots n’ont de sens qu’en s’intégrant à la phrase, les configurations discursives n’ont de sens à leur tour que par leur intégration dans un système formel qui ne coïncide pas nécessairement avec celui de la phrase. De ce fait un tel système pourrait être appelé avec l’école soviétique de Tartu « système modélisant secondaire » (10).

Les unités de base d’un système modélisant secondaire s’ordonnant d’après d’autres règles que celles de la linguistique propositionnelle, par exemple d’après les règles de la syntagmatique narrative ou celle de la syntagmatique syllogistique. Et c’est par ce biais-là que l’innocent signe linguistique s’intègre dans des systèmes sémantiques complexes qui constituent les modèles culturels, religieux, artistiques, dans lesquels, en épousant une forme, ils acquièrent une valeur idéologique.

Deux conclusions importantes se dégagent de ce qui vient d’être considéré : Au niveau d’organisation qui est celui de modèles secondaires, le principe fondamental de la correspondance entre la forme et le sens reste plus que jamais valable. Autrement dit, les éléments sémiotiques – ce que l’on appelle « configurations discursives », unités analogues aux mots sur le plan de la phrase – font du sens par intégration formelle. Il est donc impossible de saisir le sens des éléments d’un discours avant d’avoir capté la totalité formelle du jeu de signifiance, ce qui permet en suite d’établir des correspondances paradigmatiques entre ces éléments. Ce principe va à l’encontre de certaines exégèses trop vite militantes qui épinglent des « phrases » de l’Ecriture pour venir à l’appui d’arguments doctrinaires. Le principe de correspondance entre sens et forme oblige à une entrée plus gratuite dans le texte comme totalité.

Si l’on prend l’exemple des paraboles des évangiles, les phrases prononcées par les personnages ne complètent leur sens que par leur intégration dans la syntagmatique générale du récit, où elles remplissent des fonctions très précises dans une suite logique d’actions qu’il est indispensable de cerner. En outre, puisque la caractéristique formelle de la parabole est d’être un récit prononcé par un personnage d’un autre récit, son sens ne pourra être décelé tant qu’elle n’aura pas été remise à l’intérieur de la logique du récit qui l’englobe.

Benveniste a montré qu’au-delà du sens de la phrase il y a sa situation, l’événement de parole qui lui donne naissance et qui lui sert de référence. Le texte, quant à lui, ne constitue pas un « acte de parole ». Son événement, c’est l’événement virtuel de lecture ; dans la configuration interne du texte, cette instance de lecture est codée comme un parcours à suivre. Contrairement à la phrase parlée, c’est dans l’instance de lecture (instance qui peut s’actualiser dans le sens du discours interprétatif) qu’un texte trouve, par devant lui, sa référence, ses références …

Or l’analyse sémiotique doit pouvoir rendre compte de cet élément événementiel, individualisant, qui porte le sens des configurations formelles vers l’actualisation d’un « intenté ». Tout comme la phrase pour Benveniste, le texte est quelque chose de plus que le système de renvois à un jeu conceptuel de différences : il est une instance « individuelle » de sens, même si son actualisation en tant qu’événement n’aura jamais de prototype (sa lecture sera toujours plurielle). L’analyse sémiotique devra donc non seulement rendre compte des structures formelles qui balisent le sens du discours, mais encore saisir l’instance de structuration, par laquelle le texte reprend et ordonne toutes ses formes pour signaler comme une flèche l’avenue que le discours interprétatif devra suivre.