Dans la Bible, le récit du déluge s’étale sur quatre chapitres du premier livre, Genèse 6-9. Son intrigue n’a pas besoin d’être résumée, elle est bien connue. Il importe cependant de rappeler que le récit biblique appartient au grand cycle des origines (Gn 1-11) avec lequel il entretient des liens significatifs. Encadré par des listes généalogiques (Gn 5 et 10), il vient après les récits de création (Gn 1-3) et précède celui de Babel (Gn 11). La perspective comparative de notre équipe de recherche sur le déluge nous a amené à prendre le texte qui va de 6, 1 à 9, 17 comme objet principal d’analyse. Cette extraction pratique, que nous justifierons en temps opportun, ne se veut pas contraignante. Nous soulignerons les liens que le texte entretient avec son environnement textuel et nous en tirerons quelques réflexions au terme de la lecture.
À la différence de quelques autres récits de notre corpus, le récit biblique est fort sérieux. L’existence même de toute créature animée est mise en danger. Grâce à une extraction, représentée par le contenu de l’arche greffé sur Noé, la vie pourra recommencer. Mais les rapports des humains avec le créateur seront radicalement révisés et les conditions de la vie seront établies sur de nouvelles bases, qui prendront en compte la fragilité de l’être humain dans un monde qu’il risque toujours de conduire à sa perte.
Avant de procéder à une lecture attentive du texte, il conviendrait de le découper en scènes discursives faites du croisement d’un nombre stable d’acteurs dans une espace délimité et dans un temps caractérisé. La détermination de telles unités est toutefois rendue difficile par un phénomène textuel observable en surface : double nom de l’acteur divin, apparentes incohérences des indications temporelles, bon nombre de répétitions, notamment de l’entrée et de la sortie de l’arche ainsi que des listes d’êtres vivants, etc. Tout cela, qui sert l’établissement d’une genèse historique du texte, rend aléatoire un strict découpage en situations discursives. Notre proposition d’articulation du texte repose plutôt sur une lecture narrative sommairement établie. Nous avons ainsi identifié quatre maxi-séquences qui correspondent aux phases principales d’un programme narratif. Gn 6, 1-12 est considérée comme phase de mise en projet d’un programme complexe, dont les valeurs et les enjeux ne seront véritablement établies et reconnus que dans la phase de sanction qui va de 8, 21 à 9, 17. Le segment 6, 13-7, 4, constitué essentiellement de deux discours divins auxquels se conforme Noé, représente la phase du don ou de l’acquisition de compétence. Reste le long récit de la performance, 7, 6-8, 19, que nous diviserons encore en plus petites séquences. À l’intérieur de ces segments, délimités pour la commodité de l’étude mais aussi considérés comme succession articulée, notre intérêt ira au dispositif figuratif. Nous répertorions les figures en tentant de déployer les effets de sens que construit le réseau énonciatif. Notre conviction est que le texte ne fait pas que représenter des événements en mots, mais qu’il met en discours des figures, les organisant en un réseau que nous analysons en vue de retracer l’organisation du sens et de construire le discours du point de vue du sujet de l’énonciation.
Phase d’établissement des valeurs et du contrat (Gn 6,1-12)
Deux scènes s’ouvrent successivement par un phénomène de multiplication : celle de « l’adam » en 6, 1 (« Alors que l’adam avait commencé à se multiplier sur la surface du sol ») et celle de sa « méchanceté » en 6, 5 (« Le SEIGNEUR vit que la méchanceté de l’adam se multipliait sur la terre »). Face à cette double prolifération totalisante, la singularité de Noé, seul « homme juste » dans ce monde. Nous regroupons nos observations autour de ces trois points.
Une multiplication confuse
Notre texte interrompt la liste généalogique amorcée en Gn 5, 1, « le livret de famille d’Adamn ». L’énonciation est modifiée, ouvrant un large cadre spatio-temporel marqué par l’activité d’acteurs collectifs : « l’adam », « les fils de Dieu », « les géants ». Si « l’adam » est déjà connu, les autres personnages apparaissent pour la première fois et ils restent bien mystérieux. Ils constituent toutefois la population terrestre en ce temps passé. Ils forment l’arrière-plan plus large sur lequel va s’inscrire l’observation divine plus ciblée de la vie de l’adam au quotidien (6, 5).
L’humanité se multiplie sans tenir compte des limites et des distinctions. On ne sait pas qui sont ces « fils de Dieu ». Le texte dit simplement qu’ils semblent détournés de leur filiation divine du fait qu’ils sont mus par la « vue » et l’attrait qu’exerce sur eux la beauté « des filles de l’adam ». Le regard détermine leur agir, le fait qu’ils choisissent et prennent de ces filles comme épouses, qu’il y ait accouplement et qu’elles enfantent « pour eux ». Ce processus d’engendrement diffère largement de celui manifesté dans la généalogie qui précède. Là, la génération se fait « à sa ressemblance et selon son image » (5, 3), imitant le processus créateur de l’adam d’ailleurs rappelé : « il le fit à la ressemblance de Dieu » (5, 1) ; l’acte générateur du père produit « un fils » qui reçoit un « nom » propre. Ici, la génération se fait par l’accouplement de « fils » divins avec des « filles » humaines. Ces « fils » sont déterminés comme sujets reproducteurs, non par l’image du père, mais par la vue de la beauté des « filles ». Ce qui naît de cette union est attribué aux géniteurs sans indication de filiation, ni de sexe, ni de nom propre. Cette union est plutôt une fusion pour une multiplication humaine sans véritable distinction des générations et des sexes, dans la confusion de l’humain et du divin. Ce sont littéralement les « hommes du nom », nom anonyme et collectif, qu’ils doivent sans doute à leur prolifération confuse, comme les « géants », leurs contemporains, désignés simplement par leur stature physique imposante.
Au cœur de cette manifestation de la prolifération adamique indifférenciée, dans le métissage ou le mélange, intervient une parole du Seigneur : « Mon souffle n’animera pas toujours l’adam, du fait qu’il n’est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans ». « Le Seigneur » apparaît ainsi dans un rôle de destinateur manifestant les valeurs en jeu. Sous les figures thématiques du « souffle » et de la « chair » se trouve dénoncée l’ambiguïté qui règne dans la masse humaine qui se répand sur la surface du sol. L’adam ne se fie qu’à la « chair » oubliant ce qui la tient en vie. La valeur du « souffle » doit être reconnue comme ce qui donne consistance à la dimension physique et lui permet de vivre. Une existence déterminée par la transmission de « l’image » avec un nom propre et l’articulation des générations. Ce que marque la limitation des jours de la chair.
Un débrayage énonciatif introduit la parole divine. Elle n’est pourtant adressée à personne. À qui pourrait-elle s’adresser dans cette masse humaine indifférenciée ? Emballé par la prolifération anonyme de la « chair », l’adam ne voit que sa beauté et sa force. Cet égarement le détourne de l’attention au « souffle » qui lui donne sa véritable consistance humaine. La parole divine donne une évaluation juste des « héros » mentionnés : les engendrements des « filles de l’adam » avec les « fils de Dieu » ne manifestent pas convenablement la filiation divine dans la chair de l’humain. Bref, bien qu’il n’y ait personne pour l’entendre, l’acteur divin démasque la faiblesse charnelle et fait apparaître l’inspiration véritable qui fait la vitalité de l’humain
Un mal qui envahit la terre
Sur ce fond de scène d’un temps indéterminé, s’inscrit le constat visuel fait par « le Seigneur » d’une autre prolifération, le mal adamique au quotidien. Le regard divin enregistre la propagation de « la méchanceté » humaine comme un envahissement progressif de l’espace terrestre (« se multipliait sur la terre ») et une occupation totale des unités du temps (« à longueur de journée »). La nature du mal n’est pas autrement explicitée par la mention d’actions mauvaises spécifiques, mais sa profusion est expliquée par la corruption de sa source : le « cœur » comme lieu de conception de tout agir (selon la TOB), mais indiquant peut-être ce qui constitue l’être même de l’humain. De l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’adam semble n’avoir retenu que celle du mal.
En Gn 6, 11-12, le narrateur prolonge le constat de corruption : « La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue, car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. » Ce nouveau constat confirmé par le voir divin n’est pas une simple répétition de l’évaluation faite auparavant. Il montre comment ce qui est au cœur de l’humanité (l’adam) s’étend à « la terre » considérée « devant Dieu » (Élohim). La « terre » est vue ici comme habitat qui est doublement mal en point : « corrompu » face à Dieu et « rempli » de « violence ». L’agent corrupteur est identifié : « toute chair avait perverti sa conduite sur la terre ». La traduction de la TOB suggère une connotation trop moralisante. L’habitat humain est en fait désaxé. Il est sur une mauvaise voie (route ou chemin en hébreu). Au lieu d’être orienté par ce que l’adam tient du Créateur (l’image ou l’esprit), il est mené uniquement par ce qui est « chair » dans l’adam. Et cette dissolution de la structure vivifiante est totale : elle affecte toute chair et elle remplit la terre. Il suffirait de laisser les choses aller et l’habitat adamique irait de lui-même à sa ruine. La terre se détruit d’elle-même face à Dieu.
Le premier effet de cette évaluation touche d’abord l’acteur divin lui-même : il « se repentit » de la fabrication de l’adam sur la terre et il « s’en affligea » (son cœur, libbô en hébreu, est affecté). Le diagnostic fait à « vue » de la mauvaise condition du cœur humain, affecte le cœur divin. La déception du Seigneur l’amène à parler. Comme en 6, 3, son dire n’est adressée à aucun acteur figuré dans le texte, mais sa parole en attente d’un auditeur est loin d’être banale : « J’effacerai de la surface du sol l’adam que j’ai créé, [de l’] adam [aux] bestiaux, petites bêtes et même les oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits. » Le « je » divin envisage un acte d’« effacement » de la « surface du sol » de toute sa création animée. L’image fait penser à l’écrivain qui efface de la feuille de papier l’œuvre qu’il a composé. Il se remet en question en tant que créateur. Notons aussi comment l’adam est étroitement associé aux autres créatures animées. Le regard divin le voit tourné vers son côté charnel et la parole divine le lie de près à la vie animale présentée comme son extension naturelle. L’être humain assume la destinée de l’ensemble des animaux qui ont partie prenante avec lui. Parce qu’il ne voit que du mal dans sa créature animée, le Seigneur envisage sa destruction complète.
Tout, sauf Noé : 6, 8-10
« Mais Noé trouva grâce aux yeux du Seigneur. » Une brèche apparaît dans la perception divine. Si petite soit-elle, elle ne va pas moins donner un caractère bien différent au programme divin. La figure de Noé se dessine sur deux axes : a) sa singularité au sein d’une totalité humaine affectée par le mal qui vient du cœur de l’adam ; b) la spécificité de son rapport à Dieu. Sur le registre du mal envahissant tout l’espace terrestre et le temps humain, l’évaluation du Seigneur pose Noé à l’écart de toute l’humanité. Une part du créé animé se trouve extraite du jugement négatif porté par le créateur. On peut penser qu’elle échappera à l’effacement annoncé. En effet, bien que le texte n’explicite pas encore la décision d’épargner Noé, l’exception dans le regard divin est présentée comme grâce (« Noé trouva grâce »), don accordé à Noé par « le Seigneur ».
Cette singularité de Noé est due à son rapport spécifique à Dieu. À la différence de « toute chair » dont la route est désaxée (v. 12) Noé suit « les voies de Dieu », il n’est pas mené par son cœur mauvais. Et le texte ajoute : « il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. » C’est un père qui engendre selon le modèle de l’image transmise avec des noms propres pour les fils (voir Gn 5), et non selon le flou des « générations de son temps ». Il est dit « homme juste » (ici ‘îsh en hébreu), pour cet ajustement générationnel aux « voies de Dieu ». C’est donc une justice qui ne peut être reconnue que par Dieu lui-même. En Noé, l’acteur divin a trouvé quelqu’un à qui parler au sein d’un monde axée sur la « chair » et lieu d’une violence envahissante.
Phase d’acquisition de compétence (6, 13 - 7, 5)
Sont introduits deux discours de l’acteur divin adressés à Noé : l’un sous le nom Elohîm (6, 13-21), l’autre sous le vocable « le Seigneur » (7, 1-4). Nous les considérons comme transmission à Noé du savoir requis pour qu’il entre dans le projet divin. Nous analysons plus longuement le premier discours montant seulement ce que le second ajoute au dispositif figuratif repéré.
La fin annoncée
« Le terme de toute chair est venu devant moi : la terre s’est remplie de violence avec eux et je vais les dissoudre avec la terre. » Cette traduction, grammaticalement boiteuse, reste plus proche du texte hébreu. Les pronoms « eux » et « les » renvoient au contenu sémantique du collectif « toute chair ». Dans le texte massorétique, le terme « adam » n’apparaît pas ici. La focalisation placée sur son cœur (v. 5) s’est ici élargie à toute la terre comme habitat, en même temps qu’elle pointe « toute chair » comme étant ce qui dans le monde adamique est source de violence destructrice et condamné à la perte. Personne cependant pour s’en rendre compte, n’eut été ce discours divin à Noé. Celui-ci, déjà mis à l’écart dans le voir divin, l’est aussi dans le discours de « Dieu ». Il en représente le seul auditeur compétent. Seul informé de la pente néfaste sur laquelle est engagée « toute chair », il est soustrait, dans la parole divine, à l’opération de destruction : « je vais les détruire » dit Dieu. La même parole qui annonce la destruction générale signale déjà l’extraction de l’auditeur. L’exception qu’il constitue paraît compliquer une opération qui serait plus simple si elle était totale. En effet, dans notre récit, l’exclusion de la catastrophe pour Noé et sa suite devient le centre d’intérêt alors que le volet destruction semble rester marginal ou aller de soi. Le texte biblique ne raconte pas l’instauration du sujet destructeur comme on peut le voir dans le récit du déluge chez Ovide : trois pages décrivent le mûrissement de la décision (p. 46-48 de la version citée), ainsi que les débats entre les dieux quant à la nécessité du châtiment et sur le moyens destructeurs à employer.
« Fais-toi une arche…entre dans l’arche, toi, et avec toi… »
Dans la Genèse, c’est l’opération de soustraction qui reçoit des développements figuratifs élaborés. Elle est introduite par une injonction divine dans laquelle l’acteur « toi » est à la fois sujet et bénéficiaire du faire : « Fais-toi une arche de bois résineux ». La série des impératifs qui suivent ne fait que détailler l’injonction principale de faire cette construction singulière pour lui. Elle le met à l’écart de toute la masse corrompue tant du point de vue du savoir que du pouvoir. La description précise et minutieuse de l’arche est reçue de la bouche de Dieu. Matériaux, mesures et plans de la construction sont fixés avec précision par l’acteur divin. L’usage du bois résineux et du bitume laisse entendre que la construction devra avoir des parois étanches, assurant un dedans sec, bien isolé d’un dehors d’où viendrait l’humide. Une vaste construction avec un intérieur planifié pour une habitation structurée, et munie d’une porte bien localisée. L’arche conçue par Dieu est à construire par Noé, tel l’ouvrier suivant les plans de l’architecte. Ce qui caractérise cette grande caisse ou habitat rectangulaire, c’est d’être bâtie selon les plans divins, comme un temple.
Deuxième volet de l’injonction faite à Noé, l’ordre d’entrer dans l’arche. Comme la fabrication de l’arche, son contenu est aussi déterminé exactement par la parole divine. Curieusement, doit y entrer un exemplaire assez complet du monde vivant tel qu’il a été créé : de « tout être vivant » et de « toute chair » un couple pour en assurer la survie, avec mention des diverses catégories et espèces qui correspondent à celles mentionnées dans les récits de création. L’instruction prévoit même l’approvisionnement en nourriture pour assurer la vie de toute cette ménagerie selon des conditions assez normales. Pourquoi alors « effacer » et « détruire » si la commande est de préserver dans l’arche un monde semblable à celui qui serait anéanti ? Si le projet divin a quelque sens, on doit comprendre qu’il y a quelque chose dans cette part extraite qui justifie sa préservation du mouvement destructeur. En reprenant la lecture de cette section du discours divin, nous observons alors comment la mise en discours organise l’occupation de l’arche en fonction de « toi » : « Entre dans l’arche, toi et avec toi, tes fils … ». ; « … tu introduiras un couple dans l’arche pour les faire survivre avec toi » ; « … un couple de chaque espèce viendra avec toi pour survivre » ; « Et toi, prends de tout ce qui se mange et fais-en pour toi une nourriture ». Le lien avec « toi » donne le pouvoir de survivre. Autrement dit, la venue dans l’arche assure la survie du fait qu’on y entre avec Noé. L’entrée dans l’arche soustrait les couples à la condition générale des vivants et les intègre dans la singularité de Noé.
Apparaissent toutefois pour la première fois dans ce récit la femme de Noé et celles de ses fils. Ce qui signale, qu’à la différence des espèces animales, regroupées sous le trait générique « tout être vivant », il y a pour la créature humaine, non seulement plus d’un couple, mais deux générations successives. Il y a quelque chose du processus générationnel du clan de Noé qui est à préserver. D’ailleurs le second discours divin (7, 1-3), ne revient pas sur la construction de l’arche, mais il en précise l’occupation en ces termes : « toi et toute ta maison ». De l’énumération des membres de la famille de Noé, on passe à la figure de la « maisonnée » prise comme un tout articulé, et non comme une extension du nombre des êtres qui la composent. Moins élaborée dans ce second discours, la description des couples d’animaux est davantage marquée par leur rapport à l’être humain : le classement en « purs » et « impurs » renvoie à des catégories au service d’un être humain axé sur le monde divin.
« Moi je vais… »
Entre l’injonction pour la construction de l’arche et celle déterminant son contenu, l’intervention d’un « moi » bien en évidence annonce deux faire divins, représentant les deux volets de la performance prédite : « je vais faire venir le Déluge – c’est-à-dire les eaux – sur la terre, pour détruire sous les cieux toute créature animée de vie » et « J’établirai mon alliance avec toi ». Notons tout de suite que le texte va enregistrer l’accomplissement de cette double performance en 8, 21 et 9, 1-17. Pour le moment, remarquons que ces opérations présentent des caractéristiques distinctes quant à leur mode d’exécution. Pour l’opération de destruction de « toute créature animée de vie », Dieu agit en je mais avec la médiation d’un agent destructeur, « le Déluge ». Quand viendra le déluge avec sa puissance destructrice, Noé et le lecteur sauront qu’il agit pour Dieu ; qu’il est envoyé par celui-ci et qu’il en est le figurant attitré pour une opération de destruction de la vie animée « sur terre », parce qu’elle est soumise à « toute chair » sans reconnaissance de ce qui l’anime véritablement. Quant au volet positif, l’alliance à établir, il s’agit clairement d’une relation de « moi » à « toi » dont Dieu prend l’initiative et dont il se charge directement. Noé n’en est pas davantage instruit pour le moment, et il nous faut parcourir le texte jusqu’à la fin pour en connaître mieux la teneur.
Malgré l’alternance marquée de « toi » et « moi » dans le déroulement du discours, ce n’est pas un dialogue. Le texte ne fait pas de Noé un partenaire dans le contrat divin. Pour la réussite de l’opération envisagée par le destinateur, il paraît suffisant, qu’à titre de compétence présupposée, un savoir soit communiqué à Noé. Qu’il soit informé non seulement de la décision divine et de ses principales modalités, cela se comprend si sa survie fait partie du projet, mais surtout du fait que Dieu envisage un nouveau type de relation avec l’humanité par sa médiation (« avec toi »). Chaque discours de Dieu achevé, le texte enregistre immédiatement l’exécution exacte par Noé de ce que Dieu a dit (6, 22 et 7, 5), reconnu ainsi comme prescription, et non simple invitation. De plus, l’insistance est mise sur « l’exactitude » que met Noé dans l’accomplissement de la commande divine, tant sous le nom d’Elohîm (6, 22) que sous le vocable « le Seigneur » (7, 5). Cette répétition de l’obéissance parfaite de Noé construit une sorte de rôle thématique le décrivant : c’est un parfait exécutant du vouloir divin, ou d’une manière plus figurative, quelqu’un qui « suit les voies de Dieu » et non les « conceptions de son cœur ». Il convient que celui qui est reconnu comme « juste » soit ajusté en tout au commandement divin. Reste que Noé a jusque là bien peu de consistance actantielle. Aucune initiative, ni commentaire, ni question quant au déroulement des choses. Il n’a rien à concevoir, le savoir lui est communiqué par la double figure de l’acteur divin, et il n’a qu’à exécuter fidèlement les prescriptions divines.
Dans le second discours divin, le contrat « d’effacement de la surface du sol » (7, 4) est encore clairement assumé par l’acteur divin, mais il se fera avec un instrument plus naturel que « le Déluge », la pluie. De plus, la performance divine, tout en étant complète (« tous les êtres que j’ai faits »), sera mesurée et contrôlée : dans « sept jours », et pendant « quarante jours et quarante nuits ». Ces figures temporelles sont empruntés à un système temporel selon lequel c’est moins la valeur mathématique ou chronologique des nombres qui importe que leur valeur symbolique et religieuse. Leur usage ici nous alerte sur le fait que les événements sont mis en discours dans un cadre temporel déterminé et contrôlé par « le Seigneur ». Le retour au chaos n’est qu’apparent, Dieu mène.
Le temps du déluge : 7, 6-8, 20
Après les discours de l’acteur divin, le récit de la performance programmée et annoncée. On remarque cependant que cet acteur devient quasi absent de l’énoncé tout au long de la description du déluge comme tel. Les acteurs instaurés et compétents vont exécuter la transformation projetée, Noé et l’arche pour la mise à l’écart de ce qui doit survivre, et les eaux pour effacer toute chair animée de la surface terrestre. La discrétion figurative de l’acteur divin quand la pluie et les eaux sont en crue ou décrue pourrait signifier que celui-ci n’a pas à intervenir dans le processus mis en place, du moment qu’il a clairement indiqué les enjeux qu’il contrôle. Le lecteur sait à quel destinateur référer l’opération décrite tant dans son volet destructeur que dans son volet sauveur.
Nous ne précisons pas davantage la nature de la transformation mise en œuvre. Notre objectif n’est pas de construire le modèle narratif avec détermination rigoureuse du Sujet conjoint ou disjoint de l’Objet-valeur. Nous intéresse davantage le réseau figuratif qui manifeste ce schéma narratif sommairement retracé. Nous regroupons nos observations à partir d’un découpage du récit en quatre séquences, délimitées par les rares interventions explicites de l’acteur divin :
- 7, 6-16 : entrée dans l’arche ; clôture marquée par le Seigneur qui ferme la porte ;
- 7, 17-24 : crue des eaux, crue qui s’arrête au moment où « Dieu se souvint » ;
- 8, 1-13 : descente des eaux jusqu’au constat du sol ferme par Noé ;
- 8, 14-20 : sortie de l’arche au jour indiqué par une parole de Dieu à Noé.
Entrée dans l’arche (7, 6-16)
L’entrée dans l’arche constitue l’opération d’extraction de la surface du sol de ce qui doit survivre. Elle est réalisée par la médiation de Noé, conformément à la sélection divine deux fois indiquée auparavant (6, 18b-21 et 7, 1-3). Deux fois aussi le texte note que Noé préside l’entrée dans l’arche (7, 7 et 13), et que l’entrée s’est déroulée selon l’ordre divin (v. 9 et 16). Ces doubles constats encadrent chaque fois une liste des êtres qui pénètrent dans l’arche avec Noé. Ainsi se trouve manifesté dans l’énonciation (sous forme d’énumération et de répétition) et dans l’énoncé (« comme Dieu l’avait prescrit à Noé ») la conformité avec la commande divine. Le contenu de l’arche se réalise en conformité avec la sélection divine. De fait, le lecteur peut constater que, sans la répéter exactement, la liste en 7, 7-9 correspond à celle de 7, 1-3 en restant plus centrée sur la maisonnée de Noé et le maintien des « races » d’animaux avec considération particulière des catégories de pureté. De même, l’énumération plus longue de 7, 13-16 équivaut à celle de 6, 18b-20, mettant l’accent sur la variété des espèces et surtout sur la vie qui les anime (« toute chair », « tout être vivant », « pour survivre », « toute créature animée de vie »). L’effet de sens fidélité dans la réalisation se trouve encore amplifiée du fait que même les animaux semblent connaître le projet divin et y coopérer : ils « vinrent à Noé dans l’arche » (v. 9 et 15). Bref, deux conditions pour la survie : venir dans l’arche et y être avec Noé.
La lecture de ce segment textuel s’avère complexe à cause des quelques indications temporelles difficiles à organiser ensemble en respectant l’ordre syntagmatique du texte. Partons de 7, 6. Le moment du déluge est indiqué d’après l’âge de Noé. On retrouve le même procédé au v. 11 : dans cette même année de la vie de Noé, le dix-septième jour du deuxième mois, précisément « ce jour-là » commence le déluge. Cette date précise s’inscrit sur un calendrier ancien. Ce calendrier est d’une précision rituelle qui ne correspond pas aux cycles lunaires ni solaires. Sa fonction est d’abord liturgique. Si nous y reportons quelques dates indiquées dans notre récit, nous observons que le déluge commence un lendemain de sabbat (7, 11) ; qu’il s’arrête la veille d’un sabbat et que l’arche repose pour le sabbat sur le mont Ararat (8, 4) ; qu’il y a cinq mois, soit cent cinquante jours entre ces deux dates (7, 24 et 8, 3). En plaçant les autres notations temporelles indiquées en 8, 5, 13, 14 nous confirmerions que le déluge observe véritablement les rites de ce calendrier. Quand il est ainsi lié à une année liturgique dans la vie du patriarche, le déluge prend la figure du « Déluge », sorte de figure mythologique explicitée par le parcours narratif « des eaux » au v. 11 : « tous les réservoirs du grand Abîme furent rompus et les ouvertures du ciel furent béantes. » Les eaux du bas (Abîme) sont libérées des réservoirs rompus et les eaux du haut (ciel) se déversent librement. C’est l’inverse du geste créateur qui avait endigué le chaos aquatique primitif (voir Gn 1, 6-7). Et c’est le signe pour Noé d’entrer dans l’arche (v.7). D’une part, pour l’arche et son contenu vivant, la vie est référée à l’âge de Noé et mesurée au rythme d’une durée ritualisée dans le cadre d’un calendrier liturgique. D’autre part, pour tout ce qui n’entre pas dans l’arche, une forme de retour extérieur au chaos primitif, véritablement une année de mort, sans saisons (voir leur reprise en 8, 22).
Intercalées entre les précisions du calendrier annuel, d’autres notations (v. 10, 12 et 17) inscrivent la performance dans le cadre temporel annoncé en 7, 4 : « dans sept jours, je vais faire pleuvoir sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits ». La durée est fixée d’autorité par Dieu. Le temps n’est pas rythmé par des phénomènes naturels ni par des activités culturelles. Il prend sa valeur des nombres (7 et 40) qui inscrivent l’action dans un univers symbolique. Lié à cette temporalité, l’agent destructeur prend la figure de la « pluie ». Phénomène plus ordinaire que « le Déluge », cette « pluie » n’en reste pas moins caractérisée par sa durée anormale et spécifique. Elle est définie par une organisation du temps dont les signifiants relèvent directement du rythme des opérations divines.
Coexistent ainsi dans le texte deux systèmes de références pour la durée et les modalités du déluge. Nous ne cherchons pas à les synchroniser. Nous les reconnaissons plutôt dans leur différence, cherchant à rendre compte des effets de sens produits par le croisement de ces deux perspectives complémentaires. L’une manifeste le regard d’un acteur divin, nommé « le Seigneur », en rapport plus direct avec la créature humaine dont il voit le cœur dévier de son attente (6, 5-6), et qu’il entend corriger à travers une catastrophe naturelle qu’il suscite et dirige d’autorité, à son propre rythme. L’autre montre un acteur divin, nommé « Dieu », en rapport plus médiatisé avec sa créature animée par les rythmes de la vie incarnée et par les rituels dans lesquels cette créature vivante se tourne vers lui, quand elle ne se perd pas dans la violence et le désordre. Ces deux organisations du temps coopèrent cependant à la création d’un effet de sens qui les oppose aux systèmes temporels naturels (élaborés à partir des rythmes saisonniers) et cosmologique (réglé sur les cycles solaire et lunaire). Le temps diluvien est religieux, organisé en fonction du rapport au divin.
Sur le plan spatial, la fermeture de la porte par « le Seigneur » vient clore l’opération d’entrée dans l’arche. Cette figure, dite anthropomorphique, d’un Dieu qui s’occupe manuellement à fermer la porte de l’arche, confirme le rôle thématique d’un acteur divin en total contrôle des événements. Il marque la fin de l’opération d’entrée, scellant l’arche, pour constituer définitivement son microcosme intérieur et l’isoler du chaos qui va occuper l’espace extérieur.
La crue des eaux : 7, 17-24
La séquence de la crue des eaux s’ouvre et se ferme par des mentions de sa durée : « Le Déluge eut lieu sur la terre pendant quarante jours » et « La crue des eaux dura cent cinquante jours ». Nous comprenons qu’au niveau de l’instance d’énonciation de ce texte la durée est significative et que ces deux données sont conciliables dans une mise en discours qui construit le sens. Malgré l’apparent retour au chaos primitif, ce n’est pas le désordre absolu. Si le temps n’est pas référé à la chronologie du monde naturel, en voie de se dissoudre, la durée reste marquée par des figures précises. Ainsi, les « quarante jours » représentent le temps déterminé par « le Seigneur » pour opérer l’œuvre d’effacement. Mais ce temps divin s’articule avec celui de la durée inscrite dans un calendrier humain qui organise rituellement les rapports de Noé avec le « Dieu » qu’il est appelé désormais à servir dans un culte approprié.
Entre ces deux figures temporelles sont racontées la croissance et l’action des eaux en crue. La croissance est manifestée sous deux figures :
- Celle du « grossissement » : elles prennent de l’ampleur, du volume ; elles s’élèvent considérablement jusqu’à couvrir et dépasser de « quinze coudées » les montagnes les plus élevées (vertical) ; elles couvrent la terre « sous toute l’étendue des cieux » (horizontal) ; elles envahissent tout l’espace ou pouvait subsister la vie ; rien n’y échappe en extension, sauf le contenu de l’arche ;
- Celle de la puissance : elles soulèvent l’arche ; elles acquièrent de la consistance, une « masse énorme » sur la terre, et de la force (« de plus en plus forte ») ; poids et puissance pour accomplir une œuvre titanesque.
Croissance et puissance des eaux sont soulignées en vue d’une œuvre également double :
- « soulever » l’arche, la faire monter au dessus de la surface terrestre avant que s’y s’exerce la puissance destructrice ; elles forment une « masse » compacte qui permet à l’arche de « s’élever » et de se maintenir (mouvement horizontal) sur la surface formée par les flots ;
- « recouvrir » tout ce qui est associé à la surface terrestre, bien au-dessus des plus hautes montagnes de sorte que l’espace de vie des oiseaux, associés aux « vivants » de la terre, se trouve aussi recouvert ; elles exercent leur puissance mortelle sur ce tout qui vit entre la terre et les cieux.
Le décompte de la perte est comptabilisé aussi deux fois :
- Sous forme de manque d’air pour toute chair ayant une haleine de vie (ruah) ; se trouve ainsi soulignée la fin de tous les êtres animés liés à la terre (« toute chair qui remuait sur la terre », animaux « qui grouillaient sur la terre », « tous ceux qui vivaient sur la terre » ; tout cela est perdue par étouffement ; par privation du souffle divin qui présidait à la création ;
- Sous forme aussi d’un effacement de « tous les êtres à la surface du sol » ; ce mode de destruction impliquant l’intervention d’un acteur qui n’est pas nommé en hébreu, évoque, avons-nous dit, l’intervention d’un créateur rayant l’œuvre qu’il a composée. Pour les deux modes, l’adam est compris dans l’énumération, comme s’il faisait partie de la ruine totale.
Les eaux isolent l’arche, elles la gardent à la distance verticale requise pour l’écarter en toute sécurité de ce qu’elles recouvrent. Le texte insiste : expirent et sont effacées « toute » chair et « toute » vie sur terre avec « tout » l’adam, enregistrant le fait que Noé et le contenu de l’arche ne sont déjà plus partie prenante de l’humanité et du monde, qu’ils en ont été soustraits par le voir divin et par l’entrée dans l’arche. Cet isolement de l’arche, à l’écart de l’œuvre destructrice, correspond à l’exception dont Noé et ce qui vient avec lui furent gratifiés. À la surface des eaux diluviennes, mis à distance de leur force destructrice, on ne voit sous toute l’étendue des cieux que l’arche et son contenu. De l’humanité adamique, il ne restera rien. Noé et ce qui est avec lui dans l’arche sont mis en réserve pour un nouveau commencement. L’humanité sera désormais noachique.
Descente des eaux et apparition de la terre ferme : 8, 1-13
C’est là qu’intervient le « souvenir » divin. Le texte convoque une nouvelle figure pour manifester cette réintroduction explicite de l’acteur divin. La figure sera reprise en 9, 15. Le lexème comporte l’idée d’une reprise de contact après une absence. Mais c’est surtout ce qui se passe dans le texte qui nous permet d’interpréter la figure. C’est comme si s’amorçait un temps neuf dans le rapport de Dieu à l’humanité. Cette intervention divine ramène d’une part l’attention sur Noé et le contenu de l’arche ; elle marque d’autre part le moment où se fait l’arrêt de la crue et où s’amorce leur décrue.
Au sujet de la vie à l’intérieur de l’arche, notre texte est bien avare de renseignements. À part ce rappel à la mémoire de Dieu, il n’en dit pratiquement rien. En cela notre récit est bien différent d’autres textes que nous avons analysés, qui s’intéressent précisément aux problèmes de cohabitation, de nourriture et de vie en société dans le bateau qui flotte sur l’onde pleine de dangers. Quant l’attention du récit revient à l’intérieur de l’arche en 8, 6, c’est surtout pour envisager la reprise de contact avec la terre.
Descente des eaux (8, 1-7)
C’est par un « souffle sur la terre » que les eaux sont « calmées ». Le vent divin vise à contrer l’excès ou le désordre des eaux, pour ramener la terre à l’ordre créé. De fait, se produit exactement l’inverse du commencement du déluge : réservoirs et ouvertures sont fermées, et la pluie est retenue comme il se doit. Flux et reflux reprennent comme mouvement normal de la mer. Le souffle divin met fin aux conditions diluviennes et amorce un retour à la vie terrestre normale. La diminution des eaux est ensuite mesurée par leur surface et ce qui y apparaît, chaque degré étant inscrit dans le calendrier liturgique déjà présenté. Nous y voyons une figure de descente par étapes ritualisées plutôt qu’une simple décrue ou décroissance. Si l’on tient compte des dates indiquées, l’arche repose sur le mont Ararat dès le commencement de la décrue, soit le 17e jour du 7e mois (8, 4). Elle y est déposée douze semaines avant qu’apparaissent les cimes des montagnes le 11e jour du 10e mois (8, 5). Le mont Ararat semble ainsi situé hors terre, il est quasi céleste. Ce n’est pas une montagne comme les autres, c’est le lieu unique et spécifique du dépôt de l’arche lorsque le déluge s’arrête. Elle constitue comme un espace de mise en réserve de l’arche pendant la décrue des eaux. Restée seule au dessus de l’effacement général de la vie au terme de la crue des eaux, elle demeure encore isolée pendant la descente des eaux, comme pour l’écarter des eaux destructrices jusqu’à ce qu’elles soient totalement résorbées dans le sol. Le processus de retrait des eaux s’effectue en trois temps : apparaissent d’abord les cimes des montagnes (8, 5) ; puis les eaux découvrent la terre ferme, 80 jours plus tard (8, 13) ; encore huit semaines, et la terre est sèche pour la sortie. Cette décroissance des eaux en étapes verticales est une vue de l’extérieur de l’arche, par un narrateur qui observe de haut ce qui se passe. Du mont Ararat, sorte de piédestal intermédiaire entre ciel et terre, où l’arche est mise à l’écart, la sortie de Noé a besoin d’être aménagée avant qu’il reprenne contact avec le sol ferme. C’est l’effet de sens construit par l’envoi des volatiles.
Reprise du contact avec la terre : 8, 6-12
« Au bout de quarante jour, Noé ouvrit la fenêtre de l’arche qu’il avait faite ». Cet énoncé articule le geste de Noé au temps déterminé par l’acteur divin « le Seigneur » pour l’opération de la pluie diluvienne (7, 4). Cette période de temps, marquée par la valeur symbolique accordée au nombre quarante, représentant ici le temps de l’œuvre divine d’effacement. En respectant ce temps avant d’ouvrir l’arche, Noé se montre religieux, il se relie au temps mesuré par l’agir divin et il entre dans ses voies. Plus encore, ce v. 6 introduit une nouveauté dans le récit. Le Seigneur avait fermé « la porte », Noé ouvre « la fenêtre ». On apprend ici l’existence de cette ouverture qui n’apparaît pas dans le plan dicté par l’architecte divin. Son inscription en ce lieu du récit doit être significative. Ce n’est cependant pas une porte de sortie, qui modifierait le contenu de l’arche scellée par Dieu. Une fenêtre sert essentiellement de communication par la vue entre l’intérieur et l’extérieur. Par cette ouverture, Noé peut acquérir un savoir sur les conditions de vie à l’extérieur de l’arche et reprendre progressivement contact avec la terre. L’énoncé du v. 6 signale ainsi une transformation significative de l’acteur Noé. C’est la première fois dans le texte qu’il pose un geste qui n’avait pas été dicté par « Dieu » ou « le Seigneur ». Le narrateur insistait plutôt sur le fait qu’il se conformait exactement aux prescriptions divines. Or voici qu’il prend de l’initiative, qu’il cherche à obtenir des renseignements sur les conditions extérieures sans en avoir reçu la prescription. Ces initiatives manifestent chez l’acteur « Noé » un sujet opérateur qui prend de la consistance actantielle.
Observons le dispositif figuratif convoqué pour manifester cette transformation. Le savoir n’est pas communiqué directement par l’acteur divin, son acquisition se fait par la médiation d’animaux ailés, ces intermédiaires naturels entre terre et ciel où se trouve l’arche. Elle se fait par étapes, les intervalles de sept jours montrant que Noé respecte ou imite le rythme des opérations divines. L’objectif des lâchers de la colombe est très net : c’est « pour voir… ». Celle-ci sert d’agent d’information à Noé. Le fait que celui-ci ne puisse voir directement par la fenêtre, par laquelle il peut tendre le bras, confirme la distance établie dans le texte entre l’intérieur de l’arche et la surface du sol, mise à l’écart même de la vue du patriarche. Trois degrés dans la vérification faite par la colombe. Au premier envol (8, 6-8), elle ne peut « poser la patte », sinon sur le bras tendu de Noé au retour, signe que tout contact avec la terre est encore empêché par les eaux mortelles. Après le délai symbolique de sept jours, la seconde exploration s’étend sur la durée normale d’une journée et le « frais rameau d’olivier » rapporté témoigne d’une reprise de vie végétative (8, 12-13b). Noé enregistre ce savoir (« les eaux avaient baissé sur la terre »), mais laisse religieusement écouler un autre septénaire avant de faire l’envoi décisif de la colombe. Le non-retour de l’oiseau « vers lui » montre clairement que la vie animée est redevenue possible sur terre.
Noé peut désormais constater lui-même la « fermeté » du sol : « Noé retira le toit de l’arche et vit alors que la surface du sol était ferme. » (8, 13b). Or ce constat n’est pas fait par la fenêtre, ni par la porte d’entrée ou de sortie, mais en « retirant le toit de l’arche ». Rien de moins ! Un toit amovible comme celui du stade olympique de Montréal ! De fait, retirer ce toit, figure de la protection contre la pluie diluvienne, c’est reconnaître la fin du déluge. De même, constater qu’est rétablie la fermeté de la surface du sol, c’est reconnaître qu’elle est redevenue limite des eaux inférieures et capable de porter l’arche, tout à coup descendue du piédestal sur laquelle elle avait été maintenue durant la descente des eaux. Le temps du déluge est clos « en l’an six cent un, au premier jour du premier mois » (8, 13), exactement un an après son déclenchement, car « Noé était âgé de six cents ans quand eut lieu le Déluge » (7, 6).
Une année passée comme en retrait du monde, soustrait aux eaux mortelles. Une année quasi sans histoire, car le texte biblique ne raconte et ne décrit rien de la vie dans l’arche. Son contenu est comme mis en attente, jusqu’à ce que soit rétablie la possibilité de la vie sur terre après le déluge. Même dans la phase de reprise de contact avec la surface du sol, au cours de laquelle le processus est vu et raconté de l’intérieur de l’arche où se trouve Noé, rien n’est manifesté de la vie interne de l’arche. Toute l’attention est portée sur la reprise de contact avec la terre ferme. Dans cette phase toutefois, le rôle plus actif de Noé et la médiation animale ne sont pas sans intérêt. Ils annoncent déjà certaines conditions du recommencement qui va s’effectuer.
Sortie de l’arche : 8, 14-20
Fin du déluge et sortie de l’arche ne coïncident pas, marquant que le déluge n’est pas le cœur de l’opération réalisée, mais bien la reprise d’une vie nouvelle. Le moment de la sortie de l’arche est inscrit dans le calendrier liturgique lié à l’âge de Noé. Encore huit semaines sont requises après la fin du déluge pour que la terre « découverte » soit « sèche » (8, 14), bien purifiée des eaux qui y ont étouffé toute forme de vie. C’est alors que l’acteur divin, qui s’est tu depuis 7, 4, reprend la parole et commande la sortie de l’arche. Que cette action soit mise sous l’autorité d’une parole divine montre son intégration dans la performance principale. L’injonction est adressée à Noé. Elle concerne les êtres vivants qui sont énumérés en des termes équivalents à ceux utilisés pour l’entrée. Notons toutefois la répétition de « avec toi » qui accentue l’importance d’être encore associé à Noé pour la sortie (notamment « fais-les sortir avec toi », au v. 17). Dans le discours divin, la reprise de la vie sur terre doit rester marquée par l’association avec Noé et la passage dans l’arche. De plus, la mention insistante de couples faits « d’un mâle et d’une femelle », dans le discours divin à l’entrée dans l’arche, est remplacée, dans le discours de sortie, par un appel à la fécondité et à la prolifération. Une nouvelle génération issue de Noé et de ce qui est avec lui va repeupler la terre. L’exécution du commandement se fait conformément au dire divin, avec toutefois l’ajout notable « par familles », figure d’une procession ordonnée et déjà organisée pour répondre au vœu divin de la multiplication structurée.
Noé continue d’agir avec plus d’autonomie. Il achève la performance entreprise à son compte en 8, 6. Il décide lui-même d’élever un autel et d’offrir des holocaustes qui ne lui ont pas été demandés. L’autel n’est pas pour Noé, mais « pour le Seigneur ». De l’autel, on sait qu’il est « élevé » et suffisamment grand pour y faire monter du bétail apte au sacrifice (pur). Cette plate-forme met à distance du sol des bêtes immolées et offertes au Seigneur. Ce geste de Noé le met en rapport avec l’acteur divin : il montre par la médiation des animaux offerts à Dieu qu’il le reconnaît comme premier donateur de cette vie qu’il lui sacrifie. En articulant ce geste avec la réflexion du Seigneur en 6, 3, nous comprenons qu’un manque a été comblé. Noé représente cet être humain capable de reconnaître le souffle divin qui anime sa chair pour en faire un être vivant. L’erreur reprochée à l’adam, de ne pas prendre conscience qu’il n’est que chair limitée s’il n’est pas animée par « l’esprit » divin, se trouve corrigée chez Noé qui sort de l’arche. C’est ce que vont reconnaître les discours divins qui clôturent notre récit.
Phase de sanction : 8, 21-9,17
Rien d’étonnant à ce que la reconnaissance des valeurs acquises soit faite par l’acteur divin. Elle comporte d’abord un bref discours dans lequel le Seigneur parlant en lui-même fait une promesse (8, 21-22) ; puis un long entretien adressé deux fois à Noé et à ses fils (9, 1 et 8), ce qui nous donne deux volets : la bénédiction (9, 1-7) et l’alliance (9, 8-17). Le monologue intérieur énonce l’évaluation divine en lien avec le dernier geste de Noé ; les discours communiquent les conditions de vie de la nouvelle humanité représentée par Noé et ses fils, en regard d’une nouvelle ère qui s’ouvre.
La promesse
Lié à l’offrande de Noé par la « respiration » du « parfum apaisant » un monologue divin expose la transformation réalisée dans l’évaluation que « le Seigneur » fait de l’humanité : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’adam. Certes, le cœur de l’adam est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » Bien sûr, reste présente la reconnaissance de la faiblesse congénitale du cœur adamique (adam fait de adamah), déjà « vue » par « le Seigneur » (6, 5), mais cette perception est corrigée par ce que l’acteur divin « respire » maintenant de l’adam. C’est à cause de la non reconnaissance par l’adam de ce qu’il avait « insufflé » en lui que le Seigneur était affecté du repentir d’avoir créé ; c’est par la « respiration » du « parfum » dégagé par l’offrande de Noé que le repentir créateur du Seigneur est apaisé. Les holocaustes de Noé montrent la reconnaissance par l’homme nouveau de l’origine véritable de toute vie humaine, de sorte que l’acteur divin révise en lui-même l’évaluation du sujet humain. La décision de « ne plus maudire le sol » fait même remonter le lecteur de la Genèse jusqu’au temps de la création (3, 17-19). S’ouvre une nouvelle ère dans la relation entre le créateur et l’adam. Déjà Noé, noyau de l’humanité nouvelle, a montré une autonomie progressive en vue de la reprise de contact avec la terre et du renouveau de la vie. Ajouté à collaboration au projet divin, son geste d’offrande atteste la reconnaissance que cette vie lui est donnée par l’animation du souffle créateur.
Et le Seigneur devient poète (8, 22) chantant la reprise des rythmes et des cycles naturels, tant journaliers que saisonniers et climatiques. La menace du retour au chaos est écartée. Après une année sans saison, au cours de laquelle les eaux envahissantes avaient étouffé toute chair animée en dehors de l’arche, la réserve vivante mise en retrait dans l’arche peut entreprendre un nouveau commencement du monde.
La bénédiction : 9, 1-7
À la différence de l’alliance qui détermine les relations avec Dieu, la bénédiction concerne les rapports de l’humain avec la terre et son environnement naturel. Opposé à « maudire » (voir 8, 21), « bénir » est un discours positif (bien dire ou dire du bien) indiquant ici le bien des rapports de Noé et ses fils avec la terre. Essentiellement, il inscrit l’invitation à la fécondité et à la multiplication comme partie prenante du programme divin.
Le double énoncé de cette invitation à peupler la terre de vie (v. 1 et 7) encadre toutefois l’émission d’une loi pour sauver la vie. Si la vie de toute chair doit se reproduire pour sa survie, elle a aussi besoin d’être alimentée. Prenant acte de cette inévitable lutte pour le maintien de la vie, la bénédiction enregistre la domination humaine sur tous les êtres qui peuplent et agitent sol, ciel et mer, élargissant aux animaux vivants la prédation humaine de nourriture. La violence sur la terre est ainsi reconnue et acceptée (comme le mal au cœur de l’adam), à condition toutefois qu’elle soit réglée. Envers les animaux, la règle du sang se résume à ne pas le consommer, reconnaissant que tuant les corps, on n’acquiert pas la vie donnée par le créateur. Envers le « frère » humain, l’exigence est plus grande : on doit en « rendre compte » en référence à ce qui dans l’adam est « à l’image de Dieu » : « Qui verse le sang de l’adam, par l’adam verra son sang versé ; car à l’image de Dieu, Dieu a fait l’adam. » Si la violence humaine n’est pas dominée par un respect de la vie elle devient « méchanceté », l’adam revenant à sa condition pré-diluvienne (voir 6, 11-12). Et ce qui patronne cette loi de la vie c’est « l’image de Dieu » dans l’adam, ce qui organise la vie humaine et la structure dans sa consistance, pour la faire perdurer à travers les générations.
La prescription « vous ne mangerez pas la chair avec sa vie » introduit une nouvelle figure, le « sang », cette part soustraite de « toute chair animée » dont Dieu demande compte. Le dispositif figuratif construit ainsi deux figures de la vie : d’une part, l’origine ou la source de la vie, ce qui est insufflé dans la chair pour l’animer, c’est le « souffle » ou l’« esprit » divin ; d’autre part, la vie présente dans la chair, affectée par la violence de qui veut se l’approprier, c’est le « sang ». Si on doit rendre compte de cette vie incarnée de l’être humain, qu’on voit se perdre dans le sang répandu, c’est que doit être reconnu ce « souffle » qui vient du créateur et qui se structure à « l’image » de Dieu dans chaque « frère » humain. Confirmation que c’est bien l’origine divine de la vie qui est en cause, c’est à l’acteur divin (ici figuré par « je ») qu’il faut rendre compte. Ou bien s’exerce la violence sans contrôle, comme si l’adam était propriétaire ou maître de la vie, et le « sang » versé engendre du « sang » à verser ; ou bien la violence est mesurée par ce qui fait que l’être humain est « à l’image de Dieu », et la vie véritablement humaine est appelée à se reproduire et à se multiplier, dans la fécondité et la diversification.
L’alliance : 9, 8-17
Dans cet autre discours de l’acteur « Dieu » adressé à Noé et à ses fils, l’impératif cède le pas à l’indicatif futur. Dieu énonce son action sans l’intervention d’une quelconque réponse humaine. La répétition de la locution « Dieu dit » fait reconnaître trois sections dans ce discours : l’annonce de l’établissement de l’alliance (9, 9-11), le signe de cette alliance (9, 12-16), et une sorte de résumé donné à Noé seul (9, 17).
L’alliance est établie par « je » avec « vous ». Cet acteur collectif représente directement Noé et ses fils, mais la parole divine lui donne une extension spécifique : la descendance issue des fils de Noé et « tous les êtres vivants », du moment qu’ils sont liés par l’expérience de l’arche avec Noé. La qualification ne vient pas de ce qu’ils sont (même les bêtes sauvages sont comprises) mais du fait d’être « sorti de l’arche avec vous ». Leur inclusion dans la soustraction opérée lors de l’entrée dans l’arche avec Noé les a purifiés des conditions qui prévalaient avant le déluge, ce qui fait que tout déluge devient pour eux inutile. Leur participation au processus de sortie les met, du moment qu’ils restent liés à Noé et à ses fils, sur la voie des conditions nouvelles établies par la parole divine. Déjà lié à « toute chair » comme « souffle » qui l’anime, Dieu s’associe désormais, par la médiation de Noé, à « toute chair » née de l’arche. À noter que cette alliance, valable pour tout être marqué de l’expérience dans l’arche avec Noé, se fait dans la parole divine et s’indique dans un signe.
Le « signe de l’alliance » est posé par une parole divine et il vaut pour les deux partenaires (« entre moi et vous »), comprenant l’extension de « vous » et sa durée marquée par les « génération futures ». La communauté humaine se trouve ainsi initiée au régime du symbolique manifesté principalement dans le langage humain. Le signe prend ici la forme d’un « arc » : « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre. » (9, 13) Placé dans la nuée, reliant ciel et terre dans sa cambrure tendue, il manifeste une communication maintenue dans la tension signifiante entre « moi et la terre ». Ce signe dans la nuée, visible par tous, en particulier quand Dieu fera « apparaître des nuages », servira de mémorial pour l’acteur divin : il rappellera à sa mémoire le discours qu’il vient de tenir. Réapparaît ici la figure du « souvenir » divin, cet acte qui avait marqué l’arrêt de la crue des eaux et l’amorce de leur décroissance (8, 1). Là, il était distancé du « voir » divin à l’origine de la catastrophe (6, 5). Ici, « voir » et « souvenir » se conjuguent pour décrire l’action divine : « L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre. » (9, 16) Dans cet énoncé apparaissent deux figures de l’acteur divin, l’une en « je » comme sujet des procès « regarder » et « me souvenir », l’autre sous le vocable « Dieu » comme partenaire de l’alliance. Ce dédoublage figuratif et narratif de l’acteur divin manifeste Dieu comme un sujet déjà réalisé dans l’alliance qu’il annonce.
« Dieu dit à Noé : « C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre. » Le texte est ainsi clos par une parole de Dieu à Noé qui transforme l’annonce d’une alliance à venir en une opération réalisée : « l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair sur la terre ».
Bilan et ouverture
Le récit biblique a peu de considération pour tout ce qui a disparu dans le déluge. Pour accepter cette perte considérable, il faut comme Noé avoir entendu Dieu dire que tout était infecté d’un mal congénital, toute chair ne se fiant qu’à sa constitution physique dans une prolifération indifférenciée. Le déluge ne fait que rendre éclatante la ruine d’un monde qui de toute façon allait à sa perte sous l’effet de la violence incontrôlée des hommes, causée par une considération indue et désordonnée de la dimension physique. Le déluge fait prendre conscience de la fragilité d’une chair imbue d’elle-même, qui est pourtant sans consistance si elle n’est pas reliée au souffle créateur et structurée par l’image divine.
Tout sauf une part soustraite à la catastrophe. L’effacement de toute créature animée restée extérieure à l’arche n’est cependant pas présenté comme une purification de la terre. C’est plutôt ce qui est pris avec le juste Noé à l’intérieur de l’arche qui sort purifié de cette expérience, avec une vocation renouvelée. L’arche est le lieu de gestation de la nouvelle humanité, à partir du nouveau germe constitué de Noé et ses trois fils. Dieu retire de la masse qui se détruit une infime partie restée ajustée à ses origines. Il la met en réserve pendant l’année du déluge, comme matériau de la nouvelle construction. Il remédie au désastre total qui se dessine en protégeant un noyau pour le commencement nouveau. Il n’est pas dit que la justice de Noé mérite le salut accordé, ni qu’elle sauve la création divine d’une disparition complète. Sa justice fait que Dieu peut en faire le germe du commencement d’après le déluge.
Le monde d’après le déluge n’est pas un monde totalement nouveau. Il reste extérieurement assez semblable au précédent. Mais, à partir de la part soustraite, est établi pour toute la communauté vivante un régime nouveau de relations fait d’un rapport vertical plus juste de l’humain à son créateur et d’un lien horizontal plus responsable de l’humain dans son monde. La relation essentielle au « souffle divin » comme source de vie pour toute chair et la référence à « l’image de Dieu » pour le maintien de la vie humainement structurée doivent être prise en compte dans la nouvelle communauté vivante. Il ne s’agit pas de recommencer à zéro une nouvelle humanité, mais d’une part, de la relier de manière nouvelle à Dieu reconnu comme auteur de la vie et initiateur d’alliance ; de l’associer, d’autre part, à toute la communauté des êtres vivants comme médiateur d’une existence structurée par des règles de vie pour maîtriser la violence et des signes pour articuler séparations et différences. Bref de construire un monde structuré dans le langage humain, à l’image du créateur.
Le déluge ne réduit pas la création au chaos ni au néant. Il ne fait pas retourner à l’origine. Il n’entraîne pas une re-création. Il permet un nouveau commencement. Le monde et l’humanité d’après le déluge sont régénérés et non pas recréés. Dans ce monde nouvellement commencé, les nouvelles générations humaines sont appelées à la conscience de leur fragilité et de la source vitale à transmettre sous le régime d’une relation iconique à Dieu dans le langage. Ce régime est déjà articulé par deux volets d’une loi : loi alimentaire qui enregistre la nécessaire lutte pour le maintien de la vie, et loi du « sang » qui fait reconnaître la vie comme don et non comme propriété. Enfin, l’univers dans lequel vit désormais l’humanité est instauré sous l’égide d’une parole divine émise en deux temps : loi du sang pour encadrer la violence humaine et signe de l’alliance pour marquer l’engagement divin. La communauté humaine est introduite dans ce qui est le propre de l’humain, l’articulation du monde dans le langage et l’univers symbolique.
La naissance et le nom de Noé étaient présentés en 5, 28-29 en évoquant le récit de la création : « Celui-ci nous réconfortera de nos labeurs et de la peine qu’impose à nos mains un sol maudit par le Seigneur. » (voir Gn 3, 17-20). Le passage de Noé dans l’arche ouvre de fait une nouvelle ère. Dans le texte qui suit notre récit, le patriarche est considéré comme le premier agriculteur (9, 20) : il ne tire pas seulement des produits du sol (voir l’expérience de Caïn en 4, 2-3), il transforme le raisin en vin à boire, introduisant ainsi la vigne dans la culture humaine. Dans l’histoire qui s’ensuit, la faute de Cham serait de croire qu’il a vu son origine en voyant le corps et le sexe de son père. S’il en est ainsi, s’il a l’illusion d’avoir accédé à la connaissance de son origine par le regard posé sur « la nudité de son père », il risque de se prendre lui-même pour l’origine de ses propres fils. Or nul n’est sa propre origine et ne peut y avoir accès sans voile. Le mystère de l’origine doit être préservé, approché à reculons comme par les deux frères, rester voilé dans le langage. L’origine ne peut qu’être transmise dans la génération sous le mode de l’image, parlé dans le langage symbolique, soustraite au discours totalisant dans un manque à dire. En prenant la parole pour la première fois, Noé bénit et maudit, agissant à l’image du Seigneur qui organise et structure la communauté vivante dans les signifiants d’une parole subjective.
Jean-Yves Thériault, le 24 mai 2004
Annexe - Listes des ouvrages cités ou consultés
- DUMAS, Didier. 2001. La Bible et ses fantômes, Paris, Desclée de Brouwer.
- La Bible, Nouvelle Traduction (BNT). 2001. Paris, Bayard.
- OVIDE. 1966. Les métamorphoses, livre I / 260-450, traduction, introd. et notes par Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, p. 46-54.
- PANIER, Louis. 2003. « Fusion ? Dispersion ? Articulation ? Babel : une dynamique de la différence », dans PÉNICAUD, Anne. 1998. « L’histoire de Noé » Sémiotique et Bible, n° 91, p. 33-52.
- Traduction œcuménique de la Bible (TOB). 1984. Paris, Cerf / Les bergers et les mages
Annexe - Notes
[NDLR : pour une raison que nous ignorons, les références aux notes ont été perdues dans le corps du texte que nous avons reçu. Nous laissons cependant l'ensemble de ces notes dans cette annexe.]
- Le rédacteur de ce travail de lecture sémiotique assume la responsabilité entière des options qui y sont prises, l’interprétation étant ancrée dans un sujet d’énonciation construit par l’analyse figurative et narrative. L’usage du « nous » d’auteur veut cependant souligner l’apport des collègues du groupe ASTER pour l’étude de ce récit selon la problématique commune présentée dans cet ouvrage collectif.
- Ces observations ont amené les adeptes de l’exégèse historico-critique à discerner au moins deux grandes traditions à la source de ce texte On peut retrouver dans les notes de bas de page des traductions françaises la répartition du récit selon ces deux grandes traditions, yahviste et sacerdotale. Tout en reconnaissant la possibilité d’une composition par amalgame de sources, nous cherchons à comprendre ce texte dans son état actuel, montrant comment il est lisible comme un tout de signification. S’il nous paraît utile d’enregistrer certaines observations, c’est pour mieux cerner comment notre texte organise ces éléments en réseaux narratif et discursif, pour construire un seul ensemble signifiant, pour rendre compte des transformations sémantiques produites par de telles mises en discours.
- Le travail de lecture est fait sur la Traduction Œcuménique. Pour retrouver la saveur originelle de certaines figures, des références seront occasionnellement faites au texte massorétique (hébreu) et à d’autres versions françaises, notamment La Bible, Nouvelle Traduction. Ainsi, comme dans la BNT, le terme adam est conservé là où il se trouve en hébreu : c’est un nom collectif pour désigner les êtres humains ou l’humanité, en référence au sol (adamah) insufflé de vie par Dieu.
- Nous devons ces observations à Louis Panier, p. 2-3.
- Apparaissent aux versets 2 et 3 deux noms pour l’acteur divin : « Dieu » et « le Seigneur ». Ces deux noms s’entrecroisent tout au long de notre texte. Le terme « Dieu » traduit l’hébreu Elohîm, pluriel du mot « el », nom générique pour désigner tout dieu dans la bible. Le vocable « le Seigneur » rend le tétragramme du nom propre au Dieu de Moïse et d’Israël YHWH. À s’en tenir aux vocables seuls, « Dieu » est une désignation plus générale de la divinité, tandis que « le Seigneur » comporte nécessairement l’idée d’une relation avec quelqu’un qui reconnaît l’être divin comme Seigneur. Didier Dumas (livre cité) tient compte de cette double appellation dans sa lecture psychanalytique. Notre lecture sera aussi attentive aux parcours respectivement liés à ces deux dénominations de l’acteur divin dans le réseau figuratif et narratif immédiat de chaque occurrence, sans toutefois mettre l’attention sur leurs différences. Nous les prenons comme figures distinctes de l’acteur divin que le texte tisse en réseau pour élaborer progressivement la signification dans ce récit. En Gn 6, 1-4 les « fils » sont d’Elohim, mais ni « Dieu », ni « le Seigneur » ne parlent de ces êtres comme « leurs » fils.
- Nous retenons ici le terme souffle au lieu d’Esprit pour garder l’image de l’haleine de vie insufflée dans l’adam lors de sa création, ce qui en fait un être vivant (Gn 2, 7). Et pour l’action de cette ruah nous préférons animer (ce que normalement fait le souffle) à diriger (TOB) ou demeurer (BJ).
- Rappelons que nous considérons « Dieu » et « le Seigneur » comme deux figures données au même acteur ; chacun des vocables inscrit l’acteur divin sur des parcours semblables du point de vue narratif mais distincts au plan figuratif. Jusqu’ici, « le Seigneur » fait figure d’un acteur divin qui a une connaissance intime de l’être humain animé du souffle divin. À partir de 6, 9 « Dieu » semble désigner l’acteur divin en face d’une humanité faite de toute chair sur la terre, qui trace « les voies » à suivre en considérant les générations humaines.
- Cette observation nous vient de Anne Pénicaud, p. 38.
- Des figures spatiales décrivent le comportement humain : soit un mouvement orienté de l’extérieur, dans le parcours figuré comme « marcher dans » ou « suivre les voies de Dieu » ; ou bien un mouvement animé de l’intérieur dans l’image du v. 6, « aller où penche son cœur ».
- La version de la TOB fait apparaître le Seigneur en 7, 23. Cette figure de l’acteur Dieu ne se trouve pas dans le forme passive hébraïque : ainsi furent effacés tous les êtres. La TOB introduit un sujet identifié à partir du contexte. Notre lecture retient la forme passive sans cette occurrence du lexème le Seigneur.
- C’est un calendrier différent du nôtre, propre à l’usage liturgique juif ancien. Dit des Jubilés, il fut utilisé, entre autres, dans la communauté de Qumran sur la rive de la mer Morte. Il comporte quatre trimestres identiques de 91 jours organisés en 13 semaines. En répétant ce trimestre standard quatre fois, nous obtenons une année de 364 jours, qui commence toujours un mercredi, dans laquelle les fêtes reviennent à des dates fixes au même jour de la semaine.
- L’envoi du corbeau reste plus difficile à interpréter et à intégrer. L’objectif du geste n’est pas manifesté dans le texte comme c’est le cas pour la colombe. Il semble faire des allers et retours incessants jusqu’à un moment déterminé par l’apparition de la terre ferme au retrait des eaux. L’absence de toute autre donnée temporelle laisse croire qu’il effectue ce manège en parallèle avec l’activité de la colombe. Ses allers et retours scandent le temps de la reprise de contact avec le sol et ils marquent l’espace intermédiaire de reprise de contact entre terre et ciel.
- Il est en cela bien différent de quelques autres récits de notre corpus, tels…
- Il conviendrait peut-être ici de faire un rapprochement avec Gn 4, 7, ce mystérieux propos relatif au péché « tapi à la porte » de Caïn.
- Interprétation tirée principalement de l’article d’Anne Pénicaud, p. 49-50.
