Démarrer la lecture, Anne Pénicaud, Olivier Robin

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  1. UNE EXPERIENCE DE LECTURE

Il est temps maintenant de découvrir une expérience de lecture, ainsi que la relecture qui en a été faite dans le cadre qui vient d’être indiqué. Avant de proposer ce texte à la lecture, il n’est pas inutile d’en rappeler la composition. Il comporte deux parties. – La première partie, qui correspond à la première rencontre du groupe, retrace la lecture d’un texte biblique. La consigne de cette lecture était de lire le texte comme on le ferait dans un groupe, mais en qualifiant de façon systématique le statut sémiotique de chaque observation ou de chaque hypothèse de lecture ; l’animation fait ensuite l’objet d’une relecture par le groupe. – La seconde partie, qui correspond à la seconde rencontre du groupe, propose les minutes de la relecture dont le dispositif vient d’être décrit. La règle de cette relecture était, comme on vient de le voir, de pratiquer une lecture sémiotique du « texte » de la lecture précédente. Entre les deux rencontres, les animateurs du séminaire avaient eux-mêmes opéré une lecture sémiotique de ce texte, de façon à faire émerger quelques hypothèses susceptibles de rendre compte du chemin qu’il parcourait. La deuxième séance de travail a été initiée par des propositions issues de ces hypothèses. L’une d’elles s’appuyait sur le constat selon lequel la lecture proprement dite n’avait pas commencé immédiatement. Un temps relativement long s’est avéré nécessaire pour établir les conditions de la lecture du groupe. Ce constat nous a paru riche de potentialités d’enseignement pour la question du démarrage d’un groupe en général. C’est pourquoi nous avons suggéré aux participants de réfléchir, à partir du texte, sur ce que peut signifier « démarrer une lecture », dans n’importe quel groupe, et particulièrement lorsqu’il s’agit de la première séance d’une année. Dans cette perspective, alors que le texte de l’ensemble de la lecture effectuée lors de la séance précédente avait été distribué aux participants, seule la partie de ce texte concernant la phase de démarrage de la lecture a été véritablement lue par le groupe. C’est donc cette partie que nous reproduisons ci-après, suivie des minutes de la lecture qu’en a fait le groupe. Les noms ont été effacés ou transformés dans le texte distribué, de façon à augmenter encore l’effet de débrayage évoqué ci-dessus [21]. Les différentes interventions ont été numérotées pour pouvoir y faire référence ultérieurement dans l’article, la lettre « R » ayant été ajoutée pour identifier les propos tenus au moment de la relecture proprement dite. Un dernier point : le texte qui a servi de support pour la lecture du groupe, nous l’avons dit, était Lc 10, 25-37. Il a lui-même fait l’objet d’un travail approfondi préparatoire de la part des animateurs du séminaire.

LECTURE DE LA PARABOLE DU SAMARITAIN – LUC 10, 25-37

1° séance

Lecture à voix haute par F., puis le groupe entame sa lecture sémiotique. (1) … : Est-ce qu’on se lance dans un découpage ? Ben oui. On découpe. Allez, les ciseaux. Allez. En 3 D. (2) E. propose une expérience. « Ça vaut ce que ça vaut. On pourrait relire le texte à 3. Une personne lit le niveau somatique, une autre le niveau verbal, et une autre lit la partie énonciation [22]. Tous les autres sont responsables pour que les autres restent sur le bon chemin. (3) G. : Si on est dans une situation d’animation, est-ce que ce n’est pas un peu tôt ? (4) F. (?) : Moi, je crois que ce serait une bonne expérience. Trois couleurs de voix. Au pire, on se trompe. (5) … : J’écoute, allez-y Expliquez à H. : J’écoute les animateurs, le 3 D ça m’intéresse. Trois niveaux : somatique, tout ce qui décrit les acteurs dans leur faire et dans leur état ; le niveau verbal, c’est quand les acteurs prennent la parole (discours direct ou non). ET L’énonciation se trouve au milieu. C’est le comment ça parole. Et le verbal, c’est le quoi ça dit. Le somatique, c’est l’inscription dans la chair. I. aime bien les couleurs : le niveau somatique est noir, le niveau verbal rouge et l’énonciation vert. Est-ce que quelqu’un est partant ? 25 à 28, pour commencer. Est-ce que quelqu’un veut faire le niveau somatique : moi je vais le faire, ça c’est facile. (6) F. : je veux bien faire l’énonciation. (7) E. : moi, je prends le verbal. (8) Lecture à trois voix (noire /somatique, vert / énonciatif, rouge /verbal). (9) Un problème émerge : des finesses à revoir (les phrases ne correspondent pas directement et uniquement à un niveau). En particulier, lecture de la parabole prise comme un énoncé (voix rouge de E.). Découverte explicite que cet énoncé n’est pas, en lui-même, homogène, mais peut comme tout énoncé supporter l’ouverture des trois lignes du somatique, de l’énonciation et de l’énoncé. On découvre là l’empilement des niveaux : le « verbal » au carré.
(10) J. : J’ai une hésitation sur « voulant se justifier » : pour moi, c’est de l’énonciation. Cela parle plus de sa façon de parler que… (11) E. : c’est les deux. (12) G. : « voulant se justifier lui-même », c’est une qualification mais on ne sait pas par qui elle est donnée. C’est le texte qui dit quelque chose sur le légiste (L.). Donc, il y a le texte qui parle. « Voulant se faire juste », ce qui motive ses paroles. C’est de l’énonciation. (13) H. : c’est l’intention, c’est quelque chose qui est projeté, qu’il n’a pas atteint encore. « Voulant ». (14) I. : ça touche plutôt son état que sa parole. (15) X : s’il veut se justifier c’est qu’il ne l’est pas. (16) (17) (18) M. : moi, je le relie à « pour le mettre à l’épreuve» au début du texte. C’est le dynamisme qui le met en route pour parler. (19) Il veut se faire juste par rapport à qui ? (20) G. On est en plein dans l’entendre et le dire. « voulant se justifier arrive là ». (21) E. : c’est bien un nœud, mais j’aimerais bien revenir au début. Je pars du principe que je ne comprends pas, et les choses s’éclaircissent les unes par rapport aux autres. Je me demande si ce ne serait pas plus juste de repartir du texte et de construire les choses par scènes discursives. (22) F. : D’autant que tout à l’heure on s’est fait piéger par la lecture, avec la parabole. Le texte nous a montré quelque chose (23) Consensus pour faire une hypothèse de découpage. (24) H. : avant le 3D j’aurais découpé, 27-28. (25) … : Pas d’accord… (26) – E. : Peux-tu nous dire pourquoi tu découpes ainsi ? (27) – X : parce que Jésus répond à la question, puis on passe à une autre histoire. (28) – … : Oui, mais si on regarde les acteurs, on a deux acteurs, et en 30 on a un changement d’acteurs. (29) – … : Oui, mais en 30 les autres acteurs interviennent à un autre niveau. (30) H. : L’enjeu du découpage, c’est quoi ? On se concentre sur la première partie, puis sur la deuxième ? (31) E. : Anne nous disait, c’est mettre toutes les pièces du puzzle ensemble. Les bleus du ciel ensemble, les verts de la prairie ensemble. (32) H. : propose de se concentrer sur la première partie. (33) F. : mais comment définir les parties ? (34) Rappel du principe. (35) F. : Au niveau somatique, des acteurs (légiste / Jésus). Un échange de paroles entre ces deux acteurs. On n’a pas beaucoup d’éléments pour faire un découpage en scènes au niveau somatique. (36) … : On n’a pas beaucoup d’éléments. Le somatique est-il juste en 25 ? Ou en 25 et 29 (voulant se justifier) ? (37) I. : regarder ce qu’il y avait avant, et qui est la question du voir et de l’entendre. S’il se lève…c’est qu’avant il était dans l’entendre. (38) Intervention d’Anne pour donner le cadre technique du découpage. (Suivent les notes de la lecture proprement dite par le groupe, qui ne sont pas reproduites ici). 2° séance : Relecture de la lecture, un mois plus tard. Temps de relecture silencieuse du « texte de la lecture ». Première question : découper ce texte, de façon à délimiter le moment du « démarrage » et celui de la « lecture » proprement dite. Sachant que seul le moment du démarrage a fait l’objet d’une analyse lors de cette séance. (R1) E. La lecture commence à partir de la proposition de découpage. Des hésitations, puis une intervention d’Anne pour donner des précisions. Est-ce que la lecture a commencé après que Anne nous ait éclaircis sur la question d’énonciation et comment se justifier ? (R2) N. Je verrais le découpage au moment où Anne donne le cadre. (R3) Q. Les questions que le groupe pose sont déjà là dans ses hésitations. (R4) N. Il a été difficile de faire un découpage sans entrer dans la lecture. (R5) P. D’accord : c’est après une lecture de ce qui se passait que l’on a pu faire le découpage. (R6) AP. On cherche ici les marqueurs énonciatifs. Il y a un temps de lecture et un temps de démarrage. On a bien commencé à lire dans le découpage, mais énonciativement, ce n’est pas pareil. Donc où se situe la distinction ? Regarder pour répondre entre consensus pour faire un découpage et intervention d’Anne. (R7) F. : Au démarrage, une partie somatique en quelque sorte, on regardait le texte, en regardant les trois niveaux. Mais la figure qui m’apparaît, c’est une figure d’hésitation, c’était la pagaille, on ne savait pas où aller. Et la charnière pourrait alors être l’intervention de Anne. (R8) J. Je suis assez d’accord. Beaucoup d’interrogations, les acteurs se renvoient les uns des autres, avec une recherche : interrogation, hésitation, sur le découpage. Après, il y a plus proprement une recherche de sens, il n’y a plus d’interrogation. (R9) AP. Comment peut-on repérer dans le texte qu’il y a basculement ? (R10) Q. Quand on commence à parler de versets ? On commence à coller au texte. Donc tout de suite après l’intervention de Anne. (R11) H. Il n’y a pas vraiment de groupe, au début, certains parlent de la méthode, etc. Et après l’intervention de Anne, une alternance plus forte des lecteurs, des références plus précises au texte. (R12) J. ? « J’ai une hésitation », « Est-ce dans l’énonciation » « Tout à l’heure on s’est fait piéger », « Oui, mais ». Ce pourraient être des marqueurs énonciatifs. (R13) K. On ne retrouve plus le mot découpage. Anne nous en a débarrassés. (R14) AP. On a proposé une hypothèse et qui se valide. A partir du moment où on entre dans la lecture, on parle du texte, alors qu’avant, on parle du découpage. Il s’est donc passé quelque chose. Du point de vue de l’énonciation, on voit clairement les différences notamment dans les prises de parole (hésitation, pagaille,…). On peut suivre soit la figure du découpage, soit les figures d’énonciation qui le portent. (R15) E. Le découpage est quelque chose qu’on aimerait éviter de faire, on le fait parce qu’il faut passer par là. C’est difficile parce qu’il y a des hésitations. Il faut le traverser, mais c’est essentiel pour la lecture. (R16) AP. Des marqueurs ? (R17) E. Des hésitations autour du découpage. Puis invitation à revenir au début du texte… (R18) AP. On invite à partir de la figure du découpage et on parle de l’hésitation. (R19) J. C’est forcément les deux à la fois. Le découpage est très liée à l’hésitation et réciproquement. (R20) N. Et peut-être que le découpage est marqué aussi par les phrases en italique. (R21) H. Dans la première partie, c’est comme si nous devions nous justifier, en écho à la manière dont le texte invite le légiste à se justifier. (R22) F. Découpage : il y a des questions : pourquoi découpes-tu ainsi ? Interpellation et essai d’explication. Il y a une figure de non maîtrise du découpage. (R23) AP. On peut interroger une autre figure : regarder le début. « Allez on découpe, en 3D ». Qu’est- ce que ça construit en lien avec la figure de la non-maîtrise ? (R24) N. Ça rappelle ce que disait H…On cherche à se justifier. « Est-ce qu’on se lance ? » C’est pour justifier ce qu’on a posé au départ. (R25) G. La question « Qui anime ? » (R26) AP. Celui qui prend l’initiative du faire… On commence par dire « on va le faire ». Il y a clairement une position d’animation, c’est une position d’énonciation. Et il n’y a pas d’animateur. (R27) On découpe ». Et qui a autorité pour lancer ça ? (R28) Q. C’est pour ça qu’il y a eu beaucoup d’hésitation pendant tout ce temps. (R29) AP. C’est très intéressant de noter que l’acteur qui prend la place d’animation est anonyme, et s’appelle « consensus ». Et beaucoup de monde prend la parole. Il y a nécessité de ce cadre, mais personne ne prend la place. Et la question épistémologique : comment on pose un cadre ? (R30) F. Le fait est qu’on ne commence à lire qu’à partir du moment où on a une réponse technique sur le découpage. (R31) Q. Est-ce une réponse technique ? N’est-ce pas aussi une autorisation de démarrer vraiment la lecture ? (R32) AP. La question est-elle au niveau du savoir-faire technique ? question d’énonciation, la place n’a pas été occupée, mais dès qu’elle est occupée, ça démarre. (R33) H. « 3D ». Celui qui prend la parole au départ comme animateur, le fait au nom d’une compétence, ça n’a pas forcément aidé, car H. demande : « C’est quoi l’enjeu du découpage ». (R34) AP. Il y a en effet la question d’une compétence. La performance, il fallait un meneur et il n’y en avait pas. On a donc fait venir les compétences. La compétence s’est cherchée du côté du savoir. Il n’y a pas de destinateur, d’où des hésitations et repli sur le savoir. (R35) N. Pour aller dans le même sens. Au départ, il n’y a pas d’acteur, consensus, on le voit à plusieurs reprises. A partir de l’intervention d’Anne… (R36) J. Je ne suis pas sûre de l’appui sur le savoir. Il y a eu proposition, il y en a qui se lancent. Il y a des initiatives. (R37) G. « Je veux faire… » « Je veux bien faire »… Qu’est-ce que ça veut dire ? (R38) AP. Il y a une panique au départ, comme pour le légiste : il faut pouvoir faire bien pour avoir la bonne réponse. (R39) K. La peur venait aussi du fait qu’on nous avait demandé de nous justifier sémiotiquement. (R40) AP. D’où la figure du savoir : il fallait être juste par rapport à la méthodologie. (R41) G. On ne peut pas « prendre » le verbal. Je veux bien « faire » l’énoncé… C’est pour ça que ça nous a bloqué. On ne peut pas prendre le verbal, on peut prendre une place d’un acteur. (R42) AP. Ça pose la question de notre débrayage dans l’acte même où nous étions. C’est comme dans l’histoire de la tempête : où est donc votre foi ? Quand la peur prend la place, c’est qu’il y a un manque de débrayage. La question de justifier sémiotiquement, le groupe l’a entendu quasiment comme une question de cours. Justifier sémiotiquement n’est pas une question de cours, c’est interroger en termes d’énonciation ce qu’on fait et tant pis si on ne sait pas. Cette question aurait pu être celle du légiste : comment poser la parole ? Ou comment avoir la parole sémiotique éternelle. La question était une ouverture sur le méta. Il y a eu une question méta : le méta c’est de se demander sur quel fondement on s’appuie. Or la première position était de dire : on y va. La figure du découpage est importante dans l’animation : comment découper ? Mais la peur nous fait nous précipiter là où on a peur. Si on est dans le faire, tout l’écart entre le somatique et le verbal disparaît.