- DEMARRER LA LECTURE
Abordons donc le texte de notre lecture et tentons quelques repérages. Dans la reprise avec le groupe, nous avons proposé de commencer par un « découpage » du texte de la lecture sur la base de scènes figuratives [23]. Ayant affaire à un discours et non pas un récit, nous effectuons le découpage des scènes à partir des figures d’énonciation et non, comme dans un discours, à partir des figures somatiques [24].
Le premier travail a été de repérer avec précision le lieu charnière entre le temps du « contrat », c’est-à-dire de la mise en place des conditions de la lecture, et la lecture proprement dite. Un certain nombre de figures ont ainsi été repérées. La figure du « découpage » apparaît de façon récurrente dans les énoncés du groupe (soit par l’emploi du terme ou de verbe apparenté : 1 ; 23 ; 24 ; 26 ; 30 ; 36 ; soit par la mention du repérage des trois niveaux de parole), jusqu’à une intervention de l’animatrice qui « donne le cadre technique du découpage » (38). A partir de ce moment-là, la figure disparaît des énoncés, car le groupe est entré dans l’analyse des figures du texte proprement dit. La figure du « découpage 3D » formait donc un énoncé « méta », le groupe s’interrogeant sur la structure du texte et sur l’opportunité même d’effectuer un découpage. Une énonciation la portait, que le groupe a repérée facilement dans sa relecture : l’hésitation. Une intervention en fait directement mention (10). Cette seconde figure se manifeste de deux façons. D’une part quand le groupe cherche comment découper le texte (9-11 ; 21-34). D’autre part quand il hésite entre deux types de parole : découper, ou s’interroger sur l’opportunité de découper (1-4 ; 30) ? L’irruption, à plusieurs reprises, d’énonciations faisant écart par rapport à celle du groupe, confirmera cette hésitation (3 ; 24 ; 30). Inversement, l’intervention de l’animatrice coupe court à la récurrence de la figure du découpage et transforme l’énonciation du groupe, qui quitte sa position d’hésitation. Nous avons proposé de fixer à cette intervention-là, précisément, la charnière entre la mise en chantier de la lecture et la lecture proprement dite.
D’autres éléments viennent confirmer le repérage de cette charnière. A partir du moment où on entre dans la lecture, les références au texte (Lc 10, 25-37) sont plus nombreuses et plus précises. C’est comme si on était entré véritablement au contact de la « matière figurative » du texte, dans son « soma » [25]. Ou encore comme si les lecteurs étaient enfin entrés dans le rapport au texte, en s’y investissant : entrer « dans » la lecture dit-on souvent. Un espace est posé, que nous pourrions nommer « espace de la lecture », comparable par métaphore à une cour de récréation. La délimitation de cet espace manquait jusque là, empêchant la lecture de s’engager. Nous pouvons reformuler ainsi notre question concernant le démarrage : sous quel- les conditions l’espace de la lecture est-il créé, et comment les lecteurs y entrent-ils ou l’investissent-ils ? La proposition d’une participante peut nous éclairer : selon elle, tout lecteur éviterait volontiers cette phase de découpage, justement parce que c’est un moment d’hésitation (R15). Autrement dit, l’hésitation provoquerait une sorte de peur, peut-être celle de se perdre dans de l’indécidable, dans une recherche sans réponse ni savoir certain à la clé [26] ; ou encore, peur de se noyer dans le texte, voire d’y faire naufrage. Inversement, délimiter un espace de lecture permet d’autoriser à l’intérieur de cet espace un déplacement ludique voire erratique, mais sans crainte de se perdre puisqu’il sera toujours possible de se repérer par rapport aux limites qui auront été déterminées.
Il devient intéressant de constater, si la proposition est juste, que par peur de l’hésitation dans la recherche sur le texte, une autre hésitation se met en place au niveau de l’énonciation de la lecture. Tout se passe comme s’il fallait que le groupe affronte nécessairement cette question au départ : la peur de l’inconnu, de l’égarement, de se retrouver totalement perdu. Dès que cette peur est dépassée, la lecture peut commencer. Bref, un acte de confiance nécessaire, toujours à construire à neuf au début de chaque lecture, de sorte que l’hésitation apparaît finalement comme la figure même de la peur. L’animateur d’un groupe de lecture occupe dans ces conditions une place très significative. Il lui faut parvenir à créer la confiance pour que le groupe puisse commencer à lire. Mais la confiance ne se décrète pas. Il ne suffit pas de dire : « Allez, on lit », ni de trop vite obturer cette peur en donnant immédiatement le cadre de la lecture. On le voit d’ailleurs fort bien dans le texte lui-même de Lc 10, 25-37. Jésus aide le légiste à oser un acte de lecture, mais sans lui donner de façon tranchée les conditions de cette lecture. Il lui retourne son interrogation, effectuant simultanément deux opérations : il ouvre un espace de risque au légiste, et ce faisant il authentifie que celui-ci est bien apte à le faire. Jésus le renvoie au risque nécessaire à prendre pour tout acte de lecture. Et le légiste s’y risque, en effet, et de fort belle manière. L’animateur doit pouvoir repérer ces figures de la peur qui affectent immanquablement le groupe au départ, ne pas s’y laisser emporter lui-même, et aider le groupe, délicatement, à les dépasser par ses propres moyens. Bref, accompagner le groupe dans la gestion de sa propre peur, sans que celle-ci devienne une panique qui paralyse la lecture, mais sans obturer non plus l’espace nécessaire pour gérer cette peur ; ou encore, faire de cette peur un stimulant pour lancer la lecteur, plutôt qu’un frein. C’est donc non par un énoncé mais par son énonciation que l’animateur fondera le croire partagé à partir duquel il sera possible de lire. Nous y reviendrons plus loin dans cet article pour en tenter une première théorisation.
Nous comprenons, à ce point de notre réflexion, qu’un débrayage aurait dû s’amorcer [27], mais a été temporairement empêché par l’oubli des consignes énoncées au départ. En se lançant dans le découpage du texte, le groupe aurait pu s’interroger, en assemblée de sémioticiens, sur la signification de ce choix et de ce geste. Cela ne s’est pas fait, d’où un moindre embrayage sur le contrat de départ, qui engageait lui-même un processus de débrayage. Dans ce contexte, la proposition de découpage d’une personne du groupe a provoqué un déplacement. Cette personne, par quelques initiatives, a cherché à lancer la lecture, témoignant par là d’une grande justesse de perception : d’une certaine manière, le groupe avait besoin d’être stimulé ou orienté. La consigne formulée invitait à ce que cette initiative, qui pouvait légitimement être choisie parmi d’autres positions possibles, soit justifiée sémiotiquement. En disant : « ça vaut ce que ça vaut », cette personne manifestait la capacité d’une mise à distance, mais sans toutefois parvenir tout de suite jusqu’à une formulation sémiotique de cette distance (cela viendra dans la relecture, ce qui montrera après coup la capacité du groupe et de chacun de ses membres à débrayer : tout n’est qu’une question d’habitude à prendre). Le groupe est donc, dans ce premier temps, resté au plan de la lecture et n’est pas parvenu à se hisser à un plan méta. Cette position de débrayage intermédiaire a donné au groupe une possibilité d’entrer dans la lecture en oubliant la consigne d’interrogation sémiotique : dès lors, le contrat de départ (justifier sémiotiquement toute affirmation) a disparu derrière un nouveau contrat : lire sémiotiquement le texte.
Au point où nous en sommes, une autre figure d’énonciation prend alors consistance : la figure du consensus. Il s’agit d’un consensus largement partagé, à part quelques interrogations, notamment de H…et de G….Ce consensus semble difficile à interroger par le groupe : serait-ce pour ne pas affronter la peur dont nous parlions plus haut ? H…formule, dans la relecture, une proposition intéressante en indiquant qu’il n’y avait pas vraiment de groupe au départ (R11) : cela suggèrerait qu’un consensus tel que celui que nous avons repéré n’existe que lorsque le groupe qui l’exprime n’est pas encore vraiment constitué. Nous verrons qu’une autre forme du consensus apparaîtra plus tard, ce que l’on peut qualifier sémiotiquement en disant que la figure du consensus, pour le groupe, va subir des déplacements importants et effectuer un véritable parcours figuratif pour aboutir à une reconfiguration.
Mais comment pourrait-on rendre compte de cette évolution ? A titre d’hypothèse, suggérons que cette figure du consensus est en général très étroitement liée à celle de l’entendre développé au sein du groupe [28]. On peut avancer qu’il n’y avait pas encore de véritable « entente » entre les participants, celle-ci se construisant normalement avec toute lecture. Dans notre expérience, on voit que chacun avance au départ des observations qui signalent des préoccupations propres, comme en témoignent les premières énonciations (R8) [29], qui reflètent simplement l’état initial des lecteurs au moment du démarrage. Le consensus peut alors être considéré comme un accord de surface, une identification spontanée des lecteurs entre eux, qui est comme une première manière d’établir un lien dans la lecture. Chaque acteur du groupe n’a pas encore accompli le parcours qui le conduit à s’ajuster aux autres, déplacement qui va de pair avec une reconnaissance de la position unique et originale qu’il ou elle choisit d’occuper dans le groupe pour favoriser la lecture commune. Or ce processus s’affine au cours de la lecture elle-même. Inversement, à mesure que la lecture se déroule, l’attention dans l’entendre que chacun met en œuvre progressivement se manifeste dans la prise en compte par chacun de la parole des autres ; alors apparaissent à la fois des individualités affirmées, plus assurées dans leur positionnement, et une cohérence du groupe par un ajustement réciproque. On pourrait suggérer que le démarrage est l’instauration de cette cohérence de groupe, fruit d’une individuation plus affirmée et d’un accord simultané sur la parole de l’autre. De la sorte, l’entendre et l’accord qu’il autorise engendrent une promesse : chaque lecteur reconnaît dans l’autre la chance d’une ouverture du sens. Le groupe peut alors entamer un chemin, tracer un parcours, un défilé de figures où les signifiants se répondent et s’enchaînent progressivement pour emmener la lecture toujours plus loin [30].
Inversement, tant qu’il n’a pas pris le risque d’accueillir les figures comme de purs signifiants désarticulés de leurs signifiés, le groupe n’est pas entré dans la lecture. Immédiatement obturées par du sens dès que distinguées, les figures ne permettent pas aux lecteurs d’établir des parcours de signifiants, et la lecture ne peut pas devenir un chemin. La peur du risque inhérent à la lecture rabat les signifiants figuratifs sur des signes clos. Le service éminent que rend la technique apparaît ainsi en creux : elle initie le débrayage, c’est-à-dire la désarticulation des signes, qui inaugure à son tour la lecture. Elle aide les lecteurs à relativiser leurs univers de signification respectifs, elle leur permet d’oser le risque d’une ouverture du sens, elle les dispose à en envisager des directions nouvelles, et totalement différentes des lieux de sens où ils s’étaient fixés. Les lecteurs peuvent alors lâcher ce qu’ils croyaient fermement posséder et s’ouvrir à la parole mutuelle, dans sa différence. Le groupe n’est plus agrippé de façon fusionnelle à un consensus confortable et chaque lecteur contribue à ouvrir des chemins à la lecture au groupe en trouvant peu à peu une juste place, singulière, unique.
La façon dont la voix du consensus s’est imposée par l’entremise de l’un des participants peut être vue, à titre d’hypothèse, comme la mise en parole de ce qui était latent dans le groupe [31]. Le consensus n’était certes pas thématisé comme tel, mais il n’en était pas moins repérable dans l’énonciation des participants. Un tel repérage est la condition sine qua non pour que le phénomène puisse être entendu et compris par le groupe, et donc dépassé. Prendre la parole au nom d’un consensus peut oblitérer le risque d’avoir à se lancer dans la lecture et, partant, de se risquer dans la lecture. Mais lorsque, de façon seconde, les paroles de certains participants viennent contester ce consensus non interrogé, un vrai risque est pris dans une audace et une innovation.
Il apparaît alors que les interventions décalées, attribuées à H…et à G…ne pouvaient pas, au départ, être entendues parce qu’elles étaient des interrogations sur les fondements. Elles avaient la fonction de glisser un coin dans le consensus global, car elles étaient elles-mêmes des paroles déjà plus individuées. Une telle interrogation ne pouvait pas ne pas réveiller immédiatement les peurs que doit affronter tout lecteur qui se lance dans le débrayage de la lecture. Ces prises de parole ont donc été inconsciemment [32] écartées par le groupe, provoquant par là même sa propre paralysie et freinant l’entrée dans la lecture. L’intervention de l’animatrice, par son énonciation, vient comme poser la conviction qu’il y a bien un fondement quelque part qui autorise le risque de la lecture, même si l’on ne sait pas au premier abord où se trouve ce fondement. En posant ainsi cet acte d’énonciation, elle contribue à faire émerger ce fondement lui-même, qu’il sera possible de reconnaître à la fin du parcours, au moment où les lecteurs s’apercevront qu’ils ont bien abouti quelque part (comme les disciples qui touchent terre aussitôt après que Jésus ait fait taire les vents et les ait interrogé sur le lieu de leur foi).
Ainsi est posée la question du débrayage du groupe dans l’acte même de lecture où les lecteurs étaient situés. En Lc 8, 24, la tempête interroge sur le lieu de la foi : « Où est donc votre foi ? » Quand la peur prend la place, c’est qu’il y a un manque de débrayage. Une consigne avait été donnée au départ, consistant, nous l’avons dit, à justifier sémiotiquement les observations effectuées. Cette consigne destinée à assurer la lecture en la fondant dans la théorie, avait été entendue par le groupe quasiment comme une « question de cours » : une interrogation sur un savoir censé acquis et qu’il fallait vérifier, en termes de « juste » ou « faux ». Mais justifier sémiotiquement d’une observation de lecture n’a rien d’une question de cours. C’est bien plutôt interroger en termes d’énonciation ce qu’un lecteur effectue en lisant, en en faisant une recherche : peu importe que l’on sache ou non, du moment que l’on cherche. La question était une ouverture sur un plan « méta », qui consiste justement à se demander sur quel fondement établir un acte de lecture. Au lieu de cette ouverture sur la dimension « méta » de notre lecture, une exhortation à agir est venue l’obturer : « On y va ! ».
Toute la question du démarrage peut donc être vue du côté d’un nécessaire débrayage, et la tâche de l’animateur consiste à l’amorcer dans les meilleures conditions. Le débrayage autorise l’irruption de ce qui ne pourra jamais être cantonné dans des figures : une énonciation qui les met en discours. Tant qu’il se préoccupe de fournir une « bonne réponse » à la consigne donnée, un sujet n’ouvre aucun espace possible à cette altérité, il se cache derrière une illusoire « bonne réponse », au lieu de se risquer dans une parole (la sienne) qui est mise dans un discours (le sien). C’est une position énonciative. On ne peut prendre la parole de façon juste que si on a été suffisamment débrayé. C’est-à-dire si on a suffisamment, auparavant, opéré un embrayage sur le texte. C’est au fond la peur de se déployer comme sujet qui apparaît là. Elle se manifeste dans un effet de consensus (difficile de faire différence), dans le repliement sur le savoir (difficile de sortir des sentiers battus), dans l’hésitation (difficile de risquer une hypothèse ou d’ouvrir une direction, quelle qu’elle soit), dans le non entendre de la parole qui fait saillie, etc.