Démarrer la lecture, Anne Pénicaud, Olivier Robin

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  1. LA PLACE DE L’ANIMATEUR

Essayons maintenant d’organiser l’ensemble de ces hypothèses, formulées à partir quelques observations et quelques réflexions du groupe, en un parcours cohérent qui tente de rendre compte de la place et du travail de l’animateur [33]. Ce parcours est organisé autour de quatre moments, articulés logiquement plutôt que chronologiquement.

– 1. Pour lire il faut un débrayage. A l’animateur de trouver le bon dispositif à proposer — il y en a de multiples possibles — et de doser le degré de débrayage que peut supporter le groupe.

– 2. Le débrayage équivaut toujours à une mise en question des fondements, mise en question poussée jusqu’au moment où l’on ne sait plus où trouver un fondement. A ce moment-là seulement quelque chose peut être reçu.

– 3. Ce travail de déconstruction ravive chez les lecteurs une crainte originelle difficile à nommer et à gérer, qui se manifeste cependant toujours d’une manière ou d’une autre. A l’animateur revient de créer les conditions de confiance suffisantes pour que les lecteurs osent ce débrayage et affrontent la peur qu’il peut susciter. Il s’agit donc, parallèlement, de poser un fondement de confiance, ou plutôt de rappeler que cette confiance est déjà posée, déjà donnée, à condition d’apprendre à regarder au bon endroit : le lieu de la foi [34].

– 4. Cette confiance vient de ce que les participants sentent que l’animateur leur offre le cadre convenable, qui est bien ajusté à ce que le groupe peut supporter. Chacun de ces moments logiques va être maintenant explicité.

5.1. Nécessité du débrayage

Toute lecture nécessite donc d’être menée dans un débrayage, sans lequel aucune avancée ne sera possible. Le prérequis en est un embrayage consistant à ouvrir un espace de disponibilité, de réceptivité, c’est-à-dire à créer un vide pour un accueil[35]. Ce qui pourrait empêcher la lecture est l’attachement excessif à un savoir, qui se manifeste par une saturation de tous les signifiants proposés par un texte donné sous forme de figures : si l’on sait à l’avance ce que telle ou telle figure doit recouvrir, autrement dit, si l’on dispose déjà d’un signifié pour chaque signifiant, il ne sera plus possible d’envisager en mettre d’autres à la place. Ainsi tout chemin de lecture est inauguré par une désarticulation de cet accrochage.

Il apparaît alors que la méthodologie sémiotique n’est pas avare de moyens pour amorcer ce débrayage. Cela passe, dans la sémiotique énonciative, par la mise en œuvre d’une procédure de découpage tridimensionnel du texte [36], comme notre groupe en avait eu l’initiative. Cependant une approche en termes d’analyse figurative (acteurs, espaces et temps), ou d’analyse narrative, ou encore d’analyse énonciative peuvent opérer le même effet. Si l’on se place au plan de la dynamique du séminaire proprement dite, les trois dispositifs que nous avons évoqués au début de notre article [37] constituent également chacun des moyens pour amorcer un débrayage. Dans le cas de l’expérience précise que nous relatons ici, c’était le rôle dévolu à la consigne de justifier sémiotiquement les observations effectuées. C’est bien à cela que « sert » le caractère régulé de la pratique sémiotique : offrir des moyens pour amorcer un débrayage.

Tout est ensuite question de choix et de dosage. Question de dosage : étant donnée la puissance d’investigation de la sémiotique, et même de chacune de ses portes d’entrée, il est la plupart du temps impossible de mettre en œuvre l’intégralité de l’arsenal méthodologique. La lecture serait quasiment infinie [38], et tel n’est pas non plus l’objectif des groupes. Un premier dosage s’effectuera donc dans le choix des portes d’entrée envisagées. Un second dosage consistera alors à considérer jusqu’où il s’avèrerait opportun de mener l’investigation, une fois telle ou telle porte choisie. On peut en effet pousser plus ou moins loin l’analyse, et selon une durée plus ou moins longue. Par exemple, le découpage par lequel on commence la lecture des textes peut n’être opéré que selon les grandes divisions du texte ou au contraire dans le détail ; il peut prendre quelques minutes au début de la lecture, voire avoir été préparé par l’animateur et donner lieu à la distribution d’un document de travail, ou au contraire être mené intégralement par le groupe et prendre la moitié de la séance, etc. Question de choix ensuite : savoir déterminer quelle sera la bonne porte d’entrée pour tel groupe, en fonction de ses membres, de son histoire, de son expérience de la lecture sémiotique, etc [39]

Ce premier aspect suppose, du côté du groupe et de ses lecteurs, une liberté et une confiance premières au moment de la prise de parole : oser parler, sans toujours savoir ce que l’on dit, est une façon de permettre à l’animateur de disposer des éléments suffisants pour établir le « diagnostic » du groupe et s’ajuster à lui. Du côté de l’animateur, cela suppose qu’il soit capable d’un ajustement au groupe, c’est-à-dire qu’il sache identifier, discerner une porte d’entrée opératoire, une bonne durée pour l’investigation, etc. Cette figure de l’ajustement reviendra un peu plus loin dans notre réflexion lorsque nous parlerons de la confiance. Dans le cas de notre groupe, dans sa lecture proprement dite, la proposition de découpage « 3D » faisait écho à un autre séminaire, méthodologique celui-là, et manifestait le besoin de mettre en œuvre un savoir faire acquis peu avant et qui restait de ce fait à tester. Le risque était alors de réaliser l’opération inverse à celle recherchée : s’intéresser à un savoir plutôt que s’en délester. En ce cas, la conséquence peut être un moindre ajustement à ce qui est réellement nécessaire au groupe pour correctement amorcer le travail du débrayage.

5.2. Une remise en question des fondements

Évoquons maintenant le travail du débrayage que doit effectuer tout lecteur, quel que soit le niveau où se situe sa lecture. Pour lire sémiotiquement, il lui revient de s’ajuster autant qu’il lui est possible au texte et, pour ce faire, d’abandonner au moins temporairement ses propres savoirs, auxquels il est attaché sans toujours s’en apercevoir : du côté du lecteur, il s’agit du savoir sur le texte et ses figures ; du côté de l’animateur, il s’agit du savoir méthodologique mais aussi, parfois, des conclusions issues d’une préparation de la lecture. Cet abandon est toujours une opération délicate et souvent douloureuse [40], et c’est pourquoi elle mérite une attention particulière. Mais au fait, pourquoi ce débrayage est-il si difficile à réaliser ? Ce qui s’est passé dans notre groupe nous permet de nous en faire une certaine idée.

Rappelons que la consigne consistait à interroger systématiquement les raisons d’avancer telle ou telle observation sémiotique dans le texte. Cette interrogation portait à la fois sur le savoir mis en œuvre (est-ce bien telle ou telle figure ? est-ce bien telle ou telle étape d’un PN ? est-ce bien un énoncé somatique ?), sur le déroulement ou le processus de l’analyse (est-ce bien le bon moment pour avancer telle ou telle observation ?) et sur le sujet lui-même (suis-je suffisamment compétent pour pouvoir avancer ce que j’avance ?). Cette consigne produit ainsi un questionnement tous azimuts, qui sape peu à peu la confiance excessive que le lecteur aurait pu avoir dans ses assurances préalables [41]. La consigne donnée, lorsqu’elle est appliquée, conduit les participants du groupe à s’apercevoir que le fondement sur lequel appuyer l’assurance d’une lecture ne se situe pas au niveau où ils le pensent : en un savoir dans lequel l’on peut sans cesse et toujours plus profondément puiser. Mais alors, sur quel fondement faire reposer la lecture ?

Telle quelle, la consigne donnée n’implique pas le surgissement de cette question et ne conduit pas par elle-même à douter du fondement. Mais il se trouve qu’en chaque lecteur existe la potentialité de l’accueillir du côté du doute : ceci ressemble aux disciples chez qui la peur jaillit lorsqu’ils voient la tempête (Lc 8, 24). Elle constitue donc une possibilité sans être une nécessité, et c’est à chaque lecteur de voir s’il y adhère ou non. S’il se laisse saisir par cette peur, s’il fixe son regard sur le doute qu’il voit surgir, alors il s’aperçoit que, en effet, au-delà des pseudo-fondements du savoir [42] qui ont été soigneusement retirés, s’ouvre une béance, un vide apparent de fondement, en l’absence de toute forme de savoir. A regarder ainsi cette béance ne peut manquer de surgir une profonde panique, à l’image de celle des disciples. Ainsi, ce qui semble inévitablement suscité par l’exercice du débrayage est la mise en question des fondements, ce qui situe la difficulté à un autre niveau de profondeur qu’une simple mise en œuvre méthodologique.

Une telle remise en question des fondements est nécessaire et même vitale, comme déjà signalé plus haut. Du côté du lecteur, elle conduit à un embrayage qui le rend apte à recevoir autre chose qu’il ne prévoyait pas. Le lecteur ne cherche plus à se fournir à lui-même le socle dont il a besoin, mais reçoit à la manière d’un don le fondement sur lequel il pourra ériger sa parole. Or ce don s’effectue au sein d’une relation, à l’initiative d’un Autre qui donne à qui il veut, où et quand il le veut bien. La réceptivité du lecteur va de pair avec une départie de sa propre maîtrise sur les choses, aventure d’une remise à l’Autre dans la confiance incertaine que le don sera en effet attribué. Pour y parvenir, il lui faut débrayer d’un savoir non sémiotique (un savoir référentiel), pour embrayer, justement, sur un savoir sémiotique. Du côté de l’animateur, il y a également un débrayage à vivre en tant qu’il est lecteur, puisqu’il est lecteur du groupe, mais il faut inversement débrayer d’un savoir sémiotique pour ne pas gêner les lecteurs. Sa position est donc très exigeante, car il risque sa parole en temps réel.

Ainsi, dans les deux cas, interroger les fondements, ce n’est pas rechercher le point ultime sur lequel on va pouvoir (se) construire en toute sécurité, comme si ce fondement était extérieur et qu’il suffisait de l’identifier. Le fondement se donne, il n’est jamais assuré. Il s’agit plutôt d’effectuer l’opération toujours à renouveler qui consiste à interroger les présupposés qui, en nous, forment perpétuellement une résistance dont il faut se délester. Interroger par une question située en position méta, c’est refuser les fausses évidences, creuser jusqu’où il n’y a plus moyen de trouver une assurance par soi-même. C’est aller jusqu’au lieu où seul un « croire sans objet » [43] nous fait avancer en confiance, et noue le contrat de lecture : « Il y a une parole à entendre» [44]. La sémiotique place tout lecteur dans le continuel travail d’embrayage / débrayage, et de renoncement à toute possession, toute maîtrise sur le sens : il n’existe aucun moyen d’y accéder à coup sûr. Pour pouvoir commencer à lire, il est nécessaire d’accepter par avance ce lâcher-prise, mais aussi et surtout qu’il soit accepté de concert par les membres du groupe. Il n’y a donc pas de fondement massif, il n’y a que la fragilité d’une parole qui appelle et qui cherche à se faire entendre. Le travail du commencement consiste à faire en sorte qu’un consensus se dégage sur la confiance que les lecteurs se font les uns aux autres : « Nous parviendrons sans aucun doute sur l’autre rive [45] ». C’est un consensus inverse de celui qui s’accorde sur des évidences non critiquées et renonce à s’interroger : dans ce consensus-là chacun trouve une place avec sa spécificité, et peut faire le point sur sa propre peur d’avancer. Un tel consensus s’appelle « communion ».

Ainsi, la communion consiste, d’une part, à reconnaître un fondement ultime et permanent, toujours donné, au-delà de tous les pseudo-fondements que l’on se donne toujours à soi-même pour se rassurer ; d’autre part, à établir un accord sur une reconnaissance commune de ce fondement, base préalable au contrat de la lecture. Vu sous cet angle, le travail du débrayage est un déblayage de tous les fondements que l’on se donne et qui empêchent de voir le véritable fondement, toujours présent, qui fonde depuis toujours la parole qui s’échange entre des sujets.

5.3. De la peur à la confiance fondamentale

L’on s’aperçoit alors que cet abandon d’une quelconque prise sur les fondements va de pair avec la peur profonde que provoque le sentiment de ne reposer sur rien. Elle ne se manifeste pas en surface, les comportements des lecteurs et leurs paroles restent policés. Mais elle cherche les chemins de son expression, et elle les trouve en se glissant dans l’énonciation des participants, c’est-à-dire dans la manière dont ils arrangent, organisent les figures de leur discours, généralement puisées dans le réservoir de figures que constitue le texte biblique lui-même. Cette peur s’exprime d’une manière ou d’une autre, et le travail de la relecture consiste précisément à en effectuer le repérage. Du côté des lecteurs, la peur pourra s’exprimer par du silence [46], ou inversement par un excès dans la manifestation du savoir. Du côté des animateurs, elle pourra se manifester par une trop grande réserve dans les interventions qui lui reviennent, ou inversement par la tentation d’une prise de pouvoir sur le groupe. Plus généralement, pour un animateur, la peur peut s’indique dans la manière dont il prend les rênes de la lecture. Ainsi le savoir sur le texte (aspect encyclopédique, utile et bénéfique en soi) autant que le savoir faire dans la lecture (aspect méthodologique, tout aussi utile et bénéfique), peuvent-ils se subordonner l’animation d’un groupe plutôt que se mettre à son service : un animateur devra donc toujours se demander l’usage qu’il fait de son savoir et de son savoir faire, en soi légitimes. Serait-ce que la lecture doit être lancée sur la foi d’un évidement, d’une dépression inaugurale (au sens météorologique du terme), d’un déséquilibre initial qui seul permet de lancer un mouvement ? Le savoir et la méthodologie, posés à leur juste place, viennent alors provoquer et alimenter ce mouvement. C’est cette alternative qui est révélée par le commencement du groupe, et qui se présente à tout commencement.

Mais si cette peur cherche les chemins d’une expression, cela signifie qu’il est important de lui permettre de le faire. Il convient de faire ce qui est nécessaire pour que des mots puissent être posés. Tant qu’elle reste insue, elle garde son pouvoir nocif en travaillant les lecteurs de façon souterraine, leur donnant à regarder en priorité le vide et donc leur propre doute. Mais si elle est parlée, il n’y a plus rien à en craindre. Pour les lecteurs en général, cela se manifeste par la capacité à affronter sereinement le nécessaire passage par une suspension du sens : l’absence de sens ne signifie pas sa perte définitive, mais la promesse de son renouvellement. Quant aux animateurs, considérés comme des lecteurs du groupe, cette suspension provisoire du sens touche plus directement le chemin qu’ils voient faire au groupe. L’affronter signifie ne pas craindre les errances éventuelles du groupe, et tenir dans l’assurance que, à un moment ou à un autre, le groupe parviendra à construire une signification réjouissante. Les animateurs doivent donc disposer de leurs propres fondements, ne pas s’effrayer devant ce qui, pour eux, pourrait prendre l’apparence du vide : la difficulté pour le groupe de construire un chemin de signification. Aussi partent-ils du pari selon lequel tout peut advenir au sens et que donc rien de ce qui peut être dit, ni rien de la manière dont cela est dit n’est susceptible de les dérouter. Cette confiance fondamentale de l’animateur en la vie du sens, en sa donation généreuse même incontrôlable, peut contribuer à faire émerger la confiance au sein du groupe.

Tel est donc le pari qui préside à la lecture : une confiance fondamentale, native même, a déjà été accordée et précède et le groupe et l’animateur. La confiance ne saurait se trouver en quelque objet que ce soit, que chaque membre d’un groupe identifie souvent à un savoir préalable sur le texte, et que l’animateur cherchera plutôt dans une méthode en tant que technique garantissant un résultat. Pour tous, elle ne repose sur rien de tout cela, et c’est précisément la raison d’être du débrayage : un abandon de tous ces objets qui encombrent l’espace nécessaire à une vraie confiance. Car la seule confiance ne tient que sur une parole entendue : « Crois seulement » [47]. Cette parole peut s’entendre diversement. Du côté du lecteur, celui-ci peut l’entendre à partir du texte lu par le groupe, mais aussi dans la parole de l’animateur qui, ayant parcouru le chemin, sait que de la vie surgit toujours de l’aventure de la lecture. Du côté de l’animateur, cette parole ne repose pas elle-même sur une confiance en soi et en sa compétence, nouvel objet qui sature l’espace de la parole. La parole qui fonde la confiance s’entend également au travers du texte mais, à la différence des lecteurs qu’il accompagne, l’animateur ne se saisit plus des figures du texte, mais s’appuie sur le fait même qu’il y a un texte et que ce texte ne provient pas de n’importe où. Issu d’une tradition précise, il cristallise une expérience de foi vécue par d’autres avant lui, et dont son écriture témoigne. Par ailleurs, la confiance de l’animateur s’appuie sur l’appareillage de la sémiotique, non plus en tant que technique infaillible, mais en tant qu’opérateur assuré de débrayage, elle-même inspirée dans son mouvement par la Parole à laquelle elle s’accorde. Enfin, l’animateur fait reposer sa confiance sur le groupe [48], en tant qu’espace de circulation de la parole au sein duquel, par la régulation réciproque et la reconnaissance communément partagée de l’irruption de l’Autre, du fruit vient à surgir immanquablement et à être partagé (distribué) pour que chacun ait sa part. Fort de tous ces appuis, l’animateur a pour rôle essentiel de rappeler aux participants que la foi [49] est première et qu’ils peuvent donc sans crainte prendre la mer.

Il nous est maintenant possible de déplacer la question : comment, en tant qu’animateur, parvenir à être suffisamment débrayé pour ne pas être effrayé par les manifestations du débrayage non encore totalement abouti du groupe ? On pourrait répondre : en ne se situant pas au centre. Comme Jésus, l’animateur sème [50], et il n’a pas à se préoccuper de la façon dont peut être perçue son animation, sauf à opérer un retour narcissique sur lui-même. Il s’agit plutôt de faire, des lecteurs qu’il accompagne, le centre de son attention. Il lui revient d’être attentif à la manière dont chacun dans le groupe, lecteur comme animateur, entend chacun des autres dans le groupe (« Prenez garde à la manière dont vous entendez », dit Jésus à ses disciples, Lc 8, 18). L’objectif n’est pas de changer l’autre, ni de le juger. Jésus ne fait qu’entendre comment ses interlocuteurs entendent, figures d’énonciation non thématisées que Jésus porte à la manifestation dans ses énoncés, à l’intention de ses auditeurs. Il revient uniquement à l’animateur d’être au service de la parole, en se rappelant que la force de la parole ne tient pas à lui.

La confiance fondamentale est donc issue d’un jeu de renvois qui s’articulent tous sur une Parole et non pas sur quelque objet que ce soit. La tâche de l’animateur est de faire en sorte que soit toujours respectée cette circularité ternaire, pour le groupe et pour lui-même. Il lui revient de référer à une Parole déjà délivrée, à une confiance déjà assurée et non pas à reconstruire de toutes pièces. Le choix qui est le nôtre de commencer le plus souvent notre lecture par un « découpage 3D » du texte, et donc de repérer les différents niveaux de parole qui structurent le texte, correspond à cette primauté accordée à la parole et a pour fonction de le signifier aux lecteurs, de façon plus ou moins thématisée [51].

5.4. Le cadre qui signifie cette confiance

Il reste que cette confiance fondamentale doit être manifestée concrètement par des dispositifs précis, qui ne portent pas à eux seuls cette confiance, mais en sont les signifiants dans et pour le groupe. Ce cadre comporte au moins deux éléments, qui jouent chacun une fonction en vue de l’établissement de cette confiance.

Les consignes servent à délimiter l’espace de lecture, la « cour de récréation » dans laquelle va se déployer l’activité exploratoire du groupe. Elles lui sont énoncées clairement dès le départ. Une fois énoncées, elles constituent un repère vers lequel se tourner en cas de tourmente. Elles reviennent à énoncer : « Allons à l’autre rive ». Une fois cela énoncé, est signifié le fait qu’on parviendra bien sur une autre rive, quelles que soient les tempêtes qui surviennent. En suite de quoi, il est et il sera toujours de la liberté du groupe de suivre ou non ces consignes, de les transgresser à sa guise. Cela n’enlèvera jamais le fait qu’elles ont été énoncées.

Leur transgression peut être une façon de fuir l’étape nécessaire du débrayage, par peur d’affronter la mise en question des fondements. Ce faisant, le groupe se coupe précisément de ce qui fait son fondement essentiel, à savoir la parole énoncée dans les consignes, et son énonciation qui pose la confiance. Et croyant échapper à l’épreuve, il s’y trouve affronté de plus belle, et se voit contraint de la traverser dans des conditions moins confortables : au lieu que l’épreuve, nécessaire, soit vécue dans la confiance du terme, elle l’est dans la panique de la perte des repères. Mais même cela peut être repris et rendu signifiant. Quand l’animateur l’estime bon, c’est-à-dire quand le groupe en panique le « réveille [52] », son intervention qui rappelle le cadre vient faire taire la tempête. Il est alors possible d’interroger cet acte de fuite initial, ce qui ouvre un chemin de signification : si le groupe a choisi de transgresser à ce moment-là et de cette façon-là, c’est que quelque chose d’important devait être vécu par lui. L’animateur aide ainsi le groupe à se ressaisir de ce qui s’est passé, comme Jésus interroge ses disciples : « Où est votre foi ? ». Ce n’est pas un reproche, mais une interpellation salutaire qui réoriente le regard vers l’espace préalablement délimité, à savoir le repère fondamental donnée par et dans une parole. Comme Jésus (Lc 8, 23), l’animateur peut sereinement « dormir » et laisser le groupe aller où bon lui semble en lui laissant totalement les rênes. Ce n’est qu’en cas de nécessité ou d’urgence, et parce que sollicité, « réveillé » par le groupe, qu’il peut intervenir pour remettre paisiblement les choses à leur place. L’animateur parie sur la capacité des lecteurs de s’apercevoir eux-mêmes, à partir d’une simple parole qui remet en ordre, la signification de leur transgression. Dans le meilleur des cas, qui n’est pas le moins fréquent, le groupe parvient à donner sens lui-même à ce qui s’est passé pour lui. Le texte de la relecture présenté ci-dessus montre que le groupe a réussi à amorcer une élaboration de qualité, sans même que les animateurs lui livrent leurs propres hypothèses de travail. A l’animateur il suffit alors d’être simplement présent, témoin d’une Parole qui circule au-delà de toute maîtrise de sa part, et néanmoins pas sans lui [53].

  1. L’énonciation de l’animateur, ou l’animateur comme cadre.

Nous en venons à constater qu’au fond, le cadre est constitué par l’animateur lui-même, dans son énonciation, en tant qu’il se pose comme sujet. Et cette énonciation peut permettre des choses ou les empêcher : soit l’animateur se réfugie dans toutes sortes de savoir, soit il se fie à sa capacité à être embrayé / débrayé. Et en cela, on peut regarder la position de Jésus vis-à-vis du légiste : sa propre personne n’a strictement rien à voir dans le problème. Il ne cesse d’être présent au parcours du légiste pour lui faire faire un chemin. Dans cette attention de l’autre, dans la profonde conviction que la parole elle-même — et non une compétence — garantit la qualité d’une lecture, l’animateur trouvera l’appui d’une énonciation juste [54]. Ainsi Jésus lui-même, face au légiste qui le met à l’épreuve, le renvoie à la parole et n’énonce aucun savoir en tant que maître : il ne se pose pas comme tel mais se met à son service.