La lecture comme la pastorale : un exercice de la foi
Cette pratique de lecture prend son temps. Elle prépare à la pratique pastorale où les contraintes temporelles se bousculent. Quand le lecteur peut arriver à accueillir l’imprévu à travers les « pierres d’achoppement » (Origène) du texte, quand il arrive à entendre une Parole qui le dérange dans je calme de la page devant lui, quand il parvient à laisser tomber ses résistances par rapport à ce qui le trouble dans sa lecture, il se dispose à ne plus craindre l’inédit de la Parole de Dieu. Le temps de la lecture permet au lecteur de recevoir, à son rythme, une Parole qui interpelle et signale un chemin où s’engager. « Pars et va sur le chemin que ma Parole t’indiquera » : telle est aussi l’exigence d’amorcer ce départ dans et par le texte, avant de se retrouver sur les grandes routes de la vie.
Plus encore, la lecture du texte se présente telle une pédagogie pour nous faire entrer dans un vivre ensemble tout en élucidant les obstacles dans la vie du lecteur. En ce sens, les textes éclairent les avenues bloquées et les avenues escarpées au sein de l’existence pour que le lecteur puisse repérer les conditions de ses parcours tumultueux, aux côtés de l’autre. La dynamique et le but de toute pastorale ne sont pas différents. La lecture « devient un exercice de la foi, une épreuve de l’interprétation [7] ». Cet exercice de la foi s’ouvre ni plus ni moins sur une épreuve de l’interprétation car les vies des lecteurs sont ensemble mises à l’épreuve de leur propre interprétation du monde, d’autrui et de soi par le texte. L’enjeu ne consiste pas à se projeter dans le texte ni à s’identifier avec des aspects psychologiques de quelque personnage. Il s’agit plutôt, dans un tel exercice de la foi, de la rencontre du lecteur avec les mouvements des textes, avec le « comment » de la Parole – bien loin des personnages à qui on pourrait s’identifier. Il en va d’un réel défi pour une foi guère habituée à se mettre en chemin à partir du parcours de la Parole. Encore une fois, l’activité pastorale fait pareillement entrer dans un exercice de la foi transformant les sujets grâce au déploiement du sens des Écritures dans leur vie.
Ainsi en va-t-il de l’acte de nomination. Cet acte renvoie directement le lecteur aux conditions de son rapport au monde et donc à sa propre origine. Avant que je n’aie nommé quelque chose, cette chose n’existe pas encore pour moi. En nommant, je me pose, chaque fois, dans une origine, dans un geste inaugural. L’acte de nomination me convoque à un retour sur moi-même, dans une éthique de la parole. Mon acte de lecture expose et assume alors les conditions de ma prise de parole ; un retour réflexif s’exerce sur ma parole en tant que lieu de création de ma relation à l’autre et à l’Autre. Le lecteur en vient alors à se voir et à se comprendre en tant que sujet de parole ; il prête attention à ses assises au sein de son acte de parole. D’où lui vient sa parole ? D’où lui vient la parole ? Quelle est la fonction de la parole dans sa vie ? Que signifie le « Verbe fait chair » pour l’existence croyante ? Le lecteur devient sensible au mouvement même du texte, dans ce qui tient la vie sans jamais être représenté. Ce mouvement du texte est fondateur ; il pose le lecteur dans la parole toujours différée par rapport à la Parole d’origine qui échappe. Car l’épreuve de la parole consiste à vivre dans cet interstice, en dehors du contrôle, dans l’écoute de ce qui vient d’ailleurs.
Tel est l’exercice de la foi et la mise en œuvre de la pastorale lorsque le texte des Écritures ne « contient » ni ne « représente » la Parole de Dieu. Tel est l’advenir de la foi et de toute pastorale quand le texte biblique renvoie enfin à la parole et à la marque que celle-ci trace dans la chair (Ép 1,13-14). Mais cette marque dans la chair n’a rien d’un euphémisme car l’acte de lecture s’inscrit réellement comme une épreuve dans la chair du lecteur qui en sera transformé. Toutefois, une question demeure; qu’est-ce qui rend possible la sortie du rapport de contrôle devant le texte ? Qu’est-ce qui, dans le texte biblique lui-même, ouvre une porte à une autre attitude quant au sens du texte ?
Le passage est étroit. Ce passage est celui d’une souffrance et d’un manque dans le lecteur. Dans l’acte de lecture, quelque chose, soudain, indique dans le texte que le sens échappe au lecteur. Le lecteur lui-même, soudain, est renversé de son emprise sur le monde. Le lecteur du texte « manque il la totalité [8] » et il lui est révélé qu’il est détrôné de sa « toute puissance » par rapport au texte. Dans le rapport au texte, la fusion avec les choses du monde, avec les autres et avec Dieu, est rendue impossible. Dans cet écart, le sujet est déplacé ; non seulement se trouve-t-il lu par le texte, mals le sens comme objet de possession se dérobe. Le lecteur se voit impuissant dans son désir de saisie du texte. La lecture fait de lui un lecteur, un écouteur, un non mal-entendant. Comme Jacob, il sort, blessé, de son rapport au texte : son désir de toute puissance a été vaincu, faisant place à un acte de nomination. Et si tel était l’enjeu de la lecture : se situer comme sujet de parole et non sujet de savoir ?
Que faire lorsque le sens échappe à tout contrôle ? Augustin propose un modèle de lecture [9] Pour lui, le sujet lecteur est en attente de salut. Le lecteur est inscrit dans sa condition de manque et Il ne peut lire qu’à partir de ce lieu du manque. C’est pourquoi Augustin propose « d’ajouter au texte » quelque chose de soi ; le lieu de l’attente du salut, le lieu où le sujet peut rendre compte de sa propre faille devant le monde, autrui et lui-même ; bref, le lieu où le sujet peut se nommer comme non tout-puissant. « Ajouter » ce manque n’équivaut pas une projection de soi dans le texte. Bien au contraire, ce geste dans la lecture permet de prendre acte de l’écart constant auquel le lecteur est confronté par sa lecture : la réalité de la perte, qui constitue la condition même du sujet dans son rapport au monde. Pour Augustin, lire à partir de la perte permet donc d’être présent à sa lecture du texte, sans jamais pour autant remplir le texte car il s’agit de poser le vide, le manque, au cœur de l’acte de lecture.
Une telle lecture engage non pas à parler sur la Bible mais à partir de ses mouvements. Immanquablement, la parole reste « en souffrance » dans son rapport au texte. Alors même que l’on ne peut arriver à « tout dire », la parole prend chair et corps dans un sujet qui lit. La chair et le corps répercutent la faille de la parole du sujet lui-même. Tôt ou tard, le sujet lecteur ne peut plus s’échapper de l’interprétation que le texte lui donne de lui-même. S’impose à lui une herméneutique du sujet parlant et donc posé dans l’ouverture de la parole. Surgit de lui une éthique de la parole, par quoi les répercussions de ses prises de parole et de ses silences créent ou non le groupe – le corps du Christ qu’est l’Église.
L’acte de nomination, la parole comme action créatrice trinitaire
Comment le texte parle·t-il ? Au-delà de ce qui est dit, dans le fait même de parler. Ainsi en va-t-il de la salutation de Marie à Élisabeth. Le texte ne relate pas les mots de la salutation, mais en indique les effets dans la chair : « Dès qu’ÉIisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit dans son ventre, et Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint. (Le 1,41). La salutation surgit d’une Parole qui vient de plus loin que la seule parole de Marie, car le récit a mis en discours le Verbe qui s’est fait chair en elle. Elle porte, au sens propre selon le récit mais au sens figuré pour tout autre humain, une Parole qui construit sa relation à l’autre dans un corps social différent, le corps du Christ qui transforme la chair en corps ecclésial. La salutation non seulement bouleverse la chair, mais elle permet l’articulation de la parole là où il n’y avait que silence : elle qui se tenait cachée car elle ne savait comment interpréter sa grossesse « poussa un grand cri et dit : ‘’Bénie es-tu entre les femmes…’’ ». Sa prise de parole se déploie à partir d’un cri, comme pour indiquer les conditions du passage de l’incompréhension du principe qui l’habite dans sa chair vers la construction du « corps social » entre ces femmes enceintes de la parole. En effet, Marie porte le Verbe dans sa chair, et Élisabeth porte « la voix de celui qui crie dans le désert ». Elles sont liées par des instances de parole qui leur donne de traverser la condition de la chair silencieuse et incertaine pour entrer dans la dimension du signe qui peut être interprété. Dans la chair, la parole sème une unité de sens, là où il n’y avait que questionnement. Le corps sans parole d’Élisabeth était aliéné, incapable de se situer face aux autres, devant se cacher. Zacharie n’a pu lui expliquer le sens de sa grossesse, qu’il connaît, mais qu’il ne peut dire, ayant été réduit au silence. Le silence de l’un entraîne la désapproprlation du sens par l’autre, le lien social allant de raté en raté, laissant chacun dans son isolement. La salutation de Marie apporte un rapport différé au corps par une parole qui permet de nommer ce qu’il en est d’une parole dans la chair. Élisabeth ressaisit le parcours de la parole dans sa chair et peut s’y référer : cet enfant en elle n’était pas que pour elle, «pour enlever son opprobre parmi les hommes ». (Lc 1,25). A partir de cet enfant, il en allait d’une voix qui annonçait le salut et qui bouleversait la chair pour pouvoir recevoir le Verbe. Le Verbe fait chair, déjà, transforme l’acte de parole des deux femmes en parole trinitaire. Elles se parlent, mais pas sans la Parole qui donne sens à leurs chairs et qui les construit en Église nouvelle. Marie parle du lieu d’une Parole qui vient de plus loin qu’elle ; Élisabeth prend la parole du lieu de la transformation de sa chair silencieuse en une chair traversée par une parole venue d’ailleurs.
De même en fut-il pour Saul/Paul, qui « dès le ventre de [s]a mère » est mis à part et « appelé par sa grâce » (Ga 1,15). L’appel par la grâce le met à part, comme il en va pour tout sujet qui entend qu’il est nommé, appelé. Ces textes mettent ainsi en récit et en discours une manière de parler qui est trinitaire, manière instaurée par Jésus vls-à-vis ses interlocuteurs. Cette façon de parler trinitaire porte une charge eschatologique car elle ouvre l’espace de salut comme participation à la relation trinitaire elle-même ; cette relation trinitaire se donne à l’humain dans l’économie du salut, dans le don lui-même du Verbe pour notre salut. La relation trinitaire entre Jésus et ses interlocuteurs compose la figure du salut, posée scripturairement, retentissant dans l’humain, répercutée dans la tradition et se vivant dans les sacrements. Ainsi, à partir du lien entre le Verbe et les Écritures peut s’édifier le lien entre les Écritures et la pastorale qui y entend les traces de la Parole de Dieu.
CONCLUSION
Pourquoi donc lire le texte biblique ? Pour arriver au seul lieu qui soit véritable pour un humain : l’espace de la perte. Tout lecteur en vérité lit de ce lieu où sa condition d’être de désir se ressent en une urgence le plus souvent douloureuse. Une attente structure le sujet de parole et les textes bibliques ne parlent que de cela. La Parole appelle le sujet dans son acte de parole pour en faire un sujet parlant, sujet que la Parole traverse pour le situer dans un corps social. Le sujet peut se sentir prisonnier dans cet espace du manque devant le monde, dans cet espace de l’écart entre les mots et les choses, dans cet espace d’attente, dans ce lieu de l’absence. Les textes bibliques attestent et décrivent tout à la fois cette angoisse, dans le mouvement de la Parole qui transforme la chair par son passage. Le salut s’adresse à cette situation du sujet dans la parole, non pas tant comme message que comme position nouvelle dans le Verbe fait chair et dans son corps qui est l’Église.
Une animation biblique de toute la pastorale poussera le lecteur à devenir Signe, à trouver dans un discours le moyen d’advenir en une unité de sens, en sujet. Un retour sur soi, une réflexivité s’opère dans et par la transformation qu’elle constitue : désigné par le texte dans sa position d’écoute, le lecteur reçoit un nom qui fait de lui un appelé. Chacun, à titre de lecteur, peut faire le passage de la chair incertaine et divisée, de la vie désorganisée, enchevêtrée et troublée à la clarté d’un nom unique qui le situe en un corps – social – promis au salut. Le texte parle de ce passage, exactement comme peut le faire une pastorale, et il soutient ainsi le sujet dans ce qui ouvre la parole humaine sur ce qu’elle ne contrôle pas mais qui la rend possible. Ce qui échappe en étant indispensable au fondement du sujet se trouve réinvesti dans les pratiques pastorales ; elles procèdent de ce qui, toujours déjà, nous dépasse. La transcendance d’une Parole qui se dit tout en échappant à notre propre prise de parole ne peut être re-prise que dans l’acte même de parler ; les contenus de la parole, si « élevés » soient-ils, ne sauraient suffire. Ce que l’on peut dire d’un possible sujet de parole échappera toujours à l’ordre de la lettre mais se trouve signalé dans l’acte même de parole.
Toute la pastorale peut être ainsi animée, en vérité, par la Parole signalée dans le texte biblique. Mais il s’agit de la lire.
Notes
[1] NDLR : le terme lecteur n’a pas été rendu par un terme inclusif pour en respecter le sens purement formel dans ce texte. L’usage de l’expression « lectrice et lecteur » aurait risqué de fausser la perspective déployée par l’auteure en suggérant une conception empirique et donc éminemment individualiste du sujet lecteur.
[2] Pour un compte-rendu détaillé du geste même de lecture sémiotique, nous renvoyons au livre de Étienne Pouliot et Anne Fortin, Re-cueillir la Parole. Une lecture sémiotique de récits évangéliques, Montréal, Novalis, 2009.
[3] Le terme figure désigne, en sémiotique, une structure unitaire de sens dans un texte, qui ne correspond ni à un mot ni à un concept.
[4] La théologie biblique de Gerhard von Rad et la théologie de l’histoire d’Henri de Lubac n’ont pas été considérées comme des ancrages nécessaires pour penser l’activité pastorale. Elles comportent pourtant des richesses qui pourraient nourrir les perspectives pastorales.
[5] Karl Rahner, Traité fondametltal de la fol Paris Le Centurion 1983 p. 72.
[6] Nous renvoyons, encore une fois, au livre Re-cueillir la Parole pour cerner concrètement le pas à pas d’un tel acte de lecture.
[7] Louis Panier, « Une pratique sémiotique de lecture et d’interprétation » dans CERIT, Exégèse et herméneutique. Comment lire la Bible ? Paris, Cerf, 1994, p. 127.
[8] Id., « Figurativlté, mise en discours, corps du sujet », Sémiotique et Bible 114 (2004), p. 49.
[9] Augustin, La crise pélagienne l, Œuvres de Saint Augusdn, XXXIX, 46, Institut d’études augustiniennes (Bibliothèque augustinienne), Paris, Desclée de Brouwer, 1936.