Comment lis-tu en catéchèse ? J-L Ducasse

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3. Lire Luc 4, 14-30 forts des observations précédentes.

Dès que l’on fait observer à ceux qui mettent en œuvre un tel type de parcours catéchétique les problèmes qu’il pose, le désir leur vient vite de repartir sur de meilleures bases. Certaines s’imposent comme une évidence : restituer l’intégralité du texte, proposer un découpage plus pertinent quand celui qui est proposé détruit des articulations majeures. Les catéchistes peuvent alors se risquer à une lecture renouvelée du texte, qui restitue les éléments oubliés et se défait de tout a priori d’explication ou de moralisation.  Nous commençons par explorer les parties du texte ignorées ou déformées. Ensuite nous tenterons une proposition de lecture avec un groupe d’enfants.

3.0. Retour sur des aspects ignorés de Luc 4, 14 – 30

Nous allons donc accorder une attention particulière à la partie du texte ignorée et aux dérives de lecture repérées.

Commençons par regarder de plus près :

  • un parcours figuratif concernant directement Jésus (fils, médecin et prophète)
  • les acteurs masqués (veuve(s) et lépreux),
  • les acteurs abusivement opposés (juifs et étrangers).

3.1. Fils, médecin, prophète : un parcours figuratif pour suivre Jésus

Le parcours catéchétique ne s’attarde pas sur les figures du fils, du médecin et du prophète, que le texte met en parcours. Pourtant c’est en se laissant toucher par ces figures en interaction que ses interlocuteurs peuvent laisser advenir la vérité sur leur manière de recevoir Jésus, tout comme le lecteur, aujourd’hui. Risquons-nous à les visiter.

3.1.1. Le fils.

La figure du fils est présente à l’Evangile depuis le début. En Luc 3, 21 elle fait fonctionner l’espace le temps et les acteurs de façon surprenante :

Or il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière, que le ciel s’ouvrit, 22 et l’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix partit du ciel: « Tu es mon fils; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. »

Le lecteur est renvoyé à un espace-temps-acteur irreprésentable, qu’il s’agisse des cieux ouverts, de l’aujourd’hui de l’engendrement, ou de la qualification de fils qui vient ainsi mais aussi de l’esprit qui descend sur Jésus. Or on trouve en notre texte (Luc 4, 14 -30) des rapprochements avec ces figures. Jésus parlant d’Elie, évoque le temps des cieux fermés. La citation d’Isaïe, commençant par L’esprit de Dieu repose sur moi répond à l’Esprit qui descend sur Jésus et réactive la filiation qui vient d’ailleurs. L’aujourd’hui de l’accomplissement des Ecritures rappelle l’aujourd’hui de l’engendrement. Or c’est précisément cette irruption de l’irreprésentable dans leur espace que la pseudo-question des compatriotes de Jésus vient obturer : « n’est-ce pas le fils du charpentier ? ».

3.1.2. Le médecin

Le médecin est censé prendre soin des corps et permettre à ceux qu’il guérit de poursuivre leur vie au mieux, dans la condition corporelle présente. Quand Jésus prête à ses compatriotes le dessein de lui « citer le dicton : « Médecin, guéris-toi toi-même. Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm : fais donc de même ici dans ton pays ! » » que leur révèle-t-il de leur attente à son égard ?

  • Qu’elle tend à se limiter à l’ordre de la guérison.
  • Qu’elle est de type autocentré et possessif. Il se doit de réserver à l’espace dont il est issu le meilleur de ce qu’il est en mesure de faire.
  • En définitive qu’ils fonctionnent comme un espace-temps-acteur clos sur lui-même.

La figure du médecin consonne avec les abondantes allusions du texte au corps dans tous ses états : pauvre, prisonnier, opprimé, aveugle, veuve, lépreux. Or dans toutes ces situations la portée du travail annoncé par les prophètes, et que Jésus prend en compte, n’est pas de l’ordre du rétablissement de la santé comme avant. Il s’agit non de guérir des aveugles, mais de leur faire voir la lumière (etc). De même le lépreux du temps d’Elisée n’est pas dit guéri mais purifié. Le déplacement des opérations que l’on pourrait attendre de Jésus (et des prophètes avant lui) sur les corps indique qu’il ne s’agit pas d’une œuvre que l’homme accomplirait de lui-même sur lui-même. Cette œuvre vient d’ailleurs et ouvre à l’homme un temps et un espace et un acteur nouveaux.

Jésus n’inscrit cependant pas la figure du médecin dans une argumentation à charge contre les juifs, mais davantage comme un moment du dévoilement de la représentation qu’ils projettent sur lui, collectivement et inconsciemment [13].

3.1.3. Le prophète

La troisième figure est celle du prophète. Le texte construit la relation entre le prophète et Jésus en deux temps. Le premier est centré sur l’annonce de ce qui vient, portée par le livre du prophète. Le second sur le rejet du prophète en son pays. Dans le premier vient la référence au prophète Isaïe dans le cadre de la synagogue de Nazara, et l’annonce des bienfaits. Dans le second Jésus énonce avec force : je vous le dis aucun prophète n’est bien accueilli dans son pays. Après quoi il rappelle les épisodes du prophète Elie et d’une veuve de Sarepta puis du prophète Elisée et de Naaman, le syrien.

3.1.3.1. Jésus et l’annonce du prophète

On présente à Jésus le livre du prophète Isaïe, il l’ouvre, il trouve le passage où il est écrit : L’esprit du Seigneur repose sur moi… ». Le texte parle d’avant la lecture, du contenu du texte, de Jésus qui referme le livre, le rend au servant, et s’assit. Il se garde de dire que Jésus lit. Ce blanc dans le texte évite l’identification de Jésus au prophète. Il évite aussi de faire de Jésus un simple lecteur qui prête momentanément sa voix pour que la parole soit entendue. Par contre, là où était un livre advient un corps dont la présence même accomplit la parole, au-delà de la lettre du texte et aux oreilles des auditeurs. Ce qui s’accomplit là est absolument nouveau et inattendu. L’étonnant serait que la chose soit pleinement entendue !

3.1.3.2. Jésus et le rejet du prophète

Maintenant c’est Jésus qui prend l’initiative de dire : aucun prophète n’est bien accueilli dans son pays. C’est encore lui qui rappelle le temps du prophète Elie et son envoi à une veuve de Sarepta. Puis il rappelle encore le temps du prophète Elisée et la purification de Naaman. Jésus met en perspective le refus dont il fait l’objet chez les siens avec ce qui s’est passé pour les prophètes de façon réitérée dans le temps et élargie dans l’espace. On pourrait attendre de Jésus qu’il rappelle une série de refus de l’action de prophètes en Israël. Pourtant il évoque plutôt ce qui se manifeste hors d’Israël en tant que collectivité, dans la singularité de situations humaines blessées, du fait de l’intervention de prophètes issus d’Israël.

Les gens de la synagogue de Nazara vont devoir prendre conscience de ce qu’ils portent depuis longtemps sans (vouloir) le savoir. C’est leur refus refoulé de l’action des prophètes hors de leur propre pays, qui, du dehors, leur parle de leur Dieu. Ils devront passer par là pour entendre qu’ils refusent maintenant celui que les prophètes annonçaient. Et celui-là leur parle autant par ce qu’il accomplit au-delà de leurs frontières qu’à l’intérieur. Alors nous pourrons lire leur violente réaction comme un retour du refoulé accompagné de passage à l’acte. C’est l’expulsion de Jésus hors de la synagogue avec la volonté de le précipiter du haut de… leurs représentations exagérées d’eux-mêmes !

3.1.4.  Des figures en tresse.

En Luc 4, 14-30, les figures du fils, du médecin et du prophète sont inséparables comme les cordons d’une tresse. L’attention de Jésus au corps et ses opérations de guérison l’apparentent au médecin. Il s’inscrit dans la ligne des prophètes, s’adressant lui aussi à des veuves et à des lépreux [14]. Cependant, la figure déterminante pour la reconnaissance de Jésus est celle du fils (Luc 1, 31-35 ; 3, 22).

A la synagogue de Nazara, il va falloir apprendre à se détacher de la figure du médecin et de son caractère utilitaire et limité, et aller jusqu’au terme de celle du prophète qui annonce et pourfend ce qui fait obstacle à la parole, pour accueillir Jésus comme fils. Le prophète porte une parole qui le dépasse et fait brèche dans l’imaginaire des hommes. Le fils est la parole faite chair et il annonce la filiation divine en train de s’offrir. Ce fils annonce une naissance encore à venir. Il va son chemin en traversant jusqu’à la mort. C’est la révélation d’un père ignoré qui se dit en lui, résonne en nous, nous élargit de toute frontière.

3.2. Acteurs masqués : femme(s) veuve(s) et homme(s) lépreux

Nous ne trouvons ni veuve(s) ni lépreux dans le texte recomposé par le parcours. Le passage est censuré et remplacé par un résumé. On peut à la rigueur reconnaître respectivement dans les pauvres et les exclus du résumé les veuves et les lépreux du texte. Mais ce déplacement sémantique écrase la spécificité de leur situation. Ce qui permettra de les assimiler aux étrangers au peuple juif en un ensemble confus qui serait censé accueillir la parole.

Le mot exclu ne se trouve pas dans le texte évangélique, c’est le parcours catéchétique qui l’introduit. Et de fait c’est la logique de ce parcours qui exclut les juifs, alors que l’affrontement présenté dans l’évangile ne parle d’exclusion de qui que ce soit mais par contre révèle le lieu de la résistance à la parole. En croyant faire le travail de l’évangile le parcours catéchétique ne fait il pas l’inverse ?

L’une des résistances manifestées dans le texte semble bien s’être introduite dans la logique du parcours. Là où le texte s’applique à passer du grand nombre à l’unique, du fermé sur l’entre-soi d’une identité particulière à la reconnaissance d’une appartenance parmi d’autres, le parcours procède, à l’inverse, par généralisation, créant des catégories idéologiques telles que les exclus.

Il nous reste donc, au contraire, à chercher de quoi parle Jésus quand il évoque une ou des femmes veuves puis un ou des hommes lépreux. On sait Jésus ému aux entrailles à la vue de ces marques mortelles qui affectent plus particulièrement l’un dans sa perte affective, l’autre dans ce qui faisait son image.

3.2.1. La femme veuve

La situation de toute veuve est d’avoir perdu celui qui partageait sa vie, lui donnait des enfants, dans le meilleur cas assurait la subsistance, et qui était là comme son vis-à-vis, son autre.

Le prophète Elie (d’Israël) est envoyé à une femme veuve, d’un lieu sans réputation religieuse : de Sarepta de Sidon. Visitée dans son indigence par le prophète Elie, elle va consentir à une perte supplémentaire : le partage des dernières ressources dont elle dispose avec l’homme de Dieu. Elle consent à creuser encore son manque dans la confiance en la parole du prophète. Et le chemin s’ouvre là où la mort était sa seule perspective. Que de frontières et de limites qui se déplacent !

3.2.2. L’homme lépreux

Quoi de plus mélangé qu’un corps lépreux. Encore vivant la mort déjà dévore les chairs, et ampute les membres. Tout ce qu’il faut pour être mis à part. Le drame de tout homme lépreux est dans la perte de ce qui faisait son image, son visage, sa relation aux autres. Du temps d’Elisée, un homme, Naaman, syrien va consentir à une autre perte, celle de la supériorité des fleuves de son pays sur ceux d’Israël. Non sans mal, il va consentir à la perte de l’image de son… pays. Et il sera régénéré en son corps, comme une nouvelle naissance.

3.2.3. Quand c’est du dehors qu’Israël entend parler son Dieu.

Qu’en dehors d’Israël, en des temps différents, comme en écho, telle femme, tel homme, blessés au plus vif de leur être, accueillent la parole d’un prophète et s’ouvrent à l’œuvre de Dieu : cela est fait pour parler à Israël. Quitte à ce que cela suscite la jalousie et que la violence mortelle que porte la jalousie soit révélée. Car c’est de cet enfermement là qu’en définitive les captifs et les opprimés seront libérés.

3.2.4. La veuve, le lépreux, des figures à interpréter.

La veuve et le lépreux ne sont pas que des personnes blessées, dans leurs liens, dans leur corps, dans leur statut social, ce sont des figures à interpréter. Quelle frustration se vit là qui ne va pas être réparée en rendant un mari à la veuve et une image gratifiante au lépreux, mais en leur faisant traverser cette pauvreté pour s’ouvrir à ce qui naît en eux quand ils ont consenti à cette mort. Jésus est en train de travailler ses compatriotes au lieu de leur pauvreté radicale. Ce parcours est inévitable pour tout humain, fut-il croyant. Et ça renâcle. Les gens de la synagogue sont amenés à laisser venir sur eux, en pleine figure, celle de la veuve et du lépreux, du manque radical de vis-à-vis et de la perte de la face, du visage. Et la route leur est barrée du recours à leur foi juive comme ce qui les épargnerait, les dispenserait de cette épreuve que tout homme traverse. En cela la pauvreté radicale de la veuve de Sarepta, qui n’avait même pas son appartenance à Israël pour se consoler, mais qui a accepté de demeurer dans le don au moment le plus fort de sa pénurie, est un témoignage unique pour Israël, témoignage de la sollicitude universelle de Dieu. Là où l’annonce de la bonté de Dieu avait pu devenir certitude qui masquait le réel, ce qui se passe en territoire païen fait signe. Mais quelle déconvenue pour qui s’estime supérieur aux païens !

3.3. Acteurs opposés : juifs et étrangers

L’observation précise du texte n’a cessé d’écarter la lecture rapide, encouragée par le parcours catéchétique analysé, qui oppose purement et simplement les juifs aux étrangers. En rappelant l’action de Dieu chez les païens, par l’intermédiaire de l’envoi de prophètes d’Israël auprès de telle ou tel d’entre eux, Jésus témoigne de l’intérêt de Dieu tant à l’égard d’Israël que des païens, avec une égale sollicitude. On peut entendre qu’il travaille les uns par les autres en vue de faire comme l’écrira Paul, des deux un seul peuple. Jésus n’est pas venu mépriser les veuves d’Israël, ni les lépreux en Israël ! On le verra assez dans la suite du même Evangile de Luc [15]. Par contre se revendiquer d’Israël, du peuple juif, cultiver pour soi-même l’image du pharisien, du scribe, du légiste, exemplaires, entraîner des incapacités spécifiques à entendre une Parole dont on pourrait se croire bénéficiaire privilégié. Cela n’exclut pas les juifs de l’annonce de la Bonne Nouvelle, sinon on se demande quelle démarche perverse ferait Jésus en prêchant dans les synagogues ! Par contre le rappel de l’effet de la Parole sur des païens peut débouter les juifs de prérogatives qui les aveuglent. De même que par son effet sur les juifs elle peut libérer les païens de la prison des sans loi. Comment s’étonner que cela passe par quelques heurts ?