c) Le lecteur
Pour le lecteur, l’enjeu de la pratique de lecture consiste en la réinscription des récits fondateurs du christianisme dans sa vie et dans ses prises de paroles. Ces récits, il en a entendu parler, ils font partie d’un horizon culturel parfois indistinct ; ils sont présents, mais sans représenter pour autant des référents signifiants pour la détermination du cours de sa vie. Le christianisme s’efface tranquillement des mémoires, faute de prise sur la parole et sur l’agir des sujets.
Les groupes de lecture jouent ainsi un rôle fondamental en lien avec cette problématique.
La pratique de lecture ne cherche pas à réactiver les récits bibliques en termes de « savoirs » disponibles à l’intérieur d’un bagage culturel, mais bien plutôt à faire reconnaître la solidité de paroles déjà entendues et plus ou moins oubliées (Lc 1, 4).
Ces paroles ne se limitent pas à des savoirs, car elles sont de l’ordre de ce qui ouvre le désir à la vie et à l’amour, de l’ordre de ce qui pousse à agir, de ce qui motive parce qu’elles touchent au plus vrai de l’existence de chacun.
Les paroles des récits réentendues dans le contexte d’une pratique réglée de lecture, d’écoute, visitent le lecteur. Ces paroles remodèlent le lecteur, jusque dans sa définition de lui-même. Ces paroles venues d’ailleurs réveillent, révèlent « ce qui était là » et que l’on ne savait plus dire, ou que l’on n’avait jamais dit, faute de mots propres.
Ce que le lecteur reçoit alors, c’est sa propre vie relue et interprétée par une parole qui lui parle de lui, dans sa dimension anthropologique fondamentale, en tant que fils. Le lecteur lui-même se reconnaît dans sa chair comme une écriture à lire et à interpréter par des paroles qui pointent dans une direction en lui : vers sa position de fils qui doit sans cesse advenir à sa condition de fils.
La lecture des textes bibliques permet ainsi le passage, la transformation des lecteurs de la position de témoins oculaires à celle de Serviteurs de la Parole. Cette transformation du voir à l’écoute est ce qui a permis l’écriture d’un texte qui ne donne pas à voir des faits, mais qui donne plutôt à écouter et à entendre la résonance de paroles déjà données en nous lecteurs.
Le processus impliqué dans le « devenir Serviteurs de la Parole » consiste dans l’inscription du trinitaire dans la logique binaire du monde. Le texte écrit nous donne les conditions de sa lecture en nous montrant rétrospectivement qu’il ne s’agit pas de demeurer dans la logique de témoin oculaire, mais qu’un saut qualitatif est nécessaire : tout comme d’ailleurs la première épître de Jean, où la « vue » du Verbe de Vie est intégrée dans l’écoute, la contemplation, le toucher et surtout sa manifestation, ce qui dé-objectivise le rapport oculaire d’une saisie « sujet/objet ».
Le témoin oculaire fonctionne selon le principe du binaire, dans une relation sujet/objet, où les objets observés sont soumis à un jugement et à une évaluation.
Cette logique n’aurait jamais pu donner naissance au christianisme. C’est cette logique binaire qui enferme trop souvent le rapport aux Écritures dans un utilitarisme, une apologétique ou un scientisme réducteurs.
La logique binaire des témoins oculaires fait du christianisme une gnose, où le salut s’obtient à coup de « savoirs » sur les textes, que ce soit dans la catéchèse qui devient une entreprise de transmission de « savoirs », dans la pastorale ou la liturgie qui sont des entreprises soumises à la logique de la performance et du succès médiatiques.
Mais l’évangile selon Luc ne préviendrait-il pas déjà de ces écueils? Ne nous indiquerait-il pas de façon rétrospective que son écriture rigoureuse n’avait justement pas suivi le chemin de l’objectivité du témoin oculaire, mais bien plutôt celui de l’écoute de la résonance et de l’écho en soi de parole, répercutée sur une écoute préalable?
La « transmission » entre humains passe par l’acte de lecture du texte qui convoque le souvenir du lecteur. L’acte de lecture porte en lui-même l’impossibilité de retourner à la Parole originaire déposée en soi sans passer par le chemin de la lettre. Nous sommes coupés de nous-mêmes, et la lecture du texte permet de retrouver le chemin pour reconnaître la solidité de ce qui « était déjà là » sans que nous ne le sachions, sans que nous ne puissions le dire, de la même manière que les femmes au tombeau devaient se souvenir, non pas de ce que Jésus avait dit en termes de contenu, mais bien plutôt de comment il a parlé, donc de l’effet de sens produit dans le corps : « Rappelez vous comment il vous parlait. » (Lc 24, 6)
La finalité de l’écriture n’est pas l’information sur des faits, mais bien plutôt la reconnaissance de la solidité des enseignements déjà reçus. Si tel est le but de l’écriture, le but de la lecture est d’entendre l’écho ajusté, la solidité de paroles qui ont déjà construit un parcours en nous. C’est ce que Denis Vasse appelle un effet de vie produit dans le corps, ce que Michel Henry appelle « l’étreinte » et qu’Augustin appelle le verbe mental en tant que « connaissance avec amour ».
d) Les effets de la lecture, les effets de sens
Le passage du savoir à l’interprétation transforme la parole du sujet. La parole vraie s’ancre dans la chair, comme en témoignent ses effets libérateurs, effets de vie dans le corps.
Qu’est-ce qui différencie le discours du savant de la parole de l’interprète assumant la liberté des prophètes ? L’incarnation et l’énonciation à partir de sa position de sujet du manque. Nous sommes en effet pris entre deux logiques : soit l’occultation de tout rapport à la chair dans l’illusion d’arriver à cacher ses failles, soit la prise en compte du corps au risque de sa faiblesse. La décision de s’engager dans l’interprétation reçoit la portée d’une décision éthique, déclenchée par le retournement que provoque l’aspiration de l’amour, alors que c’est l’amour qui nous aspire à lui dans la lecture.
La décision éthique, en tant que souci pour l’autre, engagement pour le bien de l’autre, ne peut être réduite à une bonne intention. Car elle fait peser de tout son poids une réelle transformation du monde pour la vie.
Dans la pratique de lecture, l’inaccessible vérité du texte ouvre sur la vérité de l’homme. En effet, la vérité de l’humain n’est pas la suite des faits et des dates de sa vie, mais elle est bien plutôt le récit qu’il fait de ses joies, de ses souffrances, de ses espérances.
À travers les faits, ce qu’il retient de son histoire – sa vérité – c’est l’écho qu’il a su donner à une Parole venue d’ailleurs et qui l’a poussé à se dépasser, à se retourner. La vérité de l’humain est sa parole en écho à la Parole, tissée dans le dialogue intérieur où le Verbe lui indique le chemin, la vérité et la voie. Nos prises de parole, à travers lesquelles le Verbe continue de se faire chair et de poursuivre son parcours, complètent et rendent vivant le Corps du Christ (Col 1, 24).
La pratique de lecture rend possible un mouvement de retour dans l’humanité la plus fondamentale, dans la chair, des parcours formalisés du texte. Ce mouvement permet une recatégorisation des figures du soi, et permet au lecteur de se lire comme une forme dont il faut reconstituer les parcours, de manière analogique au type de travail à faire sur le texte.
On peut observer que les structures du texte recatégorisent, déplacent, interprètent la chair du lecteur. Il se vit un passage du « je » dans sa chair, à la chair comme livre à lire, et la chair se révèle comme un texte à interpréter. C’est ce mouvement qui permet de comprendre ce que dit Paul : « Je vis, mais non plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
Voilà donc bien le mouvement qui peut porter l’annonce, en tant que parole autre, dans une chair parlante distancée, différenciée et réflexive, prête à accueillir la structuration d’une Parole autre. L’effet de la pratique de lecture se vérifie sur et dans le lecteur, jusque dans son corps, dans la cohérence et la cohésion de l’édification d’un corps à venir par la dimension de communion dans la lecture.
Alors que chaque lecteur est convoqué dans cet espace intérieur de communion au Corps du Christ, l’effet sur le groupe consiste en ce que tous sont convoqués ensemble à répondre dans leur spécificité de ce qui vient de plus loin que la simple juxtaposition des personnes. Le « groupe » devient « communion d’Église », ce qui fait bien comprendre qu’il ne s’agit pas de ce corps-ci, de ces corps-ci assis autour d’une table, mais qu’il s’agit bien plutôt de l’articulation de chaînes signifiantes singulières dans un seul corps, sous une seule tête.
3. Comment instaurer le sujet parlant/croyant ?
Le défi d’Église des groupes de lecture, tel que nous l’avons présenté jusqu’ici, réside dans la question suivante : comment la pratique de lecture peut-elle instituer le sujet parlant/croyant?
Nous allons maintenant entrer dans la résolution de cette question à partir du lien que la théorie du texte permet d’établir entre : 1) la pratique de l’acte de lecture et 2) la pratique de prise de parole à partir des textes bibliques.
La spécificité du type de lecture induite par la sémiotique repose bel et bien sur ce défi. L’enjeu est de lire pour interpréter et croire, lire pour parler autrement de sa foi à la lumière des textes bibliques, qui sont repris dans le fil de la tradition ecclésiale et de l’expérience de foi.
Comment la pratique de lecture peut-elle être instituante de la pratique de parler et d’annoncer? Autrement dit, comment la pratique de lecture peut-elle faire des lecteurs des serviteurs de la Parole? Comment des textes peuvent-ils produire cet effet de sens et de vie? Qu’est-ce qui tient les textes ensemble pour qu’ils portent cette puissance d’instauration, et qu’est-ce qui met en lien le lecteur avec les textes, dans l’instauration de l’être-au-monde en tant que sujet-parlant?
Sur ces questions, il est nécessaire de dépasser les affirmations globalisantes et les pétitions de principes pour entrer dans une saisie concrète de la fonction instituante de la pratique de lecture pour des lecteurs.
En Église, ces questions sont brûlantes d’actualité: comment se transmet de génération en génération le don de la parole, c’est-à-dire l’aptitude humaine à parler et à parler de sa foi ; comment inscrire dans les cultures d’Église des pratiques permettant l’émergence de paroles autres?
Ainsi, la pratique de lecture concerne la possibilité pour le lecteur de dire Je, c’est-à-dire d’inscrire dans la parole échangée une position située dans l’acte de parole, qui ne se réduit pas à la transmission de savoirs, de messages, de contenus dont le je ne serait pas responsable, alors que le je est bel et bien responsable de sa position dans son acte de parole, et qu’il sera même tenu d’en être responsable de façon pré-éminente dans certaines circonstances : jurer de dire la vérité ne se réduit pas à une transmission d’informations, mais concerne bien la position d’énonciation dans la disposition à la vérité ou au mensonge.
Comment la pratique de lecture peut-elle assurer le passage du « dit » au « dire », de l’état vers l’acte, des contenus à la position, tout en donnant les conditions pour rendre compte de ce passage?
Comment ce mouvement dans la pratique de lecture permet-il qu’il soit possible à celui à qui l’on s’adresse de rendre compte à son tour de sa position dans son acte de parole? Comment le texte, sur sa trame narrative, met-il en discours les conditions pour réaliser ce programme?
La fonction symbolique
La pratique de lecture active chez les lecteurs leur capacité : de se désigner eux-mêmes en tant que sujets parlants dans un rapport au temps et à l’espace ; de s’adresser aux autres à partir de leur propre lieu ; et d’en rendre compte.
Cette capacité peut être appelée fonction symbolique [1], comme ce qui distingue radicalement l’humain des animaux. Cette fonction symbolique prend racine dans les repères les plus fondamentaux, universaux, de l’humain : « je », « ici », « maintenant ».
«Il s’agit de signes « vides », non référentiels par rapport à la « réalité », des purs signifiants, toujours disponibles, qui deviennent « pleins » dès qu’un locuteur les emploie dans une instance de discours. On y trouve : des indicateurs de personne (personne subjective : « je », « tu » ; et non subjective : « il ») ; des indicateurs spatiaux (« ce », « ceci », « cela », « ici »…) ; et des indicateurs temporels (« maintenant », « aujourd’hui », « hier »…). Grâce à ces indicateurs, le locuteur s’auto-indexe comme celui qui parle, fixant du même coup un où et un quand il parle.
L’accès à la fonction symbolique signe l’installation du sujet parlant dans l’acte de prise de parole à partir duquel le monde extérieur devient représentable dans le discours. Le texte biblique, en situant des acteurs dans le temps et l’espace, permet au lecteur de se lire à son tour comme étant inscrit dans un rapport au temps et à l’espace jusqu’à convoquer l’ensemble des lecteurs à rendre compte de leur rapport au temps (maintenant), à l’espace (ici) et, à partir de ces repères, de convoquer dans la parole le reste du monde.
C’est ainsi que l’on peut comprendre comment la pratique de lecture constitue un travail de différentiation du temps et de l’espace en chaque lecteur. Cette différentiation est un travail d’humanisation, car l’humain, pour accéder à sa spécificité, doit pouvoir se poser dans le temps et l’espace.
Rappelons en passant, comment pour Kant, le temps et l’espace sont les catégories a priori de la sensibilité, constitutives du rapport au monde, c’est-à-dire de l’évidence à partir de laquelle le sujet s’installe comme tel. L’enjeu philosophique (pour Kant) ou anthropologique (pour nous) consiste à rendre compte des conditions dans le temps et l’espace de l’installation du sujet dans son rapport au monde dont sa parole procède.
En lisant des textes rendant compte de positions de sujet dans le temps et l’espace, le lecteur descend dans sa propre saisie de son lieu et de son temps : ainsi, lorsque Jésus annonce que « le temps est accompli et le Royaume tout proche » (Marc 1, 15), ce qui est en cause dans le texte c’est la position de chaque acteur par rapport à ce temps et cet espace là du Royaume, qui font irruption dans le temps et l’espace humain.
Le lecteur est à son tour convoqué dans le double décalage mis en scène dans le texte entre la parole de Jésus qui annonce ce temps et cet espace du Royaume, et les réponses de ses interlocuteurs par rapport à cette convocation : « retournez-vous et croyez ». Le texte oblige le lecteur à voir et à entendre à partir de son propre lieu et de son propre temps ; et à se mettre à (se) voir avec des yeux qui peuvent voir grâce au texte et à (s’)entendre avec des oreilles ouvertes par le texte. Se voir et s’entendre de la sorte ne peuvent cependant prendre place qu’après la suspension du sens choisie par le lecteur. Sinon, tous les « sens » établis sur ma personne et en lesquels je me complais bloquent la réception d’une parole autre sur mon salut.
Lien entre la fonction symbolique et le lien social
Ce n’est que par une référence commune à un même « Autre » que les individus peuvent reconnaître leur appartenance à la même communauté. L’Autre, c’est l’instance par quoi s’établit pour le sujet une antériorité fondatrice à partir de laquelle un ordre temporel est rendu possible ; c’est de même un « là », une extériorité grâce à laquelle peut se fonder un « ici », une intériorité.
Pour que je sois ici, il faut en somme que l’Autre soit là. Sans ce détour par l’Autre, je ne me trouve pas, je n’accède pas à la fonction symbolique, je ne parviens pas à construire une spatialité et une temporalité possibles. La trame narrative des textes évangéliques constitue précisément la scène de la construction du lien social, puisqu’elle met en discours des acteurs dans des lieux et des temps humains confrontés au temps accompli et à l’espace du Royaume tout proche.
L’acte de lecture passe par l’intégration de la fonction symbolique comme moyen (comment parler) et comme fin (pourquoi parler). C’est l’intégration de la réflexivité sur la fonction symbolique au cœur de l’apprentissage qui permet de construire le lien social.
Voilà le point précis où apparaît le véritable rôle des groupes de lecture en Église. La lecture en groupe fait apparaître, met en évidence la dissolution du rapport au temps et à l’espace qui est notre condition moderne : la lecture fait ressortir le blocage de toute intégration dans un rapport symbolique, et donc au lien social.
C’est ainsi que la lecture remplit une fonction d’intégration du sujet au monde dans la construction d’un rapport symbolique.
In concreto
Comment se fait la lecture de récits évangéliques et de discours pauliniens à partir des mises en discours de la fonction symbolique ?
Trois angles nous sont fournis par la sémiotique pour lire dans les textes la fonction symbolique à l’œuvre :
- repérer les acteurs, les temps et les espaces dans l’immanence du texte ;
- repérer le schéma actantiel (destinateur, sujet opérateur, compétences, performance, sanction) ;
- repérer les conditions de l’énonciation rapportée et de l’énonciation énoncée.
Ces façons d’entrer dans les textes induisent :
2) le repérage de la constitution collective de notre rapport à la fonction symbolique en lisant collectivement et en se frappant à des obstacles :
- obstacles tel que : différencier le rapport au temps et à l’espace en nous comme lecteurs, ce qui est un préalable absolu au repérage du temps et de l’espace dans les textes. L’incapacité de différencier le temps et l’espace en soi est une forme d’analphabétisme, et y travailler collectivement est un processus d’humanisation qui passe nécessairement par le détour de l’Autre : si je suis ici et maintenant, c’est qu’il y a l’Autre ailleurs. Le lien social se reconstitue dans les positionnements dans le temps et dans l’espace des interlocuteurs.
- obstacles tel que : l’immédiateté devant les textes. On « sait » immédiatement le contenu, le message, la morale de l’histoire. Passer par une lecture collective à partir de nos trois angles de lecture permet d’intégrer un mouvement de réflexivité à chaque pas. Plus rien n’est « évident », puisqu’il s’agit d’entrer dans une fonction symbolique
qui ne se dit pas explicitement, qui exige le détour par les acteurs, les temps et les espaces. - obstacles tel que : se décentrer de ce que j’ai toujours « su » sur un texte, mon savoir sur les contenus et sur le plan de la manifestation du texte, pour entrer dans son fonctionnement symbolique posé dans l’immanence du texte. Dépasser les contenus, les savoirs, l’érudition, passe par un décentrement du mode de connaissance objectif-scientifique, donc décroche des représentations du monde, des mots et de soi, pour entrer dans la fonction symbolique qui procède d’un autre mode de connaissance. La connaissance scientifique n’a jamais créé le lien social…