3. Percée d’un chemin pour engager la lecture
Les pistes qui suivent tentent de tirer parti des obstacles cités précédemment.
3.1. Dès l’accueil s’engager sur un terrain de vraie parole.
On engage mieux les conditions de la lecture en établissant une relation où la parole de ceux qui demandent les sacrements à l’Eglise est entendue avant d’être soupçonnée. Comment en effet prétendre servir une Parole qui vient de Dieu si nous n’écoutons pas ceux qui s’en approchent ? Mais comment les écouter en vérité ?
On a vite fait de comprendre que ce n’est pas en accédant à leurs exigences en matière de dates, de choix de parrains, qu’on les écoute en vérité. Ainsi les butées que constituent les contraintes (dates, délais, préparation, règles qui régissent les conditions de parrainage, respect du rituel, …) sont constitutives d’un vrai dialogue. Pourtant ces butées ne demandent pas le soupçon. Et surtout rien n’oblige à leur donner la place principale dans le champ de la parole.
En prêtant l’oreille au récit de ce qui leur arrive (paternité, maternité, premières joies et craintes avec l’enfant, découverte de l’autre dans le couple, épreuves et joies de la durée, expérience de l’accompagnement dans la maladie et au seuil de la mort, du deuil,…) nous nous engageons déjà sur un chemin qui implique leur expérience concrète, dans toutes leurs dimensions d’êtres de chair. Nous prenons en compte ce qu’ils éprouvent, qui les émeut, parle en eux, les bouleverse. Nous honorons la parole qu’ils risquent en se confiant. Sans doute s’approche-t-on de ce lieu où la parole veut nous parler. Dès le tout premier accueil, il est primordial de s’intéresser à cela, d’en provoquer l’expression, plutôt que de se laisser piéger par des questions pratiques ou de demander des justifications de la demande, c’est primordial.
3.2. Au cours de la préparation : chercher où la Parole veut nous parler
Où donc la Parole veut-elle nous parler ? – « En cet éveil à la vie qui lui mérite le nom d’Evangile, heureuse nouvelle », écrit Maurice Bellet. Mais savons-nous précisément où est cet éveil à la vie ? Nous faisons tant de confusions entre nos appétits de vivre, nos besoins, et la vérité du désir qui nous anime ! Et si nous ne savons pas précisément pour nous comment le saurions-nous pour autrui ?
Une piste s’offre cependant, que précisément la pratique de la lecture biblique a commencé d’éveiller en nous. Elle consiste à aborder l’un de ces points limites où la parole nous étonne car elle s’avère fondatrice, indispensable, et pourtant nous ne savons comment elle fait ce qu’elle fait. On y vient en écoutant les personnes de sorte à leur donner l’occasion de laisser venir leur propre parole dans les situations tremblantes où ils se trouvent. Il s’agit de laisser venir une parole qui en dit plus que ce qu’on maîtrise et qui produit en nous des effets de joie, de vie, étonnants. Ainsi qui saurait rendre compte de l’importance de choisir un prénom pour l’enfant, de le lui donner, et de l’accoutumer à le recevoir ? Qui osera évoquer sans respect humain le fait de parler à son enfant avant même qu’il sorte du sein maternel, le fait d’oser lui parler à sa naissance un langage dont il ne connaît pas à l’avance le sens des mots, les règles qui l’organisent ? Qui osera dire qu’il a perçu que ce n’était pas sans effet en lui ? Voilà un registre de parole improbable, que le monde ne favorise pas. Les parents sont parfois presque confus de dire qu’ils osaient parler au petit enfant encore à naître. Cela paraît fou ! Et pourtant cette parole ne joue-t-elle pas un rôle fondamental dans le désir de naître de l’enfant et sa venue à un corps différentié, parmi d’autres ? Il en va de même pour ces paroles surprenantes que disent des mourants dans leurs derniers instants, mais aussi de résurgences inattendues de conscience chez des malades atteints de maladie d’Alzheimer. Accueillir de telles expériences, encourager leur expression, nous situe sur un terrain où quelque chose du frémissement de la parole se laisse deviner.
3.3. Description d’une séquence de préparation de baptême
C’est une pratique locale que nous décrivons ici, qui a vu le jour et s’est progressivement précisée dans deux secteurs de la banlieue bordelaise.
3.3.1. L’éveil de l’enfant à la parole
Des groupes de préparation au baptême font cette expérience de parler avec les parents à partir de la question : « Quand et comment votre enfant a-t-il manifesté qu’il n’était pas indifférent à votre parole, à la parole de ceux qui étaient proches ? » Il se trouve toujours une maman (ou un papa) pour dire : « Bien avant sa sortie du ventre maternel ! » Et alors, on laisse venir les anecdotes : la maman qui parle à celui ou celle qu’elle porte en elle et lui dit le désir qu’elle a eu de lui, lui décrit à l’avance qui constitue l’environnement qui sera le sien. Les réactions de l’enfant à naître aux différentes voix de sa mère et de ceux qui l’entourent, à des paroles parfois importantes voire graves que l’on est amené à lui dire (problèmes de déménagement, de santé, de deuil,…), importance des premières paroles perçues par l’enfant au moment de sa naissance, et au fur et à mesure de sa croissance, reconnaissance des mots, émission de sons adressés ou non, articulation de syllabes, de mots, etc.
Chemin faisant on découvre l’étonnement d’une parole que nous mettons en œuvre, mais qui nous précède et nous guide.
- nous la reconnaissons indispensable pour que l’embryon s’accroche, que le fœtus se développe, que l’enfant naisse, qu’il s’éveille à la vie de relation.
- elle suscite des réactions de la part de l’enfant à naître qui laissent entendre qu’il distingue celle, celui, ceux, qui s’adressent à lui, réagissant différemment selon qui parle.
- elle sera reconnue sans la moindre hésitation à la voix, dès la naissance de l’enfant
- son contenu porte aussi : quand on est amenés à parler de choses importantes, joyeuses, graves, des réactions manifestent que ce n’est pas seulement l’intonation mais quelque chose du contenu qui est entendu
3.3.2. L’éveil de l’homme à la Parole de Dieu
Tout cela nous amène à nous poser la question suivante : « N’y aurait-il pas analogie entre
la situation de l’enfant encore à naître,
- travaillé par une parole qu’il n’entend qu’a travers un voile,
- encore incapable d’en comprendre toutes les subtilités,
- appelé à naître à un monde qu’il ne connaît pas,
- à voir des visages qu’il ne peut imaginer.
et la situation de l’homme à qui Dieu adresse sa Parole, et qui apprend à l’écouter ? »
En effet qui croit que Dieu parle sait bien que pour autant il ne l’entend pas « en direct » mais que cette parole est
- entendue comme à travers un voile,
- reconnaissable à sa voix qui consonne en lui,
- souvent difficile voire impossible à comprendre et pourtant capable de le mettre en route,
- parfois perçue comme un appel impérieux, à s’ouvrir, à naître,
- jusqu’au désir de voir le visage de celui dont la voix est devenue familière.
C’est après avoir évoqué cette analogie que l’on propose la lecture d’un texte.
3.3.3. La lecture biblique comme lieu d’éveil à la Parole de Dieu.
Nous présentons la lecture du texte comme lieu privilégié d’écoute de la Parole de Dieu. Le texte porte la trace laissée par cette Parole dans des corps qui nous ont précédés, l’ont accueillie, se sont laissés rassembler comme des frères en une Eglise qui nous en fait le cadeau. Cette Parole nous appelle à naître d’en haut (Jn 3,3). En somme, nous nous disposons avec eux à entendre comme à travers le voile du texte ce qui parle à l’un, à l’autre, entre nous, et nous attire, nous invite à naître à la condition de Fils de Dieu, dans l’espérance de voir le Père. Et ce n’est pas en un effort d’exaltation de nous-mêmes que nous prétendrons écouter Dieu mais dans une observation fidèle de ce qui nous est donné à lire et dans une écoute de l’écho que cela suscite en chacun.
3.3.4. Il reste à présenter le texte biblique de sorte qu’il soit reçu comme tel :
Nous retrouvons ici les questions de présentation du texte évoquées au chapitre précédent. Il s’agit que le texte soit :
- Distingué des poèmes, chants et prières du sacrement [9]. Ainsi les parents ont pu les parcourir à l’avance, réagir, choisir. On choisit habituellement un texte qui a été retenu par l’un ou l’autre des parents. Pas forcément parce qu’il plaisait mais aussi parfois parce qu’il intriguait, voire même parce qu’il choquait !
- Donné dans une traduction et un découpage qui ne déforme pas de façon préjudiciable les figures du texte original. Pour la traduction et le découpage, nous ne pouvons faire autrement que d’accueillir les textes tels qu’ils nous sont donnés par le rituel. Cela ne nous empêche pas d’apporter au cours de la lecture d’utiles précisions de traductions et de situer le passage dans un ensemble plus vaste où la trame du texte apparaît davantage [10].
Il convient encore de lever les obstacles à la prise de parole de chacun en précisant :
- Qu’il n’est indispensable pour lire, ni de s’estimer croyant, pratiquant, connaisseur de la Bible, érudit, à l’aise pour s’exprimer.
- Que c’est le texte, tel qu’il est devant nous, qui trace le chemin et non quelque savoir ou acteur supposé savoir extérieur.
- Que l’on peut oser dire ce qui nous choque, nous étonne, nous bouleverse, nous touche
- Mais qu’ensuite, on se laissera guider par une observation précise du texte, jusque dans ses anomalies…
Il est vrai que la lecture engagée dans ces conditions réserve souvent d’heureuses découvertes.
3.4. Honorer la parole dans la célébration du sacrement.
Les effets de la lecture se déploient dans la célébration du sacrement. Pas de sacrement sans lecture biblique. La lecture biblique située en première partie de la célébration apprête celui qui la vit à se rendre disponible à l’œuvre de Dieu en lui : « Tu ne voulais ni sacrifice ni holocauste, mais tu m’as fait un corps alors j’ai dit : me voici, Seigneur, je viens faire ta volonté». La prédication peut être préparée par le ministre du sacrement en tenant compte des figures du texte, mais aussi de celles que l’expression des demandeurs du sacrement mettaient en discours. C’est entre les deux que se produit un travail de relecture de leur propre expérience qui pour une part leur permet de se reconnaître mais aussi ouvre devant eux des chemins d’appel.
3.5. Accueillir l’écho de ce qui a été vécu dans la célébration
Un élément de la tradition catéchuménale souvent oublié mérite d’être redécouvert et mis en œuvre. Il consiste à inviter les nouveaux baptisés à recueillir les effets de leur baptême dans une catéchèse mystagogique. Saint Ambroise de Milan la pratiquait notamment après le baptême des catéchumènes célébré au cours de la nuit pascale. Dans la semaine de Pâques, cette pratique consistait dans la relecture après réception du sacrement de l’écho qu’il avait trouvé en ceux qui l’avaient reçu, tel qu’ils l’avaient éprouvé, et tel que l’évêque le leur donnait à relire en rapport avec des textes bibliques.
Nous pourrions nous inspirer de cela pour servir encore l’œuvre de la parole en des corps. Gratuitement. Car le souci habituel des pasteurs de récupérer leurs brebis qui leur échappent souvent dès que les sacrements ont été célébrés, procède plus du désir de les voir rejoindre le troupeau comme ils le souhaitent (pratique dominicale, catéchèse, rencontres diverses) que de permettre à la Parole de poursuive son chemin à sa manière en elles. Pourtant n’est-ce pas elle qui continue à vouloir leur parler en un lieu qui nous échappe ? Elle qui convoque, tisse de nouveaux liens, fraternels, en Christ ?
4 Encourager des animateurs de lecture
Ce point comprend deux préalables et quelques propositions.
4.1. La lecture ne nous a pas attendus
S’il est vrai que la lecture est passée par un difficile creux de vague dans l’Eglise catholique et qu’elle redevient désirable pour beaucoup, il reste que la Parole ne serait parvenue jusqu’à nous sans lecture des textes bibliques. Il s’agit donc non pas de prétendre inaugurer la lecture comme un acte entièrement tombé en désuétude mais de la reconnaître comme une pratique déjà à l’œuvre et de l’accompagner. Nous partirons donc du constat que la lecture revêt aujourd’hui des formes diverses et variées et que la Parole fait son chemin à travers elles. Pour autant nous travaillerons avec acuité et sans complaisance à déjouer les travers de lecture. Si la Parole peut se faire entendre par la plus humble des voies au plus humble des hommes, ce n’est pas une raison pour renoncer à discerner ce qui lui fait obstacle. Nous accompagnerons la lecture de ceux qui la pratiquent à leur manière. Nous avons conscience d’avoir vécu comme un laboratoire pastoral, stimulé par ce qu’une approche renouvelée des textes nous faisait découvrir, et innovant dans un contexte pastoral pas forcément favorable, des sentiers de lecture dans la pastorale ordinaire. Tous les pasteurs et leurs collaborateurs n’ont pas cette approche de l’Ecriture et cependant ils se posent la question de la lecture. Nous écouterons donc les échos de leur pratique et les questions qu’elle pose. Nous suggèrerons des pistes. La création prochaine d’un blog sur le site diocésain pourrait favoriser la mise en commun d’expériences de lectures, le discernement de leurs chances et de leurs limites.
4.2. De la méthode.
Revenons au propos cité de Maurice Bellet « Si vénérable soit le texte, si bon soit-il de le dire et de l’entendre, si utiles soient les techniques de lecture et toutes les études conjointes, il reste que le premier rapport que nous pouvons avoir avec la Parole, c’est de l’entendre dans le lieu où en nous elle veut parler… ». Ce propos ne disqualifie ni les techniques (qui s’intéressent au fonctionnement de la lecture et à sa mise en œuvre), ni les études (qui peuvent porter non seulement sur l’acquisition de connaissance, mais encore sur une science de la signification et de ses conditions, du texte et de sa lecture, de l’énonciation et de ses traces dans le texte comme dans la lecture, des langues hébraïque et grecque dans lesquelles les écrits chrétiens nous ont été transmis, etc…). Mais il est vrai que si les sciences et techniques ne demeurent pas au service de la Parole et de ce qu’elle porte comme fruit dans les corps, si elles maintiennent les lecteurs dans la dépendance de l’interprétation de spécialistes qu’ils n’auraient qu’à reproduire, elles sont plutôt un obstacle qu’une aide dans le parcours que nous avons tenté de décrire.
Reste qu’il faut de la méthode pour accompagner la lecture et observer le texte avant de se risquer à son interprétation. Il faut aussi de la recherche pour creuser l’intelligence de ce qu’est le texte, comme les Pères de l’Eglise, entre autres, ont su le faire dans les temps anciens. Ainsi la plus humble des voies ne dispense pas de la plus déterminée des recherches. L’application à la lecture de la Bible a déjà fait bouger les modèles de la sémiotique en amenant à sortir de la conception d’une sémiotique générative pour reconnaître l’autonomie des figures par rapport à la logique narrative. Il est vraisemblable que l’inscription de la lecture biblique dans la pratique sacramentelle nous engagera du côté d’une sémiotique des pratiques, et nous fera explorer plus explicitement le rapport de la lecture à la Parole et à ses fruits dans les corps.
Cela demande aussi un débat en Eglise. Ce qui n’est pas facile car il peut tourner en un affrontement de compétences sur fond de disputes de clientèles. Il s’agit, sans naïveté, de ne pas se laisser piéger dans ce rapport de force, mais d’avancer dans la vérité du rapport à l’Ecriture en Eglise. La chose est plus aisée à dire qu’à vivre !
4.3. Animer la lecture en pastorale ordinaire
Cela suppose sans doute de cheminer dans la foi dont nous avons parlé, mais requiert aussi une familiarité avec les textes bibliques proposés à la lecture, un apprentissage de leur observation, une capacité à accompagner le groupe et ses membres dans la lecture. Une fois encore, c’est par la rencontre d’obstacles, leur identification, et la rectification d’erreurs de parcours que l’on apprend le métier d’animateur.
4.3.1. Quelques obstacles
Il arrive que l’animateur ne soit pas au clair sur les enjeux de la lecture et considère le texte comme contenant ce dont parlent bien des spécialistes de l’exégèse, de la théologie, de la morale, ou de la spiritualité. Spécialistes qui transmettent le bon savoir, la bonne conduite, la belle interprétation. La formation de l’animateur consisterait à devenir un tant soit peu spécialiste. Sachant ce que veut dire le texte pour le transmettre aux gens, comme une vérité à croire ou comme une attitude à avoir, une beauté à contempler. Quitte à ce que sa formation pédagogique consiste à s’y prendre de telle sorte que les lecteurs aient l’impression de trouver eux-mêmes ce qui est d’avance à « faire passer ». Mais alors, dans un tel parcours, tracé d’avance, qu’en est-il du service de la Parole vive et du lieu où elle veut se faire entendre ?
4.3.2. La qualification première de l’animateur
C’est de croire à la capacité du texte à travailler entre nous. Il importe d’abord que l’animateur consente à une perte. Qu’il se défasse de la représentation de son rôle comme :
- théologien ayant un savoir à inculquer,
- apôtre ayant un message à faire passer,
- témoin ayant un exemple à incarner
- moraliste ayant un devoir faire à communiquer
- spirituel chargé d’emmener les gens au ciel en admirant la beauté sublime du texte
- maître qui se doit de garder la maitrise de tout le processus de la lecture
- guide supposé mener au sommet de la lecture en un consensus
Mais à se poser tant de question, ne risque-t-on pas que la plupart des animateurs de la lecture s’estiment disqualifiés, incapables ? Incapables soit
- de lâcher les repères de lectures qui étaient les leurs
- ou d’accompagner une lecture s’ils n’ont pas acquis les capacités d’observation suffisantes pour résister aux interprétations hâtives et imaginatives de certains lecteurs ?
Ayons assez d’humour pour reconnaître que ces questions ne cessent de se poser et qu’on n’échappe à ces obstacles que moyennant de reconnaître qu’on y retombe parfois. On n’avance pas sur un tel chemin sans trébucher. Cependant le respect du texte, tel qu’il nous est donné à lire, représente un repère considérable, autrement plus solide que toutes les élaborations provisoires qui ne tiennent leur part de vérité que de lui.
On acceptera donc se risquer à la lecture comme en une aventure imprévisible mais non téméraire, comme en l’aventure de croyants qui savent en qui ils ont mis leur foi, car en eux elle a déjà porté son fruit.