Sémiotique & Pastorale. Les incidences pastorales de la lecture sémiotique

Olivier ROBIN, Sémiotique & Pastorale. Les incidences pastorales de la lecture sémiotique.
Sémiotique et Bible n°147, Septembre 2012.

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Avant-propos

Diverses contributions paraissant dans Sémiotique & Bible montrent combien la sémiotique a les moyens d’éclairer efficacement l’action pastorale. Elle le peut en irriguant tout un secteur géographique par la constitution de groupes de lecture, comme c’est le cas par exemple en région Rhône-Alpes ou dans le diocèse de Bordeaux. Elle le peut également en soutenant le travail d’équipes pastorales en donnant à celles-ci des instruments destinés à lire les réalités humaines auxquelles elles s’adressent et à construire un dispositif ajusté pour y répondre (Anne Fortin). Elle y parvient encore en inspirant la pratique sacramentelle des pasteurs (Jean-Loup Ducasse) ou, plus largement, en offrant un accès à la Bible à tout lecteur de bonne volonté, bien au-delà des cercles restreints des universités. Une autre manière d’articuler lecture sémiotique et pastorale est proposée dans ce numéro par Olivier Robin à partir d’une expérience de lecture, vécue par un groupe de quatre couples, autour d’un texte de l’Evangile selon Saint Jean (Jn 2, 1-11, l’épisode des Noces de Cana). L’auteur a choisi d’aborder la question en focalisant son attention sur l’acte de lecture lui-même ainsi que ses effets dans un groupe et pour les lecteurs le constituant. Ces effets, de fait, ne se limitent pas au plaisir qui peut être pris de la lecture ou à une connaissance renouvelée du texte parcouru. Lorsque la lecture est conduite à la manière d’un accompagnement, elle conduit les lecteurs jusqu’à un basculement en direction de décisions concrètes qui en sont l’accomplissement : alors, et alors seulement, la Parole peut prendre corps en s’inscrivant dans la chair du monde. A cette inscription se mesure la portée pastorale d’une lecture.

Chapeau ou liminaire

Pour rendre compte de la manière dont la sémiotique peut nourrir la pastorale, l’article qui suit choisit de porter son regard sur le chemin qu’accomplissent des lecteurs et le groupe auquel ils appartiennent en direction de décision concrètes susceptibles de produire des effets repérables dans la vie familiale, professionnelle ou sociale des personnes. L’auteur ne propose pas aux lecteurs de Sémiotique & Bible l’étude d’un texte biblique, en l’occurrence celle de Jn 2, 1-11 qui a occupé deux séances du groupe qu’il a accompagné. Il propose plutôt une lecture de cette lecture : en suivant non seulement les découvertes du groupe mais également les divers mouvements le traversant et traversant ses lecteurs, il montre comment leur prise en compte et leur mise en paroles au sein du groupe les aide à mûrir et à se convertir en l’exercice non volontariste de la volonté et de la liberté des sujets. En cela s’esquisse une des facettes d’un des vastes chantiers auxquels le CADIR commence à s’atteler : la constitution d’une « sémiotique des affections », qui serait comme l’équivalent d’une sémiotique des passions qui serait passée par le tamis de la sémiotique énonciative.

Introduction. Un cadre original de lecture

Le présent article s’appuie sur une expérience de lecture sémiotique vécue par un groupe de quatre familles, à la montagne, au cours de l’été 2012. Pendant que leurs enfants étaient pris en charge par une petite équipe de babysitters, huit adultes se sont retrouvés durant une semaine de vacances en consacrant, six après-midis de suite, plus de trois heures à se laisser travailler ensemble par la Parole [1]. L’animation de la lecture était assurée par l’auteur du présent article. Le groupe avait déjà vécu une expérience semblable l’année précédente et avait acquis quelques notions de sémiotique énonciative. Les limites de cet article imposeront de ne relater que les deux premières séances dédiées à la lecture de Jn 2, 1-11 (les noces de Cana). Lors de chacune d’entre elles, entre une heure trente et deux heures de lecture effective étaient suivies d’un temps personnel destiné à identifier les « effets » de la lecture en chaque lecteur. Un partage en groupe clôturait l’après-midi au cours duquel chaque lecteur, librement et sans que cela ne donne lieu à débat, pouvait évoquer tel ou tel élément de sa relecture personnelle.

En suivant le chemin de lecture de ce groupe, les pages qui suivent observeront comment la lecture sémiotique, telle qu’envisagée au CADIR dans le cadre de la sémiotique énonciative, peut aider des lecteurs à visiter, puis affiner ou reconsidérer leurs propres positionnements dans la parole. Des conséquences peuvent être attendues sur deux plans : dans leur existence concrète et personnelle ; dans leurs activités familiales, professionnelles ou non professionnelles, notamment dans leur dimension éducative et/ou pastorale (en tant que parents, enseignants, acteurs en pastorale). Autrement dit, cet article voudrait explorer la charnière qui relie la lecture et l’action : quelles retombées, pour la vie concrète des personnes et leur engagement dans le monde, attendre d’une telle lecture ?

Seront donc évoquées les incidences « pastorales » de la lecture sémiotique, si à ce terme est accordé le sens très large d’une diffraction des effets de la « Parole » dans la « parole » des lecteurs et dans leurs engagements concrets : comment cette lecture contribue-t-elle à la mise en circulation d’une parole pour le monde, à partir de la Parole lue et entendue en groupe ? Se manifesterait de la sorte la force « évangélisatrice » de la Parole lorsqu’elle est accueillie, force qui la met irrémédiablement en circulation jusque dans la chair du monde, faisant de la lecture un lieu pastoral par excellence. Le parcours effectué ici ne cherchera donc pas à décrire des applications pastorales concrètes rendues possibles par la lecture sémiotique, mais plutôt les conditions d’un passage de la seconde aux premières. Une première partie, la plus ample, relatera une séquence précise dans le parcours de lecture du groupe évoqué plus haut ; une seconde, plus synthétique, formulera quelques propositions pour rendre compte de ce passage.

Première partie. La lecture

Première séance de lecture en groupe

Seuls quelques moments de la lecture opérée par le groupe, plus particulièrement significatifs pour notre propos, seront évoqués ici. Ils ne prétendront pas rendre compte de toute la richesse du parcours effectué par les lecteurs. Par ailleurs, l’objectif du présent article n’est pas de proposer une lecture sémiotique pleinement accomplie de Jn 2, 1-11. Les résultats auxquels le groupe a abouti, duquel l’animateur se sent solidaire, sont évidemment discutables et révisables, comme toute lecture. L’intérêt de cette lecture ne se situe pas sur ce plan, mais bien plutôt sur celui du chemin qu’elle a permis au groupe d’accomplir.

Mise en route : repères pour la lecture

Le premier après-midi, celui où démarre la lecture, constitue toujours une étape-clé. C’est le moment où sont données les indications méthodologiques nécessaires au bon déroulement du voyage. Cette année, l’animateur a choisi de se limiter à quelques points d’attention simples : 1. les figures de paroles présentes dans le texte, en particulier leur énonciation (la manière de les « dire » ou de les « entendre ») ; 2. Le tissage du texte, c’est-à-dire les échos et les contrastes entre les différentes scènes ou éléments textuels du récit, afin d’identifier des parcours figuratifs signifiants. L’animateur prend le temps d’annoncer aux lecteurs les sortes de déplacements qui les attendent, sans trop développer cependant : cela apparaîtra à mesure du chemin et, avec l’aide du texte lui-même, il sera possible d’apprendre ensemble à les nommer.

Néanmoins, pour les leur faire toucher du doigt et les aider à amorcer le voyage, l’animateur illustre son propos en revenant sur un petit événement advenu le matin même au sein du groupe. Un court temps de prière avait été proposé, voulu par les parents à destination des enfants, en souvenir de moments semblables que, l’an passé, les enfants avaient particulièrement appréciés. Ce matin-là, pourtant, une partie des enfants a rechigné à investir cet espace. L’animateur propose au groupe l’hypothèse suivante pour rendre compte de cette résistance inattendue : peut-être que, contrairement à ce que nous imaginions, avoir goût à la prière ou aux « choses de Dieu » n’est pas si spontané, surtout lorsqu’elles sont mises en concurrence avec d’autres propositions plus immédiatement satisfaisantes. En l’occurrence, la prière avait été organisée dans la salle réservée aux enfants et qu’ils avaient déjà investie de leurs jeux. Il aurait donc fallu que les enfants aient un désir déjà très puissant de prière pour accepter de lâcher leurs jeux, ce qui n’était pas encore le cas. Ainsi, conclut l’animateur, seul un désir déjà nourri permet de fournir l’effort nécessaire en vue de quitter une activité plaisante et en investir une autre moins immédiatement satisfaisante. De même, ajoute-t-il pour préparer les lecteurs à franchir le seuil, entrer dans la lecture sémiotique provoque un certain déplaisir au démarrage, devant la perspective des déplacements qu’elle va provoquer, mais les fruits obtenus sont souvent tels qu’ils alimentent le désir et incitent à avancer toujours davantage. Le rappel de cette réalité humaine très simple mais profonde peut contribuer à affermir le courage des lecteurs.

Premiers repérages, premières résonances

La lecture est lancée. L’énonciation de Marie, dans le texte, frappe d’emblée : un constat au lieu d’une demande explicite. Le groupe y lit son étonnante confiance envers son fils : elle sait qu’il saura quoi faire. Elle ne s’en préoccupe pas et invite seulement les serviteurs à entrer dans une même confiance. Le groupe relève que Marie n’est jamais nommée mais seulement désignée comme « mère » par le texte, ou « femme » par Jésus. Une impressionnante relation entre une mère et son fils se dessine : la destinée de Jésus bascule à cet instant, parce que sa mère a cru en lui. La lecture du groupe, elle aussi, bascule. Composé de parents et donc, pour moitié, de mères de famille, le groupe ne peut que résonner à cette relation et les lecteurs commencent à soupçonner les structures profondes mises en résonance en eux. Le travail de la lecture dévoile ainsi très vite son terrain de jeu : non seulement une « connaissance » sur les textes lus, mais également et surtout une mise en « travail » de ces structures réveillées chez le lecteur, comme pour assouplir ces dernières, les affiner, les ajuster. Mais il est encore trop tôt pour expliciter ce travail opéré.

Le groupe élargit progressivement son regard et l’oriente sur l’ensemble des acteurs du récit. Il remarque que Jésus n’accomplit ni action ni déplacement. Il ne fait que parler : réponse à sa mère, consignes aux serviteurs. Pourtant, selon le point de vue des disciples, il accomplit un signe : en quoi consiste-t-il donc ? Voici que cette figure amorce une migration : questionnée par le groupe, vidée de son sens évident, elle témoignera des déplacements importants vécus par les lecteurs. D’autres figures suivront le même sort.

L’eau changée en vin en fait partie. La voix passive désigne un acteur tiers non manifesté. Nouveau basculement dans la lecture : que l’eau soit devenue vin n’apparaît qu’au moment où l’intendant la reçoit puis la désigne expressément, à la suite du texte, comme étant du vin et du vin « bon ». Le passage de « eau » à « vin » a bien lieu, objectivement, bien que jamais décrit ; mais, simultanément, la position subjective de l’intendant doit également être reconnue et respectée. Peu à peu, le groupe s’aperçoit que le « phénomène » déployé sous ses yeux par le texte est beaucoup plus subtil que prévu. Il ne s’agit pas d’une transformation « miraculeuse », c’est-à-dire magique, d’eau en vin. L’animateur fait alors remarquer au groupe le basculement que, à ce moment de sa lecture, le groupe effectue. La double dimension objective et subjective du passage de « eau » à « vin » commence à orienter le regard des lecteurs en direction du monde du « sens » plutôt que celui des réalités matérielles et concrètes. Dans un de ces moments d’intuition créative que vivent les groupes, un des lecteurs établit soudain un lien avec la présentation qui avait été faite plus haut par l’animateur : le texte semble dévoiler à ses lecteurs ces réalités qui, peu séduisantes au départ, alimentent le désir lorsqu’on les goûte, à la manière du vin pour l’intendant du récit. Le même poursuit : le véritable signe serait à reconnaître du côté de la force de la parole de Jésus. Et les lecteurs seraient justement en train de reconnaître, pour eux, ce signe, en goûtant eux-mêmes à la force de cette parole, grâce à leur lecture.

Celle-ci se poursuit. Il est remarqué que l’honneur du « miracle » en revient totalement au marié. Tout fonctionne de telle sorte que l’intendant n’ait aucune connaissance de l’intervention de Jésus. Pourtant, le texte s’achève sur l’indication de sa gloire reconnue pas les disciples qui semblent les seuls à reconnaître le signe. Ces remarques conduisent le groupe à prendre la mesure de deux espaces très différents construits par le texte, qui ne communiquent que par les serviteurs effectuant le passage de l’un à l’autre : celui où se situe Jésus et celui où se situe l’intendant.

La lecture du groupe s’achemine vers sa fin pour aujourd’hui. En à peine une heure et demie de lecture, même si les lecteurs ne le voient pas encore, le déplacement opéré est déjà considérable. Ils se sont investis sans réserve, prêts à tous les déplacements. Le foisonnement de leurs observations en est le fruit, au risque qu’ils en viennent à se sentir perdus. Déjà, pourtant, ils pressentent qu’une autre dimension se profile. L’animateur prend le temps, en guise de conclusion, de formuler au groupe cela même que, en tant qu’animateur, il éprouve et observe à la lecture de ces déplacements.

Premier temps de partage sur la lecture vécue

Autour de la question du signe

Le « miracle » relaté dans le récit interpelle beaucoup les lecteurs et provoque en eux des mouvements divers. Certains expriment un questionnement, voire un malaise ou un énervement surgissent face à ce qui accréditerait une lecture magique du récit. De l’eau devenue vin en court-circuitant l’ordre normal des choses fait l’effet d’une violence exercée vis-à-vis de la liberté des lecteurs. Insister sur la parole qui circule dans ce récit leur ouvre un autre horizon : au lieu d’imposer une évidence massive qui astreint à croire, le texte les invite à se situer face au signe, à adhérer librement à quelqu’un et à sa parole. Lire le manque de vin comme un manque vital de parole, caractéristique de l’humain, rend le texte parlant et le malaise se mue en plaisir de lecture. Le signe devient l’invitation à remplir les cœurs humains de parole afin que celle-ci soit portée ailleurs.

Ainsi, le récit nourrit le plaisir du lecteur lorsqu’il est lu à la manière d’une parabole : changer l’eau en vin, c’est donner goût à la vie. L’intendant goûte, et surpris voire stupéfait qu’un vin puisse être bon à ce point, en félicite le marié. Il ne comprend pas d’où cela provient, mais cette dégustation prend la valeur d’une révélation pour lui. Marie, elle, sait que le « vin » qui jaillit des paroles de Jésus goûte bon. C’est cela que les disciples voient : et ils croient. Jésus « remplit » le manque constaté au-delà de tout ce qu’il est possible d’imaginer, en quantité et en qualité. Lorsque le lecteur déguste une aussi savoureuse logique de la parole, ses propres paroles ne se privent pas de l’exprimer.

Ces deux sortes de mouvements, malaise ou plaisir, conduisent les lecteurs du groupe vers le même monde, celui de la parole « bonne ». Mieux, ils traduisent que cette parole les a atteints à leur tour : le texte est devenu « parlant » et « bon » à entendre. Ils sont les témoins du chemin de liberté opéré en eux, qui les a incités à oser une lecture non conventionnelle et savoureuse de ce récit, plus apaisante et humanisante.