Introduction - Le Réseau Bible & Lecture des associations CADIR
Réunis en novembre 2013 à Bordeaux, les conseils d’administration des Associations CADIR de France et de Suisse1 ont entériné la création d’un Réseau les regroupant, baptisé “Réseau Bible & Lecture”2. Ils achevèrent aussi la rédaction d’un “Référentiel” énonçant, de manière simple et accessible, quelques-unes des spécificités de la lecture sémiotique en groupe. En plus de cette charte qui permet désormais une reconnaissance mutuelle des Antennes régionales du CADIR, des axes de travail pour les années à venir furent déterminés. Apparurent prioritaires la recherche appliquée en sémiotique biblique et, couplée à elle, la question de la formation des animateurs de groupes de lecture.
Les réflexions qui suivent, élaborées dans le sillage d’une formation à l’animation de groupes bibliques donnée en Suisse et à Grenoble en 2008-2009, visent à articuler, comme les deux pieds d’un même corps en marche, réflexion théorique et recherche pratique sur la lecture de la Bible en groupe. Parmi les propositions amenées, certaines le sont avec une relative assurance. D’autres témoignent de questionnements et de débats en cours au sein même du Réseau “Bible & Lecture”. Il n’est pas certain, tant s’en faut, qu’il soit utile (ni même souhaitable) de les refermer trop vite. Le travail à mener plus avant entre théoriciens et praticiens de la lecture de la Bible en groupe servira, nous le souhaitons, au creusement de l’intelligence du champ théologique, pastoral et spirituel que constitue le rapport aux Ecritures, en Eglise et dans les communautés chrétiennes. Plus largement encore, il a vocation à servir l’espérance d’un homme moderne confronté à un cruel déficit de repères et de fondements vitaux. Car c’est un chemin spirituel christique qui s’y donne à vivre, et pour être traditionnel en Eglise, celui-ci n’en est pas moins à (re)découvrir et expérimenter de toute urgence dans une société désabusée non encore suffisamment revenue de la désastreuse fuite en avant technocratique qui menace jusqu’en ses racines l’âme humaine.
La lecture “avant la lecture”
Si la lecture (et c’est une première définition que nous en proposons) est cet espace offert à l’homme pour y rencontrer l’(A)autre, en ses modalités diverses, et s’en trouver renouvelé, il est nécessaire qu’avant la lecture, celle-ci soit délestée de tout le poids de ce que le lecteur croit savoir ou pouvoir dire, du texte comme éventuellement de son auteur, mais aussi de ce qu’il s’attend à y trouver ou retrouver, et de ce qu’il juge par là pouvoir conforter ou réprouver, etc.
“Faiblesse des anges” : la lecture suspensive
Cette attitude et cet état d’esprit nous sont peu “naturels” et il est significatif d’en trouver trace en critique littéraire profane tout autant qu’en terre biblique ou religieuse. Ainsi, à titre d’exemple, et dans une perspective didactique, citons les neufs modalités ou formes de “lecture” que répertorient les auteurs de : Pour une lecture littéraire, approches historique et théorique3. S’appuyant sur des pages de Christian Bobin dans son livre : Une petite robe de fête4, ils énumèrent ainsi la lecture avant la lecture (l), la lecture tâtonnante (2), la compréhension linéraire globale (3), l’interprétation historique (ou générative) (4), l’interprétation psycho-biographique (5), l’interprétation actualisante (6), l’interprétation linguistico-stylistique (7), l’interprétation autoréférentielle (8) et la lecture suspensive (9).
L’acte de lecture est ici positionné entre une sorte de point alpha d’“avant” la lecture et un point oméga de “suspens” qui en spécifie la fin. Pour le dire autrement : la lecture est supportée par cette heureuse tension entre ce commencement et cette fin, particuliers. Ce sont eux, cet “avant” et ce “suspens”, qui en rendent possible l’advenue, à ces conditions mêmes, moyennant toute une gamme d’intermédiaires avec lesquels le lecteur (ou le groupe lecteur) sait fort bien allègrement jouer, dans les groupes de lecture biblique aussi. Terminologie évocatrice donc, et que nous pouvons garder en mémoire au moment d’entrer dans le champ spécifique de la Bible, œuvre pleinement et majestueusement littéraire s’il en est.
En terre biblique : l'oreille, la nuque et la conversion
La Bible en effet n’a de cesse, bien qu’en des termes spécifiques, d’inviter son lecteur à cette (dé)marche “suspensive”. Ouvrir l’oreille, assouplir sa nuque, “se convertir”… s’y entendent d’un appel à changer de manière de voir et de penser, et donc d’agir et de vivre5! Mais pareille transformation s’inaugure en cet “avant”, ce commencement des commencements que constitue “l’écoute” de la Parole. C’est de cela qu’il est question dans ce que les sémioticiens nomment “débrayage” et qui spécifie cette posture d’avant-lecture appelée pourtant à demeurer active tout au long de la démarche de lecture.
C’est l’acte sans doute le plus délicat et difficile à opérer, pour chaque lecteur et pour tout groupe. Car s’il s’agit de se disposer à entendre à neuf de l’encore inouï et de l’encore insu, il y est question, intrinsèquement, de déprise et d’ouverture. Anne Fortin6 parle à ce propos de “décision éthique”, qu’il est nécessaire de poser au fondement même de la possibilité de la lecture entendue comme processus qui sans cesse fait appel à l’ouverture, et ce par-delà même le moment de son achèvement (provisoire), quand le temps de la lecture s’achève.
Alors, l’achèvement ne clôture ni ne boucle. Il ouvre sur un après-lecture qui peut prendre des formes variées selon les lecteurs et chez chaque lecteur aussi. L’écoute de la Parole de Dieu ouvrant sur la contemplation du mystère révélé, il peut être question alors, pour certains, de “prier”, pour d’autres, de laisser libre cours à une créativité renouvelée, par le biais de modes d’expression divers (écriture, peinture, composition musicale, etc.).
Cette écoute stimule et active des choix existentiels et pratiques concrets, puisque véritablement elle travaille le lecteur jusqu’à la jointure de l’âme et du corps, comme l’écrit la lettre aux Hébreux : “Vivante en effet est la parole de Dieu, et énergique, plus affilée qu’aucun glaive à double tranchant et pénétrant jusqu’à séparer âme et esprit, articulations et moelles, et jugeant les affects et les pensées du cœur ; aussi n’est-il pas de créature invisible devant elle : tout est nu et subjugué à ses yeux, et devant elle (s’élève) notre parole” (He 4, 12-13). Ecouter la parole libère en soi l’espace de foi d’amour et de conversion7. Ce postulat d’ouverture et de disponibilité à l’entendre rend compte de la possibilité qu’advienne du nouveau, pour chacun et pour tous, dans le passage de la parole.
Un exigeant travail à poursuivre en commun
Ainsi envisagée, la lecture est cet entre-deux qui fait que le temps d’après diffère de celui d’avant, par la grâce de l’Esprit à l’œuvre dans la parole dont le texte permet la manifestation, lui qui est médiateur de parole (qualifions-le ainsi, dans l’attente de trouver mieux pour dire sa fonction d’intermédiaire grâce auquel la parole peut advenir à l’entendre)8. Et cette lecture, qui n’est ni spontanée, ni évidente, postule un travail du lecteur sur le texte, certes, mais aussi du texte sur le lecteur qui n’en sort pas indemne.
Et cette marche se vit moyennant la mise en/au travail du groupe lui-même. S’aventurant à plusieurs dans la visite du texte, chaque lecteur participe de l’effort commun d’en dégager quelques axes signifiants majeurs, d’en percevoir un ou plusieurs niveau(x) second(s) qui feront apparaître des choses invisibles au premier regard et qui éclaireront l’intelligence du texte9.
Lire pour entendre, contempler le visible pour voir l'invisible
De ce point de vue, ce qu’opère la lecture, ce passage du texte lu à la parole entendue (dans/par et à travers le texte) n’est pas sans analogie avec la démarche qu’un auteur comme Ignace de Loyola, maître spirituel du XVIe siècle, propose pour rencontrer Dieu : contempler le visible pour y voir l’invisible. Si Dieu, “nul ne l’a jamais vu”, “le Fils unique qui est dans le sein du Père, celui-là l’a fait connaître”, dit le prologue du Quatrième évangile (Jn 1,18). Et la Première Epître de Jean prolonge ce sillon, écrivant : “Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont palpé du Verbe de vie – et la vie s’est manifestée, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui s’est manifestée à nous – ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi” (1 Jn 1,1-3). C’est là sans doute qu’est attendu tout lecteur assoiffé de connaître le Verbe, de renaître en Lui à une vie nouvelle et sauve. Et la communauté elle-même, l’Eglise, naît de cette expérience du Verbe de vie qui la construit en Corps du Christ.
Une pratique toute de patience et d'attention
Mais revenons un peu avant, au travail même de la lecture. Le texte est mort, il reste lettre morte, tant qu’un lecteur ou un groupe de lecteurs ne l’a pas (re)-suscité, comme œuvre vivante où peut se dire une parole pour lui. Ce travail demande (nous l’avons noté en parlant de “débrayage”) une déprise de ce qu’assez spontanément le lecteur va chercher à faire : retrouver dans le texte des expériences personnelles, des analogies avec sa vie ou celle de ses proches, voire encore, de manière plus abstraite, des éléments de contenu ou de structuration qui lui sont déjà connus ou qui sont rapidement repérables dans le texte. Ne partant pas de rien, mais de lui (ses expériences, sa vie, sa culture, ses précédentes lectures, son catéchisme, sa théologie, etc.), enclin à retrouver ce qu’il connaît déjà, le lecteur est pourtant convié, partant d’où il est et de qui il est, à s’offrir à l’advenue du nouveau qui se donnera à reconnaître, peu à peu, dans le travail de la lecture.
La marche en est longue, certes. Elle est une pratique : celle du pas à pas d’un apprentissage jamais achevé. Elle demande de parcourir et reparcourir le texte, dans une visite patiente, en compagnie d’autres lecteurs, eux aussi attentifs à la parole qui advient, semée en eux par le texte et par la grâce d’un texte à rencontrer, lui aussi, tel qu’il se donne à lire et à entendre10.
Laisser la parole toucher la chair
Dernière remarque : il ne s’agit en rien, dans ce travail, de renoncer à la chair. Le “toucher intérieur” de la parole lui donne de rencontrer la chair et, s’y inscrivant, de la vivifier en l’“altérant/altérisant”. Pourtant, comment rendre compte de ce qui (se) passe au travers de cette lecture, et qui touche la chair de chacun ? Quand et comment cette pâque, ce passage advient-il, en fin de compte ? Est-ce tout au long du parcours, à l’intime de chacun, sans marque quantifiable ou repérable ? Est-ce dans une fin chronométrée, quand vient l’heure de s’arrêter et de clore la lecture avant de se quitter ? Est-ce alors le moment-clé ? C’est sur ce point “alpha-et-oméga” de la lecture que les convictions et pratiques des Associations CADIR divergent, manifestant la différence de quelques-uns de leurs présupposés méthodologiques et théoriques. Examinons cela de plus près.
De nombreux groupes expriment le besoin et défendent le bienfondé d’une sorte de “fin-finalité” de la lecture en groupe se vivant tout au long du parcours et au moment de clore la rencontre, sous le mode du soin pris par l’animateur ou quelqu’un du groupe, soit d’en relire le parcours, soit d’en récapituler ou reformuler acquis et découvertes, soit d’en (ré)organiser de manière plus ou moins magistrale, les contenus de sens récoltés. Pareille “attente” d’une “fin de (la) lecture” donnant à lire du lisible et à entendre des choses “clairement” énoncées et énonçables, est-il nécessaire de le préciser, est sans doute présente chez tout lecteur, de manière plus ou moins consciente. Tous, nous portons, plus ou moins aiguisé et exigeant, un esprit un tant soit peu cartésien et doté d’une logique désireuse de clarifier, de comprendre, de trouver et donner du sens aux mots et aux choses.
Et il donc acquis, à moins de nous prendre pour des anges ou des mystiques aboutis, que sont nécessaires et bienvenus pour chacun, dans cet entre-deux de la lecture, des moments où se cristallise une part plus organisée de réflexion construite, nourrie de savoirs et d’informations divers, de la ressaisie aussi d’une part de la nouveauté de cette terre d’asile “mental”, de repos “spéculatif” et d’étonnant foisonnement intellectuel vers laquelle semble nous conduire la lecture.
Certains groupes vont plus loin et expriment la demande explicite, quand vient l’heure de s’arrêter de lire, de “synthétiser” les acquis, d’engranger la moisson, d’agrandir les greniers. Cela se vit nécessairement au travers un acte de nomination qui, classant, répertoriant et ordonnançant les éléments épars, assoit autant les dires et que le dit, assume un savoir certain “sur la chose” textuelle et diverses convictions qui en découlent, dans le cadre du travail mené en groupe. S’agit-il alors d’une mainmise fallacieuse, outrancière, voire indue de ce “lieu” où la lecture engage, lieu d’écoute, de foi et d’intelligence aussi ? Qu’advient-il alors du fondement du processus, ce mouvement de “débrayage” qui en qualifie non seulement la mise en route mais, sous un certain mode, toute la marche, fin comprise ?
Dans l’hypothèse au postulat différent où la lecture n’aboutit pas, à terme, à une “fin” articulée comme “reconstruction” d’un sens, fut-il autre, qui sert-elle et à quoi sert-elle ? A un nouvel “embrayage”, répond la lecture “déconstruction-reconstruction” ; et celui-ci prend plus ou moins visiblement la forme d’un nouvel état de connaissance, d’expérience, de compréhension, d’entrée personnelle et/ou communautaire dans le dévoilement plus avant du Royaume de Dieu à nos cœurs et esprits…
On le voit, la question est ardue et complexe, et il n’est pas sûr qu’il en faille opposer les moments ou la fin. Car s’il est question du mystère du Royaume de Dieu qui se donne à accueillir et à goûter, quelle sorte de lecture peut en rendre compte ? Y reconnaître la “révélation de Jésus Christ” donnée au lecteur, c’est y voir le don d’une béatitude. Jean de Patmos s’en émerveille : “Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit, car le temps est proche” (Ap 1,3) ? Et Jésus lui-même l’a offert en partage à ses disciples au moment de donner à entendre les paraboles du Royaume : “À vous a été donné le mystère du royaume de Dieu” (Mc 4,11). Ne s’agit-il pas, dans ce qui précisément se vit et se joue alors, d’expérimenter le Corps du Christ en gestation et la participation de soi-même à ce mystère d’engendrement ? Pareille expérience peut-elle se traduire en des mots reliés par une logique argumentative et des présupposés causatifs, fussent-ils reliés à un acte de lecture ? N’est-on tenté alors de la figer en une construction faite de mains et (surtout) de concepts d’homme ?
Au lieu du non-sens des textes, l'incorporation au Christ
Mais alors, si nous maintenons l’hypothèse d’une certaine fin(alité) de la lecture, au final, quelle est-elle ? Peut-on parler, en quels termes et en quel sens, d’un “résultat” de la lecture en groupe ? Philippe Monot, du CADIR Bretagne (Nantes), s’est risqué à s’expliquer sur cette subtile question dans un échange de mails ayant suivis une rencontre préparatoire du projet Réseau inter-CADIR. Nous citons ce qu’il nous écrivait alors :
“Dans les groupes de lecture biblique, nous faisons la découverte qu'il y a congruence entre ce qui se passe dans l'acte collectif de lecture et ce que disent les textes que nous lisons. Si, au départ, chaque lecteur est mû par son désir de comprendre le texte, la lecture, s'appuyant sur ce désir, le décale, l'appelant à accueillir le don de l'Esprit en lui. Pour chacun des lecteurs, cet accueil ne peut se faire qu'au lieu du dépouillement de sa propre vie, de son histoire, dans l'en-bas, dirait MAURICE BELLET cité plus loin. Pour ce qui est de l'acte de lecture, cet accueil se fait au lieu du non-sens des textes, là où le sens achoppe, là où s'ouvre la vertigineuse faille dans le sens. Seul un groupe de lecture, respectueux de la parole et de la présence inconditionnelle de ses membres, peut être le cadre de ce passage.
Le groupe en est le cadre, mais il est aussi la figure métaphorique de ce qui s'annonce ici : l'incorporation au Christ. Le “résultat” d'un acte de lecture en groupe n'est donc pas une reconstruction du sens, mais le groupe de lecture lui-même, comme figure de ce qui se joue vraiment : l'humble et si difficile acceptation d'être intégré à la chaîne des noms de ceux qui se laissent faire par la Parole. Chaîne signifiante dirait JEAN CALLOUD, bien plus originaire que ce qui peut être signifié. Et Parole qui finalement ne vise rien d'autre que cette intégration, qu'à rassembler sous son aile ceux qui s'abreuvent à la source paternelle.
Plus précisément, le “résultat” de l'acte de lecture en groupe n'est pas le groupe de lecture lui-même, mais le groupe de lecture en ce qu'il est métaphore, prémisse de ce qui s'annonce ici et qui le dépasse. Il est un lieu d'acquiescement à la Parole qui s'entend, lieu non point originaire, tant l'acquiescement à la Parole vient de plus loin que ce que nous faisons, mais lieu réel, concret, tangible de ce travail d'acquiescement. Par extension, le groupe de lecture peut s'entendre – au-delà des quelques-uns réunis en un lieu à un instant donnés –, comme cette communauté de lecteurs, au sens large, que nous formons à distance de temps et d'espace, depuis que la lecture de ces textes est le chemin privilégié pour l'entendre de la Parole.
L'autre lieu, primordial, de l'acquiescement à la Parole en nous, est l'Eucharistie. Réception de ces miettes de pain, comme acceptation d'être intégré à Celui qui est tout en tout. Les deux s'articulent profondément”.
Obstacles et résistances
Oui, l’inconnu de la lecture fait peur. Le lecteur est tout à la fois désireux de s’y aventurer et aux prises avec de multiples craintes et résistances. Sur le chemin de la découverte, plusieurs écueils se présentent à lui, qui peuvent constituer autant d’arrêts ou d’occasions de fuite (de divertissements, dirait Pascal ?). Trois d’entre eux méritent d’être examinés de plus près.
Saisie et maîtrise : volonté de “clicher” le sens ?
Quand le lecteur s’attache très (trop) vite à des éléments d’expérience personnelle ou de structuration du texte déjà connus, à la recherche d’une sécurité ou d’une cohésion globale claire, sa démarche, tâtonnante, peut alors se focaliser sur le sens, un sens, dont il voudrait s’emparer, quitte à ne plus avancer, ni penser.
Plutôt que de voir et d’entendre, de laisser la parole “agir” sa chair et la transfigurer, de se laisser conduire vers le neuf qui engendre et fait vivre, le résultat, (trop) vite attendu, se présente alors comme un “clichage” : une photographie statique du sens, disponible, fermé, enclos parfois dans une formule toute faite, parfois dans une pirouette intellectuelle ou un principe érigé en morale, pragmatique ou mystique. Ce résultat peut décevoir certes, mais surtout il rassure, pour un temps du moins, et évite au lecteur le nécessaire engagement dans une parole et une interprétation personnelle, le qualifiant lui-même comme sujet de la parole, sujet de la foi, éprouvé et rejoint au plus intime de son être.
Le lecteur peut avoir toutes sortes de (très) légitimes raisons de se satisfaire d’une telle échappée, momentanée ou durable, qui lui évite d’être “altérisé” par les effets de sens que produit en lui la rencontre avec l’(A)autre par le moyen du texte, de ses figures et structures, du travail figural aussi que la lecture provoque.
Si la lecture “construit” quelque chose, c’est donc sous mode d’incarnation et de parole, pour des “sujets” libres et inscrits dans un espace et un temps que l’advenue du Royaume de Dieu en Jésus Christ institue prophètes du monde nouveau promis. En cette prophétie, la parole vibre d’une charge de témoignage que le “sens” tue quand il s’apparente au formatage d’une pensée toute faite, hors annonce, hors résurrection, hors travail de la parole dans la chair des humains, à commencer par la mienne, lecteur.
Le “hors texte” : appétit de savoir et quête d’informations ?
L’interprétation historique des éléments du texte donnant prise sur l’histoire, la biographie, le référent du monde (ou de l’auteur) est une autre tentation majeure. Le lecteur, désemparé par l’inconnu à lire, peut vouloir chercher asile en cette objectivation du texte, qui perd alors sa qualité d’œuvre vivante. Faisant état de références historiques ou appel à des savoirs et des informations extérieures au texte, il pense ainsi trouver à l’éclairer et l’expliciter. Si la démarche n’est pas sans intérêt et demeure légitime en d’autres circonstances, elle peut conduire le groupe à échanger plus sur des considérations annexes, voire anecdotiques, qu’à se confronter au texte, en son tissage, sa rugosité, ses étonnantes manière de parler, c’est-à-dire en ce qui le constitue comme texte pour un lecteur ou des lecteurs, espace où trouver non seulement à interpréter, mais à se trouver interprété(s) par le texte.
De ce point de vue, la démarche de lecture sémiotique en groupe aborde le texte comme monument littéraire à visiter, et non comme document, source d’informations et de savoirs divers. Cette lecture est attentive à la dimension littéraire du texte, à son existence comme manifestation du langage, dans la lettre, par l’écriture11.
Dans un groupe, si toute “question” posée mérite d’être entendue et de trouver réponse, même brièvement, les questions de type historiques peuvent devenir envahissantes, et surtout faire oublier qu’elles relèvent d’un type d’interrogation qui, (avec le type de “réponse” qu’il induit aussi, au lieu de servir l’écoute de la Parole à l’œuvre dans le texte, a plutôt tendance à la noyer sous une multitude d’apports, tous aussi riches que bruyants12.
Appropriation et actualisation : course au profit et à l’efficacité ?
Venant au texte avec tout lui-même et avec sa propre histoire, le lecteur peut être tenté de s’y projeter sans retard ni distance. S’il le fait, par peur ou par (dé)formation, c’est souvent sous la pression d’un impératif besoin d’appropriation. Le texte (ou ce qui circule en lui et par lui), doit devenir “sien”, pour qu’il puisse s’y reconnaître, s’en inspirer, y trouver des modèles d’actions pratiques. C’est ainsi que nombre de lecteurs (débutants surtout) se placent d’emblée face au texte.
Or si l’actualisation, si l’appropriation du texte est l’une des modalités que prend son interprétation, si elle est le temps où “s’achève” et se “finalise” pour lui la rencontre avec l’Autre révélé dans la vie du lecteur, elle demande pourtant à être vérifiée et régulée. Elle demande que le temps soit pris de la lecture, sous les formes déjà dites (débrayage, ouverture). Elle demande que la gratuité de la démarche soit perçue et acceptée. Si appropriation il y a, ce sera d’abord sous la forme de cette désappropriation consentie. C’est elle qui ouvre en soi l’espace d’accueil et laisse augurer une transformation par la parole.
Pour le dire autrement : ce qui se dit et se passe dans et par la lecture et qui rejaillit sur l’expérience et la vie du lecteur, en son cœur, cette actualisation se présente à lui sous une forme seconde, dans un accueil patient et dépouillé de toute volonté de maîtrise. Parfois lui sera-t-il même difficile, sur le champ, de pouvoir en rendre compte, voire l’exprimer en termes clairs. L’après-coup, – le temps laissé à la parole pour circuler et travailler en lui –, est donc important à considérer. Il demande que soient acceptés le travail du temps, dont la mesure et l’appréciation diffèrent pour chaque lecteur. D’accepter surtout que l’espace de la lecture (le groupe réuni en un lieu, à un moment donné) ne coïncide que (très) rarement avec le lieu et le temps de son actualisation. D’accepter aussi que certains textes, pour des raisons multiples et diverses, parlent aux uns et moins à d’autres, selon les circonstances et moments de la vie.
Tout cela signe un fait : la lecture est d’abord inefficace et d’une inopérativité crasse pour qui s’attend à révélations spectaculaires, des enthousiasmes mystiques, des décisions vigoureuses ou des actions utiles qui devrait subitement en découler et dont le groupe serait sensé établir sur le champ la liste hiérarchisée. La parole, quand elle se donne dans le long temps d’écoute de la lecture, ne s’installe pas en ces lieux là, ces temps-là. Elle travaille les humains comme une graine, infime, silencieuse, qui portera du fruit en son temps et au moment le plus inattendu, peut-être. Elle s’inscrit en eux comme un moteur secret, un pouvoir-être qui trouveront fécondité en leurs profondeurs les plus intimes comme en leurs actions les plus visibles. Si c’est aux fruits qu’on reconnaît l’arbre bon, le lecteur de la Bible sait qu’il ne peut être question d’en forcer la venue, d’en calculer la forme, voire d’en prévoir le nombre13.
La parole transforme, la lecture transforme. Quelque chose est reçu qui, accueilli, change et modifie le lecteur. Son action en sera elle aussi affectée. Mais c’est là un autre temps (peut-être), ou du moins une modalité de la parole qui exige du lecteur un libre renoncement à toute efficacité, utile et mesurable. La gratuité de l’annonce évangélique se lit dans cette non-appropriation ou désappropriation fondamentale de toute œuvre ou mérite. Elle donne à naître à une appropriation marquée du sceau de l’Autre, quand et comme cela se fera, mais non sans la grâce divine et celle de la lecture aussi, en laquelle la Parole se donne à entendre. Le délai qui s’impose au lecteur, entre la saisie par appétit (parfois boulimique) ou le refus par overdose (parfois anorexique) et le temps de la digestion, temps ouvert sur les fruits et source d’une mystérieuse fécondité, la lecture l’exige et le postule.
L’impatience en nous souffre, la volonté de maîtriser notre propre fécondité aussi. Mais cet état des choses, loin de scléroser le lecteur convié à une transformation de son être par/ dans la lecture, lui laisse la chance d’entendre une autre musique, dévoilée par une autre parole et sur d’autres registres que ceux par lesquels, déjà, il a été touché et façonné.
Vers une lecture cordiale
En conclusion (provisoire) à ces quelques remarques, soulignons à quel point, face à l’advenue du nouveau, en la forme que prend l’Autre et son Royaume manifestés sur la terre des hommes, le lecteur, dans sa marche, est convié à recevoir la lecture en se déprenant de schémas qui viendraient en surcharger le sens, l’obturer, l’enfermer en une précompréhension établie. Il lui faut renoncer à “boucler” le sens et à le posséder. Renoncer aussi à “clicher” les hypothèses de lecture que le groupe aura émis, et cela par respect de l’altérité inépuisable du réel et de la parole qui se donne à entendre, à la faveur du texte lu.
Lire prend sens alors, en ce “débrayage” d’écoute, quand le lecteur a renoncé à toute volonté de puissance et de domination du sens. S’il convole alors en de justes noces de vie et d’alliance, il ne se prend pas, lui, ni sa lecture, comme mesure ou moyen du salut. Son avènement croise l’homme recréé à neuf par la parole, celle-là même qui le crée, en l’instant, au fil des jours. Vaste programme, que Jésus lui-même énonce au début de l’évangile selon Marc : “Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est tout proche : convertissez-vous et croyez en l’évangile” (Mc 1, 15). Le sujet de la parole est un sujet du croire. Sa démarche de foi, en Église, construit avec d’autres la communauté des disciples du Verbe incarné. La lecture de la Bible, en Église, réalise pour chacun ce que l’auteur du troisième évangile promet à Théophile, son lecteur, au moment de s’adresser à lui : “… j’ai décidé moi aussi d’écrire pour toi…, pour que tu puisses reconnaître la solidité des paroles qui ont trouvé écho en toi” (Lc 1,4).
Lire, si c’est bien ainsi que nous l’envisageons, consiste à se disposer à ce qu’advienne cette reconnaissance, par le détour du texte et le travail de lecture. Reconnaissance des paroles qui déjà nous ont enseignés, catéchisés et bâtis en chrétiens. Reconnaissance de l’expérience spirituelle qui nous a mis en route, sur les pas du Ressuscité de Pâques. Reconnaissance qui demande patience, désappropriation de multiples certitudes et savoirs, offrande à la parole qui s’annonce, toujours nouvelle. Cette parole qui, selon la promesse biblique, ne descend pas sur la terre pour remonter au ciel sans avoir fécondé son sol, y ayant produit ses effets : “De même en effet que la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et fait germer, pour qu’elle donne la semence au semeur et la pain à celui qui mange, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans effet, sans avoir exécuté ce que je voulais et fait réussir ce pour quoi je l’avais envoyée” (Is 55, 10-11).
Le lecteur, loin d’être un répétiteur de choses ou de paroles convenues, est ainsi convié, non à s’emparer, par un processus de connaissance, du “sens” du texte, mais plutôt d’advenir lui-même à cette place d’interprète où il peut assumer sa vocation de prophète, dans la liberté de l’Esprit accordée aux enfants nés de Dieu. C’est là que l’attend la parole, le Verbe intérieur qui parle en lui. Là que se joue sa qualité d’évangéliste, en puissance de pouvoir dire au monde l’heureuse annonce de Jésus Christ, Fils de Dieu sauveur.
Mais pour dire, encore faut-il entendre ! La lecture de la Bible en groupe s’invite à la table des communautés comme pratique, collective et ecclésiale, d’une écoute de la parole qui parle en chacun, au risque de lui révéler qui il est, l’amour dont il est aimé, la vérité de sa foi. Encore faut-il la laisser nous parler (Mc 2, 2) !
Etre “piqués au cœur” par l’écoute de la Parole (Ac 2,37) au point que notre lecture en devienne, selon le souhait biblique, une fervente “garde du cœur”, à l’image de Marie qui “gardait avec soin toutes ces paroles, et les repassait dans son cœur” (Lc 2,19)14.
A suivre…
Sr Isabelle Donegani
- Le CADIR de Lyon, fondé au sein de la faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon par Jean Calloud et Jean Delorme, put rapidement compter sur l’active présence en son sein de Louis Panier, Jean-Claude Giroud, François Genuyt, Cécile Turiot, Jean-Pierre Duplantier, François Martin, Alain Dagron, Bertrand Gournay et autres biblistes, théologiens et philosophes encore, qui tous participèrent à sa vitalité et à son expansion. Animé aujourd’hui par Anne Pénicaud et Olivier Robin, son Centre de Recherche poursuit un travail de théorisation de la sémiotique biblique, en interaction avec les groupes de lecture qui en déclinent la pratique au quotidien.
- Ce Réseau regroupe les Associations CADIR de Lyon, d’Aquitaine (Bordeaux), d’Isère (Grenoble), de Savoie (Annecy), de Bretagne (Brest et Nantes) et de Suisse romande (La Pelouse sur Bex) ainsi que le Centre de Recherche du CADIR de Lyon.
- De Boek et Duculot, Bruxelles, 1996, p. 206-215 : “Lire « Faiblesse des anges » de Christian Bobin”.
- C. BOBIN, “Une petite robe de fête”, Gallimard, Paris, 1991, p. 31-39 : “Faiblesse des anges”. En ces pages, C. Bobin se met en scène (et nous avec, interpellés en “vous”) comme lecteur de la pièce Iphigénie de Racine. Ce que construit et fait naître l’acte de lecture y est déployé avec poésie et perspicacité.
- L’un des deux verbes de la conversion, en grec, metanoeô, signifie aller “au-delà” (meta) d’une certaine manière de penser (noeô), accéder à une “connaissance méta”. Le second, epistrephô, est tout aussi exigeant : “revenir”, après s’être engagé dans une impasse, faire marche arrière après avoir emprunté un chemin erroné.
- Voir ANNE FORTIN, “Laisser parler la parole (Mc 2,2). Une pratique réglée de la lecture du texte biblique au service de la vie de l’Église”, Sémiotique & Bible 115 (sept. 2004) 4-28. En des pages denses et suggestives, l’auteur note ceci : “Ainsi, pour « laisser parler la parole », il est nécessaire d’entrer dans une attitude de suspension du sens,de suspension des savoirs (époché), de suspension de la volonté de contrôle, ce qui constitue une véritable décision éthique” (p. 10).
- La figure du “glaive”, pour qualifier le travail de la parole de Dieu, est bien connue de la Bible. Voir encore Is 49,2 ; Sg 5,20 ; Ep 6,17 ; Ap 2,12.16 ; 19,15.21…
- Entendre “s’entend” ici de l’acte d’accueil et de réception de la parole, mais aussi l’entendement qui y est impliqué.
- Voir le document “Lire la Bible en groupe” de mars 2007 et rédigé par l’équipe de formation du SEDIFO (Service diocésain de formation du Diocèse de Grenoble-Vienne) animée par Jean-Claude Giroud.
- Comme on dit d’une rencontre humaine qu’elle ne se maîtrise ni ne se fabrique, mais se donne, la rencontre avec la parole à l’œuvre dans les textes est une expérience qui relie le lecteur au Verbe intérieur qui le constitue et le fonde. Saint Augustin s’est longuement expliqué sur cela en parlant du Christ comme du Maître intérieur à écouter,pour vivre.
- Ces deux manières d’envisager le rapport au texte ont été analysées avec finesse par JEAN DELORME : “Lire dans l’histoire – Lire dans le langage”, dans Parole et récit évangéliques. Études sur l’évangile de Marc, LD, Cerf – Médiaspaul, Paris – Montréal, 2006, p. 19-34. Déjà paru dans : J. DORÉ (éd.) Les cent ans de la Faculté de Théologie, Paris, Beauchesne, 1992, p. 197-206.
- Il est dès lors indiqué de renvoyer les personnes intéressées aux nombreux ouvrages ou sites internet traitant de questions de cet ordre.
- Voir le premier des poèmes du Psautier : “Heureux l’homme qui… prend son plaisir dans la loi de YHWH et murmure sa loi jour et nuit. Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau, qui donne son fruit en son temps et dont le feuillage ne se flétrit pas. Et tout ce qu’il fait réussit” (Ps 1,1…3).
- Les Pères du désert ne se contentaient pas de lire les Ecritures mais s’en nourrissaient en invitant à la “garde du cœur”. Le “cœur” est pour eux la figure de toute “cellule” monastique, ce lieu intérieur que chacun porte en soi et qui s’éveille d’être rejoint et éclairé par la Parole de Dieu.