Luc 19, 1-10, Quand le salut advient pour une maison

Anne-Marie CHAPLEAU, Lecture de Lc 19, 1-10

(2ème partie)

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Anne-Marie CHAPLEAU (Institut de formation théologique et pastorale du diocèse de Chicoutimi (IFTP) au Québec) propose ici la seconde partie d’une lecture du récit de Zachée en Luc 19, 1-10. Elle y met en œuvre les éléments théoriques et méthodologiques de la sémiotique énonciative proposée dans la thèse d’Anne Pénicaud. L’analyse qui a débuté par un découpage rigoureux du texte sur des critères énonciatifs et par une analyse figurative (cf. S&B 143), se poursuit dans une analyse narrative et dans une analyse énonciative.

L’analyse narrative découvre comment « chercher et sauver le perdu » constitue la visée constante de la venue du Fils de l’homme (« venu pour »). Sa venue est pour un autre, le « perdu » qui en sera éventuellement transformé dans la mesure où, comme Zachée, il y consentira.

L’analyse énonciative met en lumière, au sein d’une structure du salut maintes fois reconfigurée, le rôle primordial de la parole qui révèle les positions de chacun. Placée dans la bouche de Jésus, elle montre le caractère relatif de ces positions, discrimine entre celles qui sont ajustées ou pas et suggère pour ces dernières le chemin de leur évolution. Entendue, elle devient l’opérateur de leur transformation.

Analyse narrative

Utiliser le cadre de la sémiotique énonciative ouvre de nouvelles perspectives à l’analyse narrative. À l’étape de l’analyse figurative, nous avons rigoureusement tenu compte de l’appartenance des dispositifs figuratifs à la ligne somatique ou à la ligne verbale. Des écarts significatifs sont ainsi apparus entre les dispositifs mis en discours par les divers acteurs dans leurs énoncés verbaux, et aussi entre ces énoncés et la ligne somatique. L’analyse figurative a aussi montré l’homologie entre le parcours somatique de Jésus à Jéricho et le parcours du Fils de l’homme dans l’énoncé verbal de Jésus.

Le recours à la grammaire narrative permettra, dans cette seconde étape de l’analyse, de reprendre ces considérations figuratives en termes de structures. Ici aussi il conviendra de situer l’analyse narrative dans le cadre du découpage en relief des textes. On commencera ainsi par construire indépendamment la syntaxe narrative de l’énoncé somatique et celle de chaque énoncé verbal. Chacune a sa cohérence propre, ce qui n’empêche pas le texte de les articuler. Il nous faudra donc, dans un second temps, nous pencher sur ce qui, à l’interface du somatique et du verbal, assume ce rôle d’articulation : l’énonciation. Cela précisera la fonction narrative des figures d’énonciation.

Dimension somatique

Deux Programmes Narratifs qui concernent Zachée

L’énoncé somatique s’intéresse à deux transformations d’état touchant Zachée et dont il est également le sujet opérateur.

Premier PN : « voir Jésus qui il est » (PN1)

Le premier PN développé sur la ligne somatique, et dont tous les éléments y restent cantonnés [1], concerne la quête de Zachée. Celui-ci, apparemment, sait que Jésus passe par Jéricho. Cela le met en quête de l’objet « Jésus qui il est » dont la valeur reste voilée pour l’instant. Zachée cherche à se conjoindre à quelque chose de l’être de Jésus : quête de savoir, curiosité à satisfaire ou quoi encore ?

Dans un premier temps, le programme est impossible à réaliser. Une compétence (pouvoir faire) manque à Zachée pour accomplir la performance « voir » : sa petite taille, conjuguée à l’obstacle de la foule, l’empêche d’avoir une vue dégagée sur l’endroit où Jésus passera éventuellement. Il acquiert cette compétence en montant sur un sycomore (PN d’usage « monter »), non sans avoir acquis au préalable la compétence nécessaire en courant vers l’avant pour être au pied du sycomore.

Toutes les conditions sont réunies pour que Zachée voie enfin « Jésus qui il est ». Il n’y a qu’un hic : l’énoncé somatique ne montre jamais Zachée voyant Jésus. Il engage plutôt Zachée dans un autre programme dont la performance est cette fois accomplie. Nous examinerons plus loin les ressorts du mécanisme qui fait passer Zachée d’un programme à l’autre.

Second programme : « descendre » (PN2)

Dans ce nouveau programme, « descendre » (PN2), Zachée occupe à nouveau la place du sujet opérateur.

La performance « descendre » est parfaitement symétrique à celle qui permettait d’acquérir la compétence pour le PN1 (« voir »). S’il fallait à Zachée être en haut pour voir, il lui faut maintenant être en bas sur le sol pour se conformer à l’invitation lancée par Jésus (manipulation).

Descendre, comme renversement d’un monter qui semblait nécessaire au voir indique, sur un autre plan, un renversement qui concerne Zachée au plus près. Le projet décrit par le PN1 relève de l’imaginaire d’une rencontre prévue comme moyen de saisir quelque chose de Jésus par le voir. Mais c’est plutôt le sol que Zachée rencontre ; il s’agit pour lui de changer de position dans l’espace. Ce déplacement est aussitôt sanctionné par des effets somatiques : l’accueil de Jésus avec joie. Ce qui semblait de l’ordre du moyen, comme monter pour voir, s’avère plutôt être une fin, celle voulue par Jésus. L’enjeu final sera mis en lumière plus loin dans le texte (v. 8) lorsque Zachée, dans une posture debout, prendra la parole. Cela sera examiné sous la dimension verbale.

Articulation des PN1 et PN2

Mu par son désir de « voir Jésus qui il est », Zachée s’est montré disponible à l’appel de Jésus auquel, l’ayant bien entendu, il a obéi avec empressement. Ce désir de voir fournit l’impulsion qui aboutit au retournement de Zachée et à l’accueil de Jésus. Le PN1 fonctionne donc comme une manipulation pour le PN2 qui est ici la performance appelée par cette manipulation. En même temps l’effet somatique produit par la descente, l’accueil avec joie, témoigne de ce que le désir de Zachée s’est réalisé. Le PN2 atteste ainsi de ce que le PN1 a réellement eu lieu – Zachée a vu « Jésus quel il est ». De ce point de vue, il joue le rôle d’une sanction pour la performance du PN1. Un lien dynamique et interactif unit ainsi les deux programmes. Mais il faut bien noter le mode paradoxal sous lequel tout se joue. Là où on aurait pu attendre de la part de Jésus une invitation directe à la rencontre actorielle, on trouve l’indication d’un déplacement spatial à faire. À distance de ce qu’il avait imaginé — une saisie par le voir — l’accomplissement du désir de Zachée dépend de son entendre et passe par un repositionnement somatique. La rencontre actorielle (« accueil avec joie ») se pose en sanction du déplacement. Nous sommes finalement en mesure de réviser le jugement un peu péremptoire que nous avions prononcé sur l’échec du PN1 « voir Jésus qui il est ». Il est bel et bien accompli, mais ce « voir » a été complètement redéfini comme accession à un nouveau mode d’être désigné par la figure du déplacement spatial.

Dimension verbale

Le premier énoncé verbal de Jésus pose un programme de base (PN3) qui le concerne : « rester dans ta maison ». Mais, restant au niveau verbal, le programme n’est jamais montré accompli pour cet acteur. Zachée prend toutefois le relais pour sa réalisation, d’où les sanctions dont il fait tout de même l’objet. Ces sanctions se trouvent dans les énoncés verbaux de « tous », de Zachée et de Jésus (second énoncé verbal).

1- Le PN de base inscrit par Jésus (PN3 « rester dans ta maison »)

Dans ce PN Jésus, sujet d’état et sujet opérateur, doit « rester dans la maison de Zachée » (PN « rester dans ta maison »). Notons que les trois phases narratives inscrites sur le schéma se trouvent dans l’énoncé verbal de Jésus.

Mais qu’y a-t-il pour Jésus sous cette nécessité de « rester » ? Son « il me faut » quelque peu énigmatique le manifeste comme sujet du « devoir faire ». Il se soumet dans l’obéissance en tant que SOP, à la manipulation d’un DR sur lequel le texte reste muet. Le texte pose comme compétence pour la performance la descente de Zachée montrée accomplie sur la ligne somatique. [2] Curieusement, le texte se désintéresse de la performance de Jésus (« rester ») qu’il ne montre jamais accomplie sur la ligne somatique [3].

2- Deux sanctions et un objet message pour le PN3

Trois Acteurs formulent des sanctions différenciées qui développent sur ce PN3 des points de vue distincts.

Premièrement, la relecture de « tous »

La relecture de « tous » atteste que de son point de vue une performance a bel et bien été accomplie par Jésus : « chez un pécheur il est entré pour déposer ses bagages » (v. 7 – énoncé verbal de « tous »). Il y a confirmation d’un faire de la part Jésus, et ce faire concerne sa visite chez Zachée. Il y a donc là une sanction du PN « rester dans ta maison ».

L’énoncé de « tous » fait le constat de l’entrée de Jésus chez un pécheur. Cette performance le conjoint durablement à un pécheur selon ce qu’indique la teneur du verbe grec [4]. Zachée devient ici un Ov dont la Loi précise la valeur : le péché. Car, pour cette dernière, la fréquentation du pécheur est problématique. Cela équivaut donc pour Jésus à se conjoindre au péché. Du coup, Jésus peut être qualifié de « pécheur » face à cette même Loi.

Deuxièmement, l’objet message de Zachée

La descente de l’arbre et la transformation somatique que celle-ci a entraînée font advenir Zachée à la parole. Nous pouvons décrire comme un PN ce qu’il dit, c’est-à-dire son énoncé verbal. La performance du don témoigne de l’effet de la parole de Jésus sur Zachée. L’appel de Jésus lui avait été lancé en raison de cette nécessité de « rester dans ta maison » (PN3). Le PN « donner » se comprend dès lors comme un objet message pour la performance « rester ». Son statut, celui d’un « faire », montre la conséquence pour un autre acteur, Zachée, de la performance de Jésus.