Marc 14, 12-25, Le dernier repas de Jésus.

J.-Y. THERIAULT – 2004

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0. Introduction

Le récit de la passion selon Marc (14, 1-16 ; 8) s’ouvre par l’annonce de la Pâque et des Azymes « dans deux jours ». Cette indication temporelle signale au lecteur que les événements, conçus par les autorités religieuses comme un complot pour faire mourir Jésus, doivent aussi être lus sur le registre de cette double fête. Un modèle de lecture est également donné dès l’ouverture. En effet, l’onction d’un riche parfum sur la tête de Jésus, vue par des témoins comme gaspillage au détriment des pauvres, est réinterprétée par celui-ci comme un geste signifiant, point d’ancrage d’un mémorial annoncé au monde entier. Ainsi la livraison du corps de Jésus et sa mort, qui servent les autorités, sont-elles à lire sur un autre registre de signification. Dans cette perspective, le récit du dernier repas de Jésus contribue à construire cette autre interprétation de sa mort. Lire ce texte évangélique, c’est rechercher les modèles figuratifs et énonciatifs qui le sous-tendent. Et suivre la mise en discours du dernier repas de Jésus en Marc, c’est éminemment faire œuvre de théologien à la recherche de la signification élaborée dans l’acte même de la lecture. Je me place au foyer ouvert par l’organisation discursive pour élaborer avec minutie et rigueur ce qui est donné à entendre dans l’entrelacement des figures signifiantes.

Le segment Mc 14, 12-25 sera analysé en séquences délimitées par des indices temporels : 1) « Le premier jour de Azymes », présenté ici comme un temps de préparatifs pour la Pâque; 2) ce jour s’achève avec la mention du « soir venu » qui ouvre le temps de réalisation d’un repas, lui-même scandé par la répétition de « tandis qu’ils mangeaient » aux versets 18 et 22, formant ainsi dans la prise du repas deux moments clairement distingués, mais reliés. En 14, 26, le groupe part pour le mont des Oliviers, quittant cette salle spécialement dédiée à la réalisation d’un repas doté par Jésus d’une signification tout à fait unique.

1. Le premier jour des Azymes : 14, 12-16

Notre texte s’ouvre par la mention du « premier jour des Azymes », désigné comme celui « où l’on immolait la Pâque », c’est-à-dire l’agneau qui devait servir au repas pascal. Conformément à 14,1 les événements sont placés dans le cadre de la double fête annoncée. Rappelées ici, ces figures de célébrations religieuses, invitent le lecteur à entrer dans un monde de signification qui dépasse le point de vue utilitaire des choses, à se placer dans une atmosphère signifiante où prime la dimension symbolique des événements. Rappelons que les autorités religieuses, pour la réalisation efficace de leur projet, veulent justement se tenir à l’écart de la fête (14, 2). La notation temporelle signale le « premier jour » d’une fête : elle doit donc normalement s’échelonner sur plus d’une journée. Le texte ne mentionnera cependant pas de second jour, ni d’autres jours des Azymes. Quand il reviendra à des indications temporelles référant à un calendrier, ce sera pour indiquer la « veille du sabbat », également jour de « Préparation » (15, 42). Puis, le lendemain de ce sabbat, un « matin » souligné comme « premier jour de la semaine », à l’heure du lever du soleil (16, 1-2). Comme si le temps des Azymes restait inachevé, remplacé par un temps « nouveau » après la pause du sabbat. C’est déjà un indice que s’opérera une transformation dans la compréhension symbolique des événements qui s’enclenchent maintenant. Dans le texte, l’indication temporelle a comme effet immédiat de déclencher une question de « ses disciples » : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? ». Analysons cette question en tenant compte du récit qui la suit immédiatement.

Notons d’abord que le caractère de ce « premier jour » se précise : il s’agit d’un temps de préparation, ce que confirment les versets 15 (« faites-y pour nous les préparatifs ») et 16 (« et ils préparèrent la Pâque »). Remarquons tout de suite que la demande de Jésus quant à ces « préparatifs » (v.15) arrive dans le discours seulement après que la salle adéquate ait été repérée. Et c’est « là » qu’il doivent préparer ce qu’il faut pour la Pâque dont parle Jésus. Pour les deux émissaires, le travail de préparation se fera dans la salle. Le v. 16 confirme cet organisation discursive en mentionnant la préparation de la Pâque une fois que le lieu pré-dit (« comme il leur avait dit ») ait été trouvé par les disciples. Rien n’est dit de l’obtention d’un agneau immolé. L’essentiel des activités préparatoires semble se dérouler dans cette salle, trouvée toutefois d’une manière assez particulière.

En revenant à la question du v. 12, nous observons en effet qu’elle porte sur le lieu : « Où veux-tu ». Selon le texte, la question du lieu paraît significative, mais voyons de quelle manière. Sans faire de psychologie, on comprend que la question des disciples présuppose un manque de savoir quant au lieu « voulu » par Jésus. Y avait-il disponibilité de quelques endroits connus d’eux, entre lesquels Jésus aurait pu choisir ? De fait, le discours de Jésus, qui occupe le cœur du récit, ne répond pas directement à cette interrogation. Il les mènera plutôt en terrain jusque là inconnu, où ils auront à se diriger sur la confiance en sa parole. « Deux de ses disciples » sont « envoyés » par Jésus : le narrateur donne ainsi à la démarche des disciples le caractère d’une mission entreprise par le duo au nom du Maître. Ce « deux disciples » font pour tout le groupe ce qui représente la part des disciples dans la préparation du repas. Le texte ne dit pas que le signe est convenu, comme celui du traître en 14, 44. Mais il est particulier et facile à repérer : « un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d’eau ». Les deux disciples sont invités à le suivre. Notons que le débrayage énonciatif fait que la description de la mission est présentée explicitement comme parole même de Jésus. En « suivant » l’homme à la cruche, le duo se trouve ainsi à suivre la parole de Jésus, ce qui est une belle définition du disciple. En définitive, c’est en référence à la parole de Jésus que la salle sera trouvée.

La mise en discours fait aussi que la question sur le lieu se trouve reprise et énoncée comme parole du Maître dans le discours même de Jésus : « Où est ma salle ? » S’il reste disponible quant au lieu, comme il le paraît quant au signe pour y conduire, le Maître désigne néanmoins l’endroit comme « ma salle », et dit qu’elle est « toute prête ». Du point de vue du dire de Jésus, la salle est prévue et adaptée à la fin qu’il envisage : « manger avec ses disciples ». Sa parole en fait sa salle auprès du propriétaire. En montrant la salle, ce dernier se trouve à répondre à la parole de Jésus et à correspondre à son désir de les réunir en convives (« une pièce garnie de tapis ». Reste à y faire « là » les préparatifs « pour nous ». Le lecteur ne sera pas informé autrement de la localisation de cette salle, sinon qu’elle est « en ville » où le deux disciples sont envoyés. Ce qui compte pour l’organisation signifiante c’est qu’elle ait été trouvée en passant par un signe spécifique, accueilli et interprété selon le dire de Jésus. On y est ainsi conduit en suivant la parole de Jésus. La disposition à l’écoute est un élément fondamental de la phase de préparation. Bref, pour les deux disciples, préparer la Pâque de ce soir-là, c’est écouter Jésus et faire ce qu’il dit.

Nous en venons ainsi à l’observation des acteurs de ce jour de préparatifs. Il s’agit d’abord d’un groupe, désigné comme « ses disciples », qui lui posent collectivement la question du lieu pour la Pâque. Selon le narrateur, c’est encore manifestement « deux de ses disciples » qui sont envoyés par Jésus. Et le discours de ce dernier confirme le statut des convives : manger « avec mes disciples » (v. 14). C’est bien à titre de « disciples » que des acteurs sont mis en scène pour préparer une salle de repas. Dans son discours, Jésus se donne d’ailleurs explicitement le titre de « Maître » au sens de « Didascale ». Il ne s’agit pas seulement de trouver un lieu pour que Jésus mange la Pâque (« pour que tu manges la Pâque »), mais de préparer pour « nous » la salle désignée et appropriée par la parole du « Maître », pour la Pâque à laquelle il les convie et qu’il entend faire avec eux, « ses disciples », ce soir-là. Un « nous » réunissant Jésus et ses disciples dans une même commensalité. Maître et disciples seront réunis dans la salle du Maître pour cet acte de manger ensemble (« manger avec ».

En résumé, l’essentiel des préparatifs consiste à trouver la salle désignée par un discours de Jésus, et mise à sa disposition sur sa parole de maître; salle déjà préparée pour un repas, qu’il reste à aménager pour le « nous » formé du maître Jésus en communauté de table avec ses disciples. Aucun préparatif typiquement pascal cependant. Le texte peut bien noter deux fois qu’il est question de « manger la Pâque » (v. 12 et 14) le dispositif figuratif évoque un autre genre de repas. Pas de mention d’un agneau préparé, ni de pains sans levain, ni d’herbes amères, etc., à consommer dans le cadre d’une fête familiale. Plutôt, Jésus comme « maître » et « ses disciples » comme groupe convié par le Maître, en ce lieu désigné par celui-ci comme « ma salle », trouvée et préparée en accomplissant fidèlement sa parole. Les parcours narratifs et figuratifs de la préparation du repas construisent l’image d’un repas plus orienté vers la consommation de la parole du didascale que marqué par le rituel pascal. Qu’il soit pascal ou non, le repas auquel le Maître convoque ses disciples est un repas préparé sur la base de l’écoute, en temps et lieu compris comme éléments signifiants. Ce sera bien le dernier repas du groupe ici figuré comme « nous », car, Jésus le dit sur le chemin de Gethsémani, le pasteur sera frappé et les brebis se disperseront, jusqu’à ce que se réalise un autre type de rassemblement après la résurrection (voir 14, 27).

2. Le soir venu, à table : 14, 17-21

La mention explicite du « soir venu » en 14, 17 signale la fin du jour des préparatifs et l’ouverture d’un nouvel espace temporel. Se prolongera alors une interminable journée (nuit et jour), jusqu’à cet autre indication temporelle « le soir était venu » en 15, 42, Le repas pris par Jésus avec « les Douze » enclenche les événements de cette longue journée. Il sera suivi d’une nuit (juive) s’achevant par le chant du coq (14, 72) et comportant deux volets, l’un à l’extérieur à Gethsémani, l’autre chez le Grand Prêtre; puis d’un jour (romain) aussi en deux volets, le premier, le matin chez Pilate, l’autre, au Golgotha au fil des heures bien indiquées. Rappelons que cette longue journée n’est pas numérotée comme second jour des Azymes, ni désignée explicitement comme jour de la Pâque, bien qu’elle devrait y correspondre si la veille on a immolé les agneaux pour la fête. Du point de vue spatio-temporel, la séquence du repas est bien délimitée : ouverte par « Le soir venu, il arrive avec les Douze », elle est fermée par « Après le chant des psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers ». La répétition de « tandis qu’ils mangeaient » (v. 18 et 22) signale deux moments dans ce qui se passe à table. Lisons-les dans l’ordre où ils se présentent.

« il arrive avec les Douze »

La première partie de l’énoncé est conforme au dispositif figuratif de la préparation. Jésus est distingué du groupe, il a préséance comme « maître » : il « arrive » accompagné (« avec ») de ceux qu’il a convié dans « [sa] salle », au repas préparé pour cette occasion. Notons toutefois l’écart manifesté dans la figure de l’acteur collectif : des « disciples » au « Douze ». Le contenu de cette figure devrait être éclairé par sa mise en discours ailleurs dans l’évangile de Marc. Faisons simplement l’hypothèse que la connotation d’enseignement liée à la relation maître-disciples se trouve atténuée au profit d’une autre qui pourrait être celle d’un rôle dans l’organisation ou la constitution de la collectivité (communauté ou peuple) rassemblée par Jésus. Le groupe rassemblé par Jésus est comme le noyau initial de la « multitude » évoquée plus loin. Mais n’anticipons pas !

« Et tandis qu’ils étaient à table et qu’ils mangeaient ».

Le cadre du repas pris ensemble est doublement rappelé et souligné : rapprochement des corps en communauté de table (« à table »), et action commune de manger, sans que soit indiqué ce qui est mangé. Tout en tenant compte du contexte de pratiques signifiantes et symboliques que constituent les repas solennels pris ensemble, voyons attentivement ce qu’il en dit ici. La signification ne semble pas liée à ce qui est pris comme nourriture mais au fait même de partager la même table et de manger ensemble. Exemple, l’attention sera mise par Jésus, non pas sur le contenu du plat, mais sur le geste même de plonger la main avec lui dans le même plat.

« En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera, un qui mange avec moi. »

L’annonce de la « livraison » est soudaine et directe. Elle tombe dans la communauté de table, y fracturant la communion de convives. Elle est faite en marquant avec insistance l’appartenance du livreur au groupe réuni (c’est « l’un des Douze ») ainsi que son lien intime avec le locuteur (« qui mange avec moi », « qui plonge avec moi la main dans le même plat »). L’emphase est mise sur la proximité des corps et la communion dans l’action, en contradiction avec l’acte de livrer. La suite du récit montrera que cet acte de livrer va consister à remettre le corps de Jésus aux mains de ceux qui vont s’en emparer et le manipuler comme un objet à partir de l’arrestation à Gethsémani. L’effet dysphorique de l’annonce est d’abord manifesté par le sentiment qui envahit les convives (« ils se mirent à ) : expérience de « tristesse » pour ceux qui commencent à s’interroger sur leur fidélité à Jésus, fidélité qui sera bientôt encore plus durement mise à l’épreuve à Gethsémani.

Surtout, le texte fractionne les Douze pris comme groupe avec Jésus, en une série d’individus qui s’interrogent sur leur cas personnel en rapport avec lui. En effet est soulignée la réaction des convives pris individuellement : ils interrogent en succession et chacun pour soi : « serait-ce moi ? ». La parole de Jésus s’adressait à l’ensemble des convives présents (« je vous le dis »). Il ne répond cependant à aucun de ceux qui questionnent individuellement, laissant chacun faire la vérité sur ses dispositions et convictions envers lui. Si le lecteur connaît l’identité du « livreur », celui-ci n’est pas dénoncé dans le cadre du repas. Ce qui est manifesté, c’est la perversion de l’acte et non son auteur. Dans le cadre d’une communauté de table, le geste physique qui réunit les mains dans un même plat parle normalement d’une relation de communion entre les personnes qui y participent. C’est sur cette expérience de vouloir-être-avec que sont amenés à se questionner individuellement les convives. Expérience doublement mensongère pour le « livreur » qui confirme verbalement la fausseté de son geste en posant la question. Ce qui paraît un signe de grande communion, devient un profond mensonge pour celui qui se sait le « livreur » du corps dont il se montre si proche. La parole directe de Jésus n’entraîne pas la dénonciation du traître aux yeux des convives présents. Elle ne prévient pas non plus le méfait. Elle provoque plutôt un mouvement de vérification, chacun ayant à faire la vérité sur son rapport avec Jésus. Et ce n’est qu’un commencement (« ils se mirent à »), car le test sera bientôt encore plus radical.

« Oui, le Fils de l’homme s’en va selon ce qu’il est écrit de lui »

On doit lire en prenant en compte et le lien marqué par le oti grec (« oui »), et l’écart opéré par le changement de scène. D’une certaine manière, c’est un peu comme un discours parabolique. Il y a passage du rapport « je vous le dis » entre interlocuteurs présents (« l’un de vous », « serait-ce moi ») à une autre instance mettant en scène un rapport entre le « Fils de l’homme » et « cet homme-là ». La contradiction, au plan du repas en cours, entre « marger avec » et « livrer » se trouve, non pas expliquée, mais comme approfondie, ou éclairée en profondeur. En étant relue ou réinterprétée par le discours de Jésus qui met en scène « le Fils de l’homme », elle prend une dimension qui rejoint les structures profondes de l’humain. Le passage par le « Fils de l’homme » construit la signification de ce qui se passe en profondeur signifiante, et qui n’est pas visible dans l’immédiat de l’événement. Le retour sur cette parole de Jésus, plus tard, permettra de saisir quelque chose de l’enjeu que souligne ici Jésus.

Deux parcours se croisent sur le pivot constitué de la livraison d’un acteur par l’autre. Celui du « Fils de l’homme » est orienté vers l’avenir (« s’en va vers »). Il va vers un destin déterminé par ce « qu’il est écrit de lui ». Cette référence à l’écrit, sans citation d’un texte particulier, voile, plutôt qu’elle ne le révèle, l’itinéraire du Fils mis en scène. Elle renvoie pour son sens à un Destinateur qui est laissé à la reconnaissance de lecteur qui se met à l’écoute de l’écriture mentionnée. Chose certaine, le Fils de l’homme ne se livre pas. Il « est livré », dit le texte. Mais il entre dans ce destin en fidélité avec ce qui est dit de lui dans l’écrit. En assumant son destin en référence à l’écrit , il se trouve à naître à sa destinée comme sujet proprement humain (Fils de l’homme). Sa filiation humaine s’accomplit véritablement. À l’inverse, le parcours de « cet homme-là », lorsqu’il s’actualise dans l’acte de livrer est renvoyé au passé, non pour célébrer sa naissance, mais pour la regretter. Il est à plaindre « cet homme-là »comme sujet d’un acte qui consiste à livrer le « Fils de l’homme ». Si on oublie le savoir biblique qui fait de « Fils de l’homme » un titre, la plainte porte sur un « homme » qui livre le sujet humain qui est en voie de naître (Fils) à son humanité (de l’homme). Elle porte sur « cet homme-là » dans sa situation actuelle, non à cause de ce qui l’attend, mais en déplorant sa venue au monde des humains : « ce serait mieux pour lui de n’être pas né ». Son acte présent fait regretter l’acte même de sa naissance. Il renverse l’espoir accompagnant la naissance de tout être humain. En faisant ce qu’il fait, un tel « homme » enlève toute valeur à sa naissance humaine. Il s’en exclut lui-même et se trouve renvoyé au néant d’avant sa venue au monde. Quand un homme livre le Fils de l’homme, il y a quelque chose de l’humain qui est en manque de naissance. Pour le Fils de l’homme, cependant, qui assume son destin en référence à l’Écriture, il mène à son terme sa naissance humaine. On verra par la suite comment Jésus se montrera le fils du « Père » à Gethsémani et comment il sera déclaré « fils de Dieu » au pied de la croix.