2. De l’oral à l’écrit, l’énonciation : les fondements d’une sémiotique énonciative
a) Du dire à l’énonciation : la « mort de l’Auteur »
Le « schéma de la parole » est susceptible de rendre compte de toutes les formes de parole, orale ou écrite : pour passer de l’une à l’autre il suffit de remplacer le dire par l’écriture, et l’entendre par la lecture. Cependant le passage à l’écrit entraîne une transformation majeure : la disparition de l’auteur et de son dire. En effet la lecture d’un texte clôt le temps de l’écriture et ouvre le temps des lecteurs, suscitant ainsi ce que Roland Barthes a appelé « la mort de l’Auteur » :
L’image de la littérature que l’on peut trouver dans la littérature courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions […] : l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa « confidence ». […] L’Auteur, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre […]. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation, et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant […] Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes ces citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination […] la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur [21].
D’où le schéma suivant :
Aux lecteurs, l’achèvement de l’écriture permet une découverte qui fondera l’approche sémiotique : séparer un texte de son auteur ne le coupe pas pour autant de son dire. Simplement le lien se transforme, le couple texte/auteur cédant la place à un rapport entre énoncé et énonciation. Le mot « énonciation », pris ici comme un synonyme de « parole », est d’emploi délicat en raison de son ambivalence [22]. Dans une situation de parole vive, il qualifie le dire et l’entendre qui assurent la circulation d’un énoncé [23]. En rapport avec un écrit achevé, il désigne ce à partir de quoi un texte est énoncé : une instance logique induite de l’existence de ce texte en tant qu’il est un énoncé [24]. Située en-deçà de l’énoncé et de ses figures, elle ne peut être figurée mais n’en est pas moins opérante en lui [25]. Elle est la trace d’un débrayage primordial inscrit dans un énoncé, et agissant dans sa lecture. Le sémioticien Jean Delorme la nommait la « voix du texte ». Telle une Belle au bois dormant cette « voix » gît au repos dans l’énoncé, en attente d’un lecteur qui en réveillera la puissance opératoire, car toute lecture en est la réactivation de fait :
Le lecteur prête sa voix au texte, au risque de la faire prendre pour celle du texte. Sa voix donne à entendre une parole qui n’est pas la sienne et qui n’a d’autre support que l’écriture, c’est-à-dire le tracé de la parole qui met en œuvre les mots de la langue dans le texte. Cette parole n’attend que la lecture pour passer à l’acte, pour s’actualiser avec la collaboration du lecteur. Elle dort tant qu’on ne l’éveille pas en refaisant le chemin par lequel elle a passé et dont l’écrit garde la trace. Cette parole immanente n’a pas d’autre medium que l’écriture-témoin de l’articulation du discours qui l’habite. La lecture publique lui fournit le medium d’une voix qui doit interpréter, au sens musical du mot, l’œuvre écrite, sans se substituer à elle mais en la transposant du lisible à l’audible. Cela présuppose une lecture attentive, une fréquentation patiente, à l’écoute de ce qu’on peut appeler la voix du texte, silencieuse, immergée sous la lettre écrite. De même en effet qu’à l’oral la voix est la manifestation sonore de la parole de celui qui parle, de même la lettre est la manifestation lisible de la parole qui préside à l’articulation du texte. [26]
La découverte de l’énonciation engage ainsi à remplacer le schéma descriptif proposé ci-dessus par un schéma logique, que voici :
b) La sémiotique, une lecture dans l’énonciation
Dès l’origine, la sémiotique été conçue par Greimas dans le cadre énonciatif qui vient d’être explicité, et comme une théorie et une pratique de lecture visant à s’ajuster sur l’énonciation. Greimas lui-même, cependant, s’est essentiellement intéressé au versant de l’énoncé, réservant la question de l’énonciation à des recherches ultérieures [27]. Les travaux du CADIR ont largement exploré la question, établissant des fondations puis des développements qui seront explicités par le troisième article de ce parcours [28].
Mentionner le concept d’énonciation au seuil de cette présentation permet ainsi de découvrir l’orientation générale de l’aventure sémiotique. Elle suppose d’en revenir à l’anamorphose indiquée ci-dessus comme l’effet d’une attention à la dimension de la parole, et définie comme une invitation à l’interprétation. Le passage de la parole orale au texte écrit et le remplacement du dire par l’énonciation montrent que l’anamorphose des lecteurs n’est pas laissée à elle-même mais se trouve étroitement guidée par l’énoncé, en tant qu’il atteste d’une énonciation et la désigne. Dans la lecture, l’énonciation est comme un itinéraire fléché par un énoncé. Une fois encore le chemin qu’elle indique est intérieur : elle cherche à conduire les lecteurs vers une position d’entendre suffisamment ajustée sur la « voix du texte » pour lui donner espace. Non pour perpétuer un passé révolu, mais pour lui ouvrir un avenir de sens en eux, les ouvrant du même coup à l’avenir de ce sens [29]. Elle est une résurgence de parole prête à se donner en qui lui donne accueil pour lui faire don d’un « futur de l’origine » [30].
Entrer dans cette perspective d’anamorphose impose de reconsidérer entièrement l’approche des textes en la retournant depuis les conditions du dire vers celles de l’entendre. La sémiotique intervient là comme la proposition d’une méthode – c’est-à-dire d’un accompagnement sur le chemin – de l’anamorphose. Elle développe des modèles fondés dans la théorie, et capables de conduire avec rigueur des lecteurs tentés par l’expérience. La portée du concept d’énonciation n’est donc pas seulement abstraite, elle est aussi pratique car elle indique un chemin méthodologique concret.
Son point de départ réside dans les représentations d’acteurs, d’espaces et de temps proposées par un énoncé : elles constituent en effet les traces inscrites en lui par l’énonciation [31]. Dans l’histoire sémiotique du CADIR, cette base extrêmement simple a servi d’appui à trois chemins d’analyse, les uns et les autres étayés sur des modèles spécifiques : une analyse narrative formalisée par Greimas, une analyse figurative développée au CADIR entre les années 1980 et 2000, et une analyse énonciative élaborée dans le Centre durant les dix dernières années. Cette dernière élaboration a généré la proposition d’une sémiotique énonciative opérant une mise en perspective et en cohérence des trois analyses. Ressaisissant l’analyse figurative elle la soutient par un modèle nouveau, la mise en « relief » des énoncés, dont découle une représentation en « vitrail » qui sert d’appui à l’analyse énonciative. Le prochain document de ce parcours présentera l’analyse figurative, et montrera comment le « relief » en facilite la mise en œuvre. Le document suivant décrira le « vitrail » et explicitera les procédures et les enjeux de l’analyse énonciative. Quant à l’analyse narrative, dont les travaux précédents du CADIR avaient montré les limites, son adaptation au cadre énonciatif lui a redonné une forme de pertinence et par conséquent une nouvelle jeunesse. Un quatrième document, encore à rédiger, développera ultérieurement les procédures et la fonction que reçoit l’analyse narrative dans la sémiotique énonciative.
Conclusion : parole et communication, les enjeux d’un modèle
Un autre modèle de la parole, le schéma de la communication
La compréhension de la parole impliquée dans le modèle qui vient d’être présenté est bien différente d’une autre représentation, nommée « schéma de la communication ». Aujourd’hui admise au point d’en être devenue le modèle (souvent implicite) auquel est référée la parole (du moins en occident). Ce modèle proposé par le linguiste Roman Jakobson [32], qualifie la parole comme une « communication » dont voici la représentation [33] :
La communication est celle d’un « message », formulé par un « émetteur » à destination d’un « récepteur », et qui véhicule une information à propos d’un référent [34]. Transitant par un « canal » (par exemple, la parole, ou l’image), il est « codé » par l’ « émetteur » (par exemple dans une langue précise) pour être ensuite « décodé » par le « récepteur ». On reconnaîtra là un vocabulaire à ce point couramment employé qu’il a peu à peu remplacé les termes de dire, d’entendre, et même de parole. Son emploi définit implicitement la parole comme une opération technique de codage et de décodage permettant de transposer la réalité dans des mots pour la transmettre à autrui.
Communication vs parole
La comparaison des schémas permet de les situer en vis-à-vis l’un de l’autre. La communication est centrée sur l’adresse d’un « émetteur » à un « récepteur », c’est-à-dire sur les fonctions nécessaires à la transmission d’un message. La parole s’intéresse en revanche à l’interaction entre des sujets du « dire » et de l’ « entendre », qu’elle rapporte aux dynamiques énonciatives de débrayage et d’embrayage générées par les schizes. Le débrayage désigne l’écart entre les mots et les choses, et l’embrayage la distance entre l’entendre et le sens visé par un dire. La communication n’instaure pas ces deux écarts : communiquer est dire quelque « chose » de ce qui « est » à l’adresse d’un récepteur censé le recevoir comme cela a été dit. La principale différence entre les schémas de la communication et de la parole porte ainsi sur la perception de la schize, cette coupure désignée par l’énonciation. Cette différence de départ a d’importantes conséquences, qui seront rapidement esquissées.
– Considérer le dire comme un débrayage interdit à la parole de remonter vers une « réalité » reçue comme impossible à atteindre. C’est le « principe d’immanence » mentionné ci-dessus : ce qu’on dit n’est pas ce qui est. De son fait la parole se cantonne dans le registre de la « véridiction » (une vérité cantonnée dans le dire). A l’inverse le postulat d’une possible adéquation entre les mots et les choses conduit les sujets de la communication à considérer un message comme un double verbal du référent réel dont il parle [35]. S’ensuit une appréhension de la parole sous l’angle de l’ « exactitude », qui est une vérité en prise sur la réalité.
– Considérer l’entendre comme un embrayage empêche la parole de croire à une possible remontée depuis l’entendre vers le dire, puisque ce qu’on entend n’est pas ce qui est dit. La parole postule ainsi le régime du malentendu. Le caractère technique de la communication postule à l’opposé une possible adéquation du récepteur à l’émetteur : bien compris, un message est susceptible de délivrer son contenu de « réalité » – et de préférence sans perte.
– La parole situe les deux sujets dans un vis-à-vis équilibré : le dire inaugure une proposition de sens que l’entendre achève en la réalisant. L’équilibre repose sur une perte consentie par les deux sujets : le dire se remet à l’entendre d’autrui, mais l’entendre accueille le dire d’un autre. S’ensuit un lâcher-prise caractéristique de la parole. En revanche la communication relève d’une double prépondérance. En apparence elle donne la priorité au poste de l’émetteur qui adresse le message. Dans les faits elle consacre la prééminence du récepteur, qui en décide le sens en dernier ressort. D’où une double emprise : chacun des postes de la communication peut considérer son approche du sens comme le sens du message, du moins tant qu’il ne la confronte pas à la perception de l’autre poste.
– La parole assume la subjectivité, accueillant la différence comme une manifestation de sens qui doit être reçue et travaillée, en tant qu’elle révèle et éclaire les positions respectives des sujets ainsi que leur inscription dans la relation : comme un appel implicite à l’ajustement, à la fois entre les sujets [36] et à l’intérieur de chacun des sujets [37]. Elle s’inscrit là dans une dynamique d’harmonisation ternaire [38]. A l’inverse la dimension d’objectivité de la communication rend toute différence des points de vue problématique : l’écart des mots aux choses est reçu comme l’attestation d’une imprécision, et l’écart entre les sujets comme l’indice d’une incompréhension [39]. C’est pourquoi la communication relève d’une logique binaire : accord ou désaccord, fusion ou conflit. Cette logique postule une forme de fixité, pour laquelle un écart appelle à démontrer le bien-fondé d’un message, tandis qu’un accord atteste d’une prise exacte sur la réalité.
Communication et parole : un paradoxe fécond
La présentation des deux schémas – communication et parole – en a souligné les différences. Cette distinction peut elle-même être reçue d’un point de vue binaire, opposant les modèles dans une perspective de rupture : communication ou parole ? Sans doute serait-il plus pertinent de les tenir ensemble, dans la perspective ternaire d’une tension féconde assumant l’incompatibilité des modèles. Apparaît alors que le modèle de la communication pourrait bien désigner l’amont d’un échange, correspondant au projet qui soutient une entrée dans le dire : partager à autrui un savoir objectif sur la « réalité ». La parole décrirait alors l’aval de l’échange : la découverte par l’entendre de la subjectivité et de sa puissance de renouvellement. Chacun des modèles pourrait donc renvoyer à l’autre par différence. En négatif, pour en désigner les limites sans pour autant l’invalider : la perspective référentielle assumée par le modèle de communication désigne le renoncement de la parole à toute visée objectivante (de la « réalité » comme du « sens »), tandis que la visée de relation décrite par le schéma de la parole souligne l’impuissance de la communication à établir une relation assumant la subjectivité. En positif, pour en reconnaître le champ de compétence : le modèle de la parole déploie les conditions d’une rencontre entre des sujets, et le schéma de la communication la quête d’un savoir sur la réalité [40].
L’écart entre les modèles n’en a pas moins d’importants retentissements : les propositions formulées ci-dessus constituent l’arrière-plan théorique sur lequel s’est développée la recherche sémiotique, la menant à son aboutissement énonciatif. Il ne s’agit cependant là que d’une première illustration. Il y en a d’autres, considérables, car la prise en compte de l’énonciation ne modifie pas seulement le régime de l’écrit : elle touche aussi celui de l’oral, c’est-à-dire de la relation à autrui. S’engage là une « révolution énonciative » dont les effets sont encore difficiles à mesurer.