Repères pour la sémiotique énonciative, A. Pénicaud
1. Le point de départ de la sémiotique : une réflexion sur la parole.
La sémiotique est une pratique de lecture développée en cohérence avec une compréhension de la parole comme rencontre d’un entendre et d’un dire. Elle formule à leur propos deux constats, dont découle l’ensemble de la théorie et de la pratique sémiotiques.
a) Le dire est un « débrayage »
Par le dire un individu, situé par son corps (inscrit dans l’espace et le temps) comme partie prenante de la « réalité » [1], cherche à dire quelque chose de cette réalité. Cependant il ne peut y parvenir : en effet il dit… des mots, et son dire produit un énoncé bien autre que la réalité. Le dire est donc un débrayage, qui génère à partir de la réalité un énoncé verbal radicalement autre qu’elle.
D’où ce paradoxe : le dire est à la fois le moyen par lequel un sujet formule quelque chose de la réalité et ce qui l’en coupe en l’effaçant derrière sa reproduction dans les mots [2]. Ce que l’on dit n’est pas ce qui est.
Tout énoncé produit par un dire, qu’il soit oral ou écrit, est ainsi comme un tableau figuratif peint avec des mots, ou encore comme une vitre peinte. L’erreur serait de confondre les figures du tableau avec la réalité, ou les dessins de la vitre avec un paysage qui serait situé derrière elle… En fait, il n’y a pas de réalité derrière la vitre. En figurant la « réalité » dans la parole, le dire la re-présente, mais comme un objet de langage. Il dessine un paysage verbal qui la rend définitivement absente.
Lisant les textes dans cette optique, la sémiotique évite absolument de traverser la vitre du langage [3]. Elle s’interdit le « pourquoi », qui cherche à expliquer les textes par les « réalités » dont ils semblent parler. Son questionnement est un « pour quoi ? », qui observe les figures d’un texte pour tenter de découvrir ce que montrent leurs dispositifs, et ce qui est à entendre là.
b) L’entendre est un « embrayage »
L’entendre est l’opération, symétrique du dire, par laquelle un énoncé verbal rejoint un individu situé par son corps (inscrit dans l’espace et le temps) comme partie prenante de la réalité. Par l’entendre, il cherche à accueillir le sens de ce qui lui est dit. Cependant il ne peut y parvenir. En effet entendre l’énoncé produit en lui un effet de sens où se mêlent inextricablement la compréhension de cet énoncé et les affects qu’elle suscite. L’entendre est donc un embrayage, par lequel un effet de sens est généré dans la réalité de celui qui entend un énoncé verbal débrayé d’autrui.
D’où un second paradoxe : l’entendre est à la fois le moyen par lequel un sujet est rejoint par l’énoncé d’un autre et ce qui l’en coupe en l’effaçant derrière l’effet de sens produit en lui par cette rencontre [4]. Ce que l’on entend n’est pas ce qui est dit.
L’effet de sens produit par l’entendre d’un énoncé, oral ou écrit (en ce cas l’entendre devient lecture), est ainsi la trace inscrite en un sujet par sa rencontre avec cet énoncé. L’erreur serait de le prendre pour le sens de l’énoncé. En fait, celui-ci n’a pas de sens en lui-même : il n’est qu’une machine à faire du sens en attente de son activation par un entendre.
Faire ce constat n’est pas aisé, car l’entendre est silencieux : il avance masqué, suscitant ainsi l’illusion qu’il se réduit à une pure compréhension de l’énoncé d’autrui. Mais cette transparence est un leurre, et l’intervention de l’entendre est loin d’être anodine. L’effet de sens produit par l’entendre (ou par la lecture) d’un énoncé est ainsi le lieu d’un malentendu fréquent : en croyant accueillir la proposition de sens d’un autre, un sujet de l’entendre donne libre cours à son propre monde de sens, où se décide la façon dont il entend (ou dont il lit).
L’importance donnée à l’entendre est au coeur de la sémiotique : elle travaille l’entendre des lecteurs pour lui apprendre à se garder de ce malentendu. A cet effet, elle enseigne à distinguer le dire du texte des projections dont le recouvre une « compréhension » immédiate. Le chemin de cette déconfusion passe par un suspens du sens [5], où prend place une observation précise des figures de l’énoncé [6].
2. La mise en « relief » des textes et l’analyse figurative
Il s’agit donc, en sémiotique, de considérer un texte comme un tableau figuratif peint dans le langage, et d’observer la disposition de ses figures pour en accueillir les effets de sens. C’est le projet de l’analyse figurative, qui invite des lecteurs à faire l’épreuve d’une rencontre effective avec un texte, dans le respect de sa proposition de sens. Cette observation retourne du tout au tout leur vision. Elle opère ce que Fr. Martin a qualifié, en référence à la peinture, comme une « anamorphose » [7]. Les anamorphoses sont des tableaux offrant au regard une scène qui se transforme à mesure du déplacement de celui qui la regarde [8]. Dans la lecture sémiotique, l’anamorphose est opérée par le déplacement d’un lecteur qui, en suspendant sa compréhension immédiate des textes (une « compréhension » qui est une explication référée à la « réalité »), apprend à voir pour entendre. Ce chemin d’anamorphose n’est pas évident, et doit être guidé. La sémiotique énonciative propose pour cela un modèle, nommé « relief », qui sert d’appui à l’analyse figurative en permettant d’opérer un relevé précis de la disposition des figures dans un texte.
a) Les « scènes figuratives » et leur succession dans un texte
Observer un tableau pictural suppose d’en analyser le dessin, les couleurs, les reliefs… Observer un tableau verbal (un texte) passe par un examen de ses acteurs, de ses espaces et de ses temps [9]. La coupure entre le texte et la réalité impose qu’ils soient déterminés par le texte, et non par la réalité : pour une analyse sémiotique sont acteurs, espaces et temps ce qu’un texte dit tels.
Un tableau pictural représente une scène unique, en vis-à-vis de laquelle il invite un spectateur à se situer. Un texte enchaîne en revanche plusieurs scènes, qui sont autant d’arrêts sur image sur un dispositif d’acteurs situés dans un espace et dans un temps [10]. Il est à cet égard plus proche d’une bande dessinée, qui distingue et fait se succéder plusieurs vignettes, ou encore d’un film enchaînant les plans. Ces scènes figuratives constituent l’unité de base du regard sémiotique.
Dans chacune des scènes d’un texte, acteurs, espaces et temps sont qualifiés par des figures. Ex. : un pharisien et un publicain montent au Temple pour prier, l’un et l’autre prient, chacun à sa façon, puis tous deux redescendent, l’un justifié et l’autre non. Comparer les scènes montre l’évolution de ces figures, qui sont des figures en parcours dans le texte (des parcours figuratifs). Le texte en développe deux en parallèle : celui du pharisien (il monte pour prier, prie et redescend sans être justifié) et celui du publicain (lui aussi monte pour prier, prie, mais redescend justifié). Regarder ces parcours en montre la différence d’orientation, renvoyant à ce qui les distingue : la prière.
La lecture sémiotique ne s’intéresse pas aux scènes prises en elles-mêmes mais à leur enchaînement. En considérer la succession l’introduit à une observation comparative qui rend visible l’évolution des figures. C’est cette évolution qui porte la proposition de sens faite par un texte à ses lecteurs.
b) L’attention à la parole : la perception du relief
Observer une bande dessinée montre que ses vignettes distinguent systématiquement deux dimensions, dont le développement court en parallèle : – 1) les corps des acteurs, qui font l’objet d’un dessin ainsi que la « réalité » dont ils font partie. – 2) les énoncés qu’ils s’adressent, qui sont situés dans des bulles sous la forme d’un texte écrit.
Ces deux dimensions sont reliées par la parole des acteurs, dire et entendre. Le débrayage du dire est figuré de façon systématique, par les pointes qui associent les corps des acteurs aux énoncés qu’ils s’adressent. L’embrayage de l’entendre est désigné plus rarement, et par des signes moins nettement codifiés.
La structure des bandes dessinées sert de modèle à une perception en relief des textes. Il suffit pour la voir de prêter attention aux figures de la parole. Comme dans les BD le dire y prédomine sur l’entendre : cependant les textes (notamment bibliques) mentionnent assez fréquemment cet entendre.
Considérer les textes à partir de la parole invite à y distinguer deux dimensions : la « réalité » dont font partie les corps des acteurs, et les énoncés qu’ils échangent entre eux. Mais les textes sont des vitres peintes avec des mots, des faux semblants verbaux. C’est pourquoi on emploiera à leur propos des termes spécifiques, destinés à éviter toute confusion : les figurations de la « réalité » seront désignées comme un niveau d’énoncés somatiques (soma signifie en grec corps), et les énoncés comme des énoncés verbaux. Un texte figure le dire comme le débrayage qui engendre un énoncé verbal à partir d’un énoncé somatique. Il figure l’entendre comme l’embrayage par lequel un énoncé verbal rejoint un énoncé somatique. D’où la représentation suivante, qui décrit le relief ouvert dans les textes par une prise en compte de la parole :
Cette représentation, nommée « schéma de la parole », déploie un codage constant : les énoncés, somatiques et verbaux, y sont indiqués par des traits verticaux parallèles, violets pour le somatique et bleus pour le verbal. L’énonciation, dire et entendre, est indiquée par des flèches horizontales symétriques, rouges pour le dire (orienté du somatique vers le verbal) et vertes pour l’entendre (orienté du verbal vers le somatique).