Exégèse, sémiotique et lecture de la bible

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2 – La question du sens

Signification et sens

Des malentendus ont empoisonné les relations entre exégètes et sémioticiens. Les premiers ont tendance à privilégier la référence historique des textes bibliques du fait qu’ils renvoient aux événements fondateurs de la foi juive et chrétienne. Les seconds sont restés longtemps suspects de préjugé anti-historique. Il ne fut pas facile de faire comprendre que la distinction saussurienne du « signifié » et du « référent » n’abolit pas la référence, mais permet à celle-ci de ne pas masquer la potentialité signifiante du langage qui transforme l’événement en récit. La démarche sémiotique surprend davantage encore ceux qui situent la signification dans un procès de communication à trois actants (source ou destinateur – message – récepteur ou destinataire) et la ramènent au message d’un auteur qui sait ce qu’il veut dire et use des moyens d’expression aptes à le faire passer à ses destinataires. Heureusement, la Bible ne manque pas d’écrits, comme le livre des Juges, le Cantique des cantiques ou le quatrième évangile, qui ne se laissent pas réduire à cette dimension et attestent, jusque dans les travaux qui tentent de la cerner, un pouvoir signifiant toujours disponible. Il y a longtemps que leurs lecteurs, exégètes compris, n’en sont pas les destinataires. La signification au sens actif du mot (faire sens) ne peut être arrêtée au moment de la première communication. Au contraire, elle se déploie avec la distance historique et culturelle. A l’inverse, le savoir accumulé sur leur contexte d’origine tend à s’insinuer dans le texte, lui ajoute des informations dont il peut se passer, modifie le jeu de ses signifiants et, si l’on n’y prend garde, rétrécit les possibilités de lecture.

La conception transitive du sens selon Greimas est bien illustrée par la lecture toujours recommencée de la Bible. Le sens ne réside pas dans les signifiants, il se produit entre eux. Il passe. « La signification n’est saisissable que lors de sa manipulation, au moment où, en s’interrogeant sur elle dans un langage et un texte donnés, l’énonciateur est amené à opérer des transpositions, des traductions d’un texte dans un autre texte, d’un langage, enfin, dans un autre langage ». [11] Parler du sens d’un texte, c’est déjà le traduire dans un autre. Et il ne se fixe pas plus dans le second que dans le premier. Il les relie et se prépare à les relier à un troisième. La pratique exégétique elle-même en témoigne. Elle est oeuvre de traduction. Elle passe son temps à faire s’affronter sa langue à celle du texte, perdue même en Grèce et en Israël. Nous disposons de bonnes grammaires et de bons dictionnaires lexicaux, mais il n’y a pas grammaire ni de dictionnaire qui permette d’attribuer à coup sûr un sens à un discours dans quelque langue que ce soit. Le traducteur hésite toujours. Heureuse suspension du sens, où s’éprouve quelque chose de ce qui le rend insaisissable, sinon de façon négociée et provisoire. Il faut renoncer à tout ce que la traduction laisse échapper de l’original, de son rythme, du choc de ses images. Il fut accepter de perdre beaucoup du texte et beaucoup de soi, en hommage à l’autre, irréductible à soi. Le commentaire procède d’une expérience semblable. Il prend place après d’autres et aucun n’est définitif.

Il ne s’agit pas pour autant de céder au rêve d’un fond inépuisable de sens reposant sous une forme littéraire qui en garderait l’entrée et n’en laisserait tirer que des bribes. L’idée de Hjemslev, reprise par Greimas, d’une dualité de formes d’expression et de contenu n’a rien de romantique. Elle assure le transit du sens, du fait que ces deux types de formes se rencontrent mais ne se correspondent pas. Il faut passer par des jeux de parallélismes, de différences, de similitudes entre éléments textuels et sémantiques qui limitent la fantaisie et interdisent l’interprétation tous azimuts, mais qui entretiennent une quête de telle sorte « qu’un sens » est donné au parcours des signifiants et que « le sens » est constamment différé. La clôture du texte, nécessaire pour que les relations entre les éléments fassent sens et soient interprétables, n’est pas la clôture de l’interprétation, même s’il faut accepter de s’arrêter et d’en donner une. Il y a là une décision à prendre, qui engage un sujet lecteur, auquel le savoir faire sémiotique lui-même ne peut se substituer.

La lettre et l’esprit

Cette convergence de la pratique exégétique et de la réflexion sémiotique sur le signification devrait remettre en question la frontière qui s’est durcie entre « sens littéral » et « sens spirituel » au point de faire oublier que toute écriture, toute lecture est en tension entre « lettre » et « esprit ». L’idée courante du « sens littéral » ou du « sens obvie » reste dans la ligne de la définition saussurienne du signe à deux faces, celle du signifiant et celle du signifié qui lui correspond, la lecture consistant à passer du premier au second. Au niveau du mot ou d’un segment restreint, ce passage semble se faire aisément, au point de rester inconscient. Avec le discours et le texte qui l’inscrit, la coupure entre signifiant et signifié devient plus difficile à oublier. La traduction et l’interprétation de la Bible toujours à refaire montrent que la barre entre eux ne se franchit pas sans résistance ni sans perte. C’est à ce point de passage, précisément, que le sujet traducteur ou interprète se trouve convoqué. Le signifié manque au signifiant plutôt qu’il ne s’y donne à lire, si bien que le dynamisme signifiant du texte est inséparable de l’énonciation et de l’engagement d’un sujet lecteur.

Il faut donc abandonner certaine conception d’un sens « objectif » [12] et parler, plutôt que de « sens littéral », d’attention nécessaire à la « lettre », en deçà non seulement du message ou des idées que l’on peut prêter à l’auteur, mais de tout sens. [13] La lettre suspend la signification, en attente de lecture, et ce temps suspendu est celui du passage de l' »esprit » pour un sujet fait de corps et de parole. [14] La figurativité des textes bibliques devrait faire avancer la réflexion dans ce sens.

3 – Figurativité du discours et appel à interprétation

Figurativité et travail du sens

Les discours même abstraits se construisent avec les représentations du monde et de l’expérience humaine offertes par le langage. C’est le mode d’exercice le plus apparent et peut-être le plus fécond de leur pouvoir signifiant. Car si le discours met le monde en scène, il n’y ramène pas. Ce retour impossible conditionne son opérativité signifiante, à partir de la coupure instauratrice du langage entre les mots et les choses. Les représentations, facilement identifiables, d’un monde « réel » ou fictif ne sont pas là pour le faire voir, mais pour travailler à la signification du discours. Celui-ci en fait des « figures » signifiantes, qui mettent à sa disposition ces ressorts du sens depuis longtemps exploités que sont la métonymie et la métaphore. Avec son trésor de récits et d’images, la Bible offre un terrain privilégié de manœuvres pour l’analyse de la figurativité. Il n’est pas étonnant que la sémiotique greimassienne s’y soit intéressée, notamment à propos du discours où le sens travaille entre deux niveaux articulés, le discours parabolique. [15]

La figurativité parabolique permet d’innover. Greimas l’a souligné quand il a comparé deux types de progrès discursif, celui de la rationalité causale, qui va des effets aux causes (scientifiques ou putatives), et celui, plus inventif, d’une pensée « latérale », « parabolique », qui procède par analogie et enchaînements figuratifs. [16] Mais les paraboles évangéliques n’ouvrent pas seulement des voies à la connaissance, comme les modèles figuratifs qui servent de stimulant à l’invention scientifique. Elles orientent le figurable vers ce qui ne l’est pas (« le Royaume des cieux », expression énigmatique, elle-même métaphorique), non pour qu’il s’y abolisse, mais en demeurant du côté du figuratif de telle sorte que cette ouverture ne se ferme pas. Ce qui échappe à la représentation oblige le figuratif à demeurer sur le seuil et le met en travail de sens.

Mise en vedette par les paraboles, cette propriété du figuratif se fait reconnaître ailleurs, même hors des limites du discours étiqueté religieux. [17] Et le récit biblique d’ensemble, où s’enchaînent mémoire et légende, lois et promesses, oracles prophétiques et leçons de sagesse, intervient lui-même dans les discours qu’il suscite comme une immense parabole que l’on n’en finit pas d’invoquer et d’interroger. Quand on essaie de définir une « théologie narrative » en contraste avec une théologie systématique ou didactique, [18] on rend hommage à la fécondité pour la pensée des récits fondateurs de la foi. Pour assumer les grandes interrogations qui travaillent la bête humaine, il faut mettre le monde et l’humain en scène discursive et raconter des histoires .

Figurativité et thématique

Encore faut-il ne pas confondre les capacités signifiantes du figuratif avec la possibilité d’illustrer une idée par une image ou un récit. L’histoire de l’exégèse et de la théologie montrent qu’on peut facilement substituer à un texte les idées de l’auteur et ramener le récit biblique à l’exposé de quelques « thèmes » généraux. La sémiotique elle-même fut tentée d’assimiler les rapports entre le « figuratif » et le « thématique » à ceux du concret et de la valeur plus abstraite qui s’y trouverait investie. « Ainsi, le thème du « sacré » peut être pris en charge par des figures différentes, telles celles du « prêtre », du « sacristain » ou du « bedeau ». [19] Les paraboles s’opposent à cette réduction. Elles articulent deux niveaux de signification décalés, sans correspondance directe entre eux, si bien qu’une quête de sens se poursuit latéralement au récit parabolique, sans que l’identification d’une thématique ne l’arrête. [20] Quand elles s’épaulent en « paraboles jumelles » ou qu’elles s’accrochent les unes aux autres en collections, elles ne se laissent pas chapeauter par un thème commun qu’elles mettraient différemment en figures. [21] Elles se relaient sans conclusion didactique, comme une invitation à en inventer d’autres, comme un parcours pour apprendre un mode de discours nécessaire et irremplaçable (Mt 13,51-52).

De même, la Bible dans son ensemble convoie quantité de figures qui s’appellent ou se contredisent, s’accordent ou se bousculent, sans autre mot de la fin qu’une ouverture à ce qui vient (Apocalypse 22,20-21). Le didactisme de l’exégèse comme de la sémiotique risque de les porter à transformer les parcours figuratifs en contenu thématique et à réduire l’articulation des figures à quelque système de valeurs. En cours d’analyse, pour faire le point et ne pas perdre le nord, pour baliser un parcours de sens, en respecter l’orientation, il est utile de relever certaines récurrences de valeurs thématiques, de transcrire en organisation de valeurs l’articulation des figures, à condition de ne pas décoller du sol des parcours figuratifs vers les nuées des idées générales. Le va-et-vient nécessaire entre figure et thème rend sensible leur équilibre instable, condition du mouvement qui propulse la signification tandis que nous sommes tentés de le bloquer par des considérations abstraites. C’est ainsi que l’on tarit la lecture des écrits bibliques en dressant la synthèse de la « théologie » yahviste ou deutéronomiste du Pentateuque, celle de Jérémie ou de chacun des trois Isaïe, celle de Marc ou de Luc. Il n’y aurait qu’à projeter les idées clairement explicitées des uns ou des autres dans les textes pour les y reconnaître sans surprise !

Heureusement des textes résistent comme à plaisir : comment Jésus peut-il être assis sur une ânesse et un ânon à la fois (Matthieu 21,7) ? quelle idée de chercher quelque chose à manger sur un figuier en dehors de la saison des figues (Marc 11,13) ? On pourrait multiplier les exemples de « défiguration » du monde tel qu’il est mis en « figures » dans le texte, ou encore les cas de figures qui tendent à renverser des systèmes de valeurs reconnus (Jésus y excelle dans les évangiles et continue de déconcerter le lecteur), ou encore les textes qui perdent tout intérêt si l’on en ramène le parcours narratif au schéma général de la grammaire narrative. Une extrême attention est requise aux points où notre désir de comprendre et de clarifier achoppe, aux endroits qui suscitent immanquablement la réaction défensive des lecteurs (le traitement des ouvriers de la première heure est injuste ! les vierges sages auraient bien pu partager leur provision d’huile avec leurs compagnes !), aux textes qui ne se plient pas à l’ordre qu’on voudrait leur assigner au nom de la logique, de l’argumentation persuasive, de la vraisemblance descriptive, historique ou psychologique. Ces « passages » affichent une propriété fondamentale du discours : les figures arrachées aux « réalités » qu’elles sont censées représenter sont dotées d’une productivité signifiante qui ne peut être décrite d’avance à partir des codes admis. La signification s’en trouve différée. Elle ne relève plus d’un décodage, elle appelle une interprétation. Elle met en question le désir du sujet lisant. Une place est disponible pour un lecteur à un niveau plus fondamental que celle du « lecteur impliqué » par les stratégies persuasives que le discours met en place ou par les possibilités de construire sa vraisemblance ou sa cohérence qu’il offre ou laisse au lecteur. Nous retrouvons ici le problème de l’énonciation.

Figure en sémiotique et en exégèse

La typologie biblique telle qu’en parle la tradition chrétienne profite de cette fécondité des figures mises en discours. Elle reconnaît à l’Ancien Testament une portée « figurative » ou « typologique », qui s’affirme et se déploie dans le Nouveau. Elle établit entre l’héritage de la Bible juive et les écrits chrétiens fondateurs un rapport, une tension de « figure » à « réalité » ou de « promesse » à « accomplissement ». Gardons-nous d’assimiler les emplois du terme « figure » en sémiotique et dans le discours chrétien, mais il s’agit bien des deux côtés d’un processus signifiant. Quand on dit que les « réalités » de l’Ancien Testament deviennent des « figures » par rapport aux « réalités » du Nouveau, les « réalités » dont on parle se trouvent signalées et prises en charge dans les Ecritures comme des figures au sens sémiotique du mot. On les reconnaît sans peine, par exemple, dans les représentations offertes de la sortie d’Egypte (de l’Exode à l’Apocalypse de Jean en passant par le deuxième Isaïe, le livre de la Sagesse, la première épitre de Paul aux Corinthiens) ou celles du sacrifice d’alliance (en Exode 24 et dans les parole de Jésus sur le pain et le vin de la dernière Cène). A titre de représentations, elles marquent au niveau du sens manifesté l’affleurement de figures de contenu qui sont mises en travail de sens au niveau des structures immanentes. La distinction entre ces deux niveaux a permis à la sémiotique de la signification de se constituer. Elle est à mettre en parallèle avec la relation que St Augustin exprimait dans une formule célèbre : « Novum Testamentum in Vetere latet, Vetus Testamentum in Novo patet ». La « vérité » du Nouveau Testament se voile dans l’Ancien, celle de l’Ancien se manifeste dans le Nouveau. [22] La lecture de l’un relance la lecture de l’autre et réciproquement.

Ce va-et-vient entre le manifeste et le latent est éminemment sémiotique et opérateur de signification. L’analyse sémiotique le pratique dans l’analyse de tout texte entre la signification manifestée et son articulation immanente. Il apparaît ainsi que la sortie d’Egypte ne participe pas au même travail de sens dans les divers écrits qui y renvoient. Quant au travail qui s’accomplit entre ces écrits, il relève d’une intertextualité qui appelle elle aussi une analyse à deux niveaux et qui s’élargit aux dimensions de la Bible à la faveur des chaînes figuratives qui sautent par dessus les frontières des écrits particuliers et nouent les deux Testaments. La typologie biblique offre ceci de particulier qu’elle est explicitement reconnue dans certains passages du Nouveau Testament et qu’elle s’inaugure déjà dans l’Ancien. [23] C’est-à-dire que la mémoire du passé s’exerce par relecture des figures en des textes qui les réinvestissent et qui construisent ainsi une nouvelle compétence de lecteur. Cette compétence le maintient en quête de signification par l’attention aux figures et à cette propriété que nous leur avons reconnue, celle de retarder la reconnaissance du sens, de mettre la signification en veilleuse, comme une pro-messe, qui tient le désir en éveil. Cette compétence de lecture écarte le voyageur pressé et tend à susciter un sujet lecteur qui, revenant sur ses pas, se découvre en terres neuves.

« L’accomplissement » qui révèle « la promesse » ne se livre pas sous forme de message synthétique ou de clarification didactique au terme du parcours des figures. Il s’y trouve manifesté par la naissance d’un enfant, la surprise d’un tombeau ouvert devenu chambre d’écoute pour un rendez-vous ailleurs, par l’engendrement d’autres enfants qui se disent nés de la parole et qui grandissent en faisant du retard de ce qui vient une école d’attention au présent. « L’accomplissement » manifesté de cette manière dans les Ecritures murit au cours de leur lecture qui en actualise l’énonciation. Il tend à se réaliser, non plus en représentation dans le texte, mais dans le lecteur. [24]