Exégèse, sémiotique et lecture de la bible

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4 – L’énonciation, la parole et l’écriture

Ecriture et parole

Nous voici ramenés à l’énonciation scripturaire, difficile à définir, impossible à maîtriser. Les grands textes littéraires ne permettent pas d’éluder cette question et la Bible le supporte d’autant moins qu’elle donne lieu à la pratique traditionnelle d’une « lectio divina » qui prétend se mettre à l’écoute de « la Parole de Dieu ». Cette façon de parler, propre aux croyants, n’est pas du ressort de la sémiotique. L’exégèse elle-même, dans la mesure où elle se veut rationnelle, adopte une méthodologie qui met l’affirmation de la foi entre parenthèses ou la réserve pour une autre approche, « spirituelle », des Ecritures. Les exégètes croyants ne font pas difficulté d’appliquer les règles de la critique moderne à la Bible. Ils ne changent pas de méthodes quand ils passent des écrits considérés comme « inspirés » aux textes juifs ou chrétiens non retenus dans le Canon des Ecritures et couramment désignés comme « apocryphes » ou « inter-testamentaires ». [25] La différence entre ces écrits concerne l’autorité qui les couvre ou non dans l’usage des croyants, et non la pertinence des procédures d’analyse auxquelles ils peuvent être soumis. De son côté, la sémiotique peut reconnaître dans cet usage croyant un protocole particulier de lecture, une définition de compétence de lecteur qu’elle peut décrire sans avoir à la juger.

L’énonciation

Cependant cette manière d’invoquer une « parole » à propos d’un texte fait problème. La sémiotique s’impose une grande retenue à cet égard. Cela oblige au moins à peser les mots. Le Dictionnaire estime que « le concept de parole a cessé aujourd’hui d’être opératoire », que c’est « une sorte de fourre-tout notionnel ». Il lui reconnaît toutefois « une force de suggestion… considérable » au point que les linguistes postérieurs à Saussure, qui excluait la parole du champ de la linguistique, en ont récupéré certains aspects en les réinterprétant sous les notions de « procès », de « message », « d’usage », de « performance ». [26] On pourrait se demander ce qui empêche la parole de devenir un concept opératoire. Mise à la porte des laboratoires, elle en habite les jardins. Elle réapparaît discrètement quand Greimas définit l’énonciation comme « la mise en discours » (en réinterprétant une formule de Benveniste).

Sa recherche a paru prendre du retard en se démarquant des propositions de Benveniste, des théoriciens des actes de langage, de la pragmatique linguistique. [27] Il était important de bien distinguer entre les conditions externes de la communication linguistique et l’instance d’énonciation présupposée par le discours énoncé, ne serait-ce que pour analyser leurs interférences dans la pratique du langage sans confondre ni simplement additionner les systèmes sémiotiques différents qui s’y trouvent en interaction. En fait, cette position théorique exige que l’on interroge le texte lui-même, lu à distance de ses origines, sur le secret d’une énonciation qui ne peut être renvoyée dans le passé, puisqu’elle est à l’oeuvre dans la lecture. Pour ce qui est de la Bible, cela s’impose tout particulièrement. Il faut la lire pour en reconstruire les multiples contextes originels. Et cette reconstitution historique représente un type de lecture productive, qui témoigne d’opérations de réécriture et de production de sens, où donc s’exerce aussi une énonciation immanente, mais autrement que dans le texte biblique. Car les éléments retenus de celui-ci se trouvent pris en charge par d’autres réseaux, par d’autres articulations signifiantes. [28]

Ces réseaux, ces articulations, dessinent la trace de l’énonciation textuelle. La lecture les actualise, l’analyse discursive cherche à les mettre au jour. Cette analyse a acquis une originalité et une autonomie nouvelles depuis que l’énonciation est définie comme instance de « mise en discours ». Le schéma du parcours génératif s’en trouve profondément ébranlé. L’articulation des figures nécessite une instance énonciative que les structures ne peuvent générer et qui échappe forcément à ce qu’elle articule. Au lieu de parler de « conversion » des structures sémio-narratives en organisations discursives de figures d’acteurs, de temps et d’espace, on parle maintenant de « convocation » pour rendre compte du passage des premières, purement virtuelles, aux secondes, et c’est bien une façon d’invoquer quelque chose de la parole. Dès lors, l’analyse ne se conçoit plus comme la traversée d’une couche figurative superficielle pour atteindre par dessous ce qui serait décisif pour la signification. Ce qui est décisif se passe en surface et l’analyse tente de l’élucider en transformant le texte lu en « discours », [29] c’est-à-dire en construisant le réseau des relations qui en font un tout de signification, ou encore en articulant les opérations nécessaires pour prendre une décision de lecture et en donner une interprétation globale. Le discours est traité comme le lieu de l’énonciation, dessinant la place vide d’un appel à interpréter. La signification ne ramène plus seulement du côté des représentations du monde ou des habitudes de langage ou d’écriture, des configurations figuratives ou thématiques convoquées, des systèmes de valeurs utilisés et transformés par l’énonciation. Celle-ci place le lecteur sur le versant de la parole.

La subjectivité du discours est alors honorée autrement que par le simple relevé d’indices renvoyant à l’acte passé d’écriture ou à l’intentionnalité rhétorique qui sous-tend le texte à destination d’un lecteur typé. Si l’on met au jour des structures ou dispositifs objectivables, on sait que le discours n’en est pas le résultat, il est plutôt le creuset où s’opère leur transmutation. [30] Et cela postule une source du côté d’un sujet. En témoigne même l’intérêt du lecteur pour un auteur en amont du texte. C’est une façon d’extérioriser l’autre qui s’atteste en celui-ci (quand ce n’est pas une façon de l’assimiler à soi, de le ramener au même par volonté de clarifier et d’expliquer le texte). Mais l’altérité à laquelle on s’affronte en lisant n’est pas le simple effet d’une projection de l’imaginaire ou la conséquence de la distance qui nous sépare de l’auteur. L’autre du texte habite le langage et ouvre le texte à une parole autre. [31]

La Parole dans les Ecritures

Ce genre de réflexion commence à interroger l’exégèse sur la pertinence de ses références à la parole. Elle s’exprime souvent de façon imprécise en disant qu’un texte « parle », que St Paul « parle » en ses épitres. La théologie protestante a rappelé le tranchant de la Parole, interpellation de la Loi pour l’Ancien Testament, Evangile ou annonce heureuse pour le Nouveau. Elle a réagi contre un didactisme exploitant les idées bibliques au détriment de l’écoute et de l’éveil d’une liberté. A-t-elle réussi à faire le lien entre l’écoute et la lecture, entre l’interpellation d’une Parole transcendante et l »interprétation lente, patiente d’une écriture multiforme ? Les post-bultmaniens ont compris la nécessité de réconcilier le « kérygme » (comme disent les exégètes pour désigner le message proclamé et fondateur de la foi chrétienne à son origine), qui était parole adressée, appel à la conversion, proposition de nouvelle existence, avec la nécessité de raconter au passé et sur le mode impersonnel la vie, l’action et la passion de Jésus. Cela concerne l’articulation de deux modes de discours, pas encore l’articulation délicate entre parole et écriture. D’autre part, on problématise le rapport entre l’oral et l’écrit, que ce soit pour critiquer la manière dont on a cherché l’origine des écrits bibliques et évangéliques dans une tradition orale antérieure sans penser à la transformation qui s’opère par le passage à l’écriture [32], ou pour distinguer deux herméneutiques spécifiques, celle de l’oralité et celle de l’écriture, qui se conjuguent dans les évangiles ou ailleurs encore. [33] Mais on ne peut identifier parole et oralité, pas plus que parole et voix, ou parole et discours, qu’il soit oral ou écrit. Il y a tant de manières de discourir pour ne rien dire ! Nous retrouvons ici la distinction nécessaire entre : — énonciation extérieure, acte d’un locuteur ou d’un auteur écrivant, — énonciation débrayée dans un énoncé et manifestée par la figure d’un acteur ou par des marqueurs de point de vue ou d’évaluation qui renvoient à un énonciateur présupposé, — et énonciation immanente dont l’énoncé oral ou écrit témoigne par l’articulation signifiante qui fait trace d’appel en attente d’accueil par un sujet de parole.

Ces distinctions pourraient profiter à la réflexion théologico-exégétique sur l’écoute de « la Parole de Dieu » dans les Ecritures. Comme on a tendance à ramener l’énonciation à la relation du texte à l’auteur, on a interprété la « Parole de Dieu » comme la relation de la Bible à son Auteur divin. Et « l’inspiration divine » était définie comme une assistance qui donne autorité au sens voulu par l’auteur humain sans rien changer au travail humain d’écriture de ce dernier. On pensait avoir trouvé une position d’équilibre entre les exigences de la raison (« le sens littéral » et l’intention de l’auteur à établir par les méthodes critiques) et les propositions de la foi. Le sens littéral permettrait donc au croyant de rejoindre l’intention et l’enseignement de l’Auteur divin. Deux niveaux de lecture sont distingués et le passage du premier au second est réservé à la décision du croyant. Cette dichotomie entre foi et raison apparaît maintenant bien simpliste. Dans toute lecture, même « profane », un croire est en question, en quête, un sujet d’énonciation est en acte et interpréter un texte, c’est croire. [34] Et cette conception d’une « inspiration » figée en un « sens littéral » intentionnel et ramenée à une stratégie d’enseignement et de persuasion conduit à un didactisme qui réduit la Bible aux idées de ses écrivains, stérilise sa force « poétique » (au sens où elle « fait » parler et écrire, devenir « poète ») et ignore sa puissance d’éveil du désir, source de l’écoute.

5 – La lecture, apprentissage de l’écoute

Comment la lecture incline-t-elle du côté de l’écoute ? Hors lecture, il n’y a qu’un objet textuel. Il ne devient texte signifiant que s’il est lu. Il ne suffit pas qu’il soit déchiffré, avec les compétences particulières exigées par sa langue, sa forme littéraire et ses codes culturels. Il doit être mis en acte d’énonciation par un sujet-lecteur qui le devient en lisant. Chaque écrit affirme sa particularité et le fait advenir lecteur de ce texte-ci, en l’obligeant à chercher, non seulement dans les dictionnaires et les encyclopédies, mais d’abord en lui-même et dans son affrontement au texte, le type de compétence auquel celui-ci fait appel. Et même s’il n’explore pas l’ensemble des possibilités signifiantes offertes, même s’il n’assume pas les affirmations du texte et les valeurs qui les sous-tendent et si, sollicité en sa liberté, il se retient, ce lecteur en devenir, du fait qu’il lit, construit un discours, est engagé dans une opération énonciative. Il est révélé à lui-même comme sujet déjà marqué par la parole et à nouveau touché en ce point de suture ou de cicatrice mal fermée entre corps, désir et parole. [35]

Le travail d’articulation des figures et d’interprétation d’un texte, parce qu’il demande du temps, permet d’expérimenter en quelque sorte cet avènement du sujet énonciataire. Et, comme celle de la parole, c’est une expérience d’altérité. L’énonciataire est renvoyé à un poste corrélatif d’énonciateur, qu’il éprouve comme une capacité immanente au texte d’incitation et de résistance à la lecture, comme un parcours de surprises et déceptions, de perte de ce qu’on voulait et croyait pouvoir lire, d’ouverture vers de l’inattendu. L’acte d’écriture connaît une épreuve analogue, dans l’affrontement aux facilités et aux pièges, aux limites et aux obscurités du langage pour que le discours soit habité par cette force potentielle d’énonciation que l’auteur teste constamment en lisant ce qu’il écrit. Ni l’auteur ni le lecteur ne font ce qu’ils veulent du discours et avec lui. L’un et l’autre actualisent, quoique différemment, la bipolarité de l’énonciation qui tient en éveil en eux le sujet de parole et d’écoute. Cette expérience, cette épreuve, appelle une réflexion renouvelée sur la modalité de l’écriture qui convertit le silence du texte en bénéfice pour la parole, et sur la manière dont une tradition de lecture use de la Bible comme d’une chambre d’écoute d’une parole autre, de la parole de l’Autre.

La lecture trouve ici ses lettres de noblesse. Celle des grandes œuvres littéraires, par ce qui la provoque et par les œuvres qu’elle engendre, témoigne d’autre chose que d’une intentionnalité mesurable par la critique. Et la littérature biblique, qui donne lieu à réflexion incessante sur les rapports impossibles à figer entre la « lettre et l’esprit », pourrait bien être l’un des lieux d’écriture privilégiés où la lecture entretient son secret, en deçà et au-delà de toute technique d’exploration et d’exploitation du sens.