Lire et croire ? Comment lire les Écritures ?
Augustin contre Pélage [8]
Notre auteur (Pélage) conclut de façon claire ce passage par une grande idée, lorsqu’il déclare : « Croyons ce que nous lisons, et pensons qu’il nous est interdit d’ajouter ce que nous n’avons pas lu – maxime que l’on pourrait dire, d’ailleurs, de toutes sortes de sujets ». Pour moi, je soutiens, au contraire, que nous ne devons pas croire tout ce que nous lisons, ceci en vertu de cette parole de l’Apôtre (Paul) : Lisez tout ; retenez ce qui est bon et que, de plus, il n’est pas interdit d’ajouter à l’appui quelque chose que nous n’avons pas lu. En effet, nous pouvons, à titre de témoins, garantir, en toute bonne foi, un fait dont nous sommes sûrs, même si, d’aventure, nous ne l’avons pas lu. Ici notre auteur répliquera peut-être : « Lorsque j’ai écrit cela, je parlais des Saintes Écritures ». Plût au Ciel qu’il voulût ne rien ajouter, – je ne dis pas à ce qu’il a lu dans ces textes sacrés – mais contre ce qu’il y a lu! Car il écouterait sincèrement et docilement le texte que voici : Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort ; ainsi a-t-il passé en tous les hommes par celui en qui tous ont péché. Il n’évincerait pas la grâce d’un tel médecin en refusant de reconnaître que la nature humaine a été corrompue. O plût au ciel qu’il lise, comme doit le faire un chrétien, qu’à l’exception de Jésus-Christ, il n’existe aucun Nom sous le ciel par lequel nous dussions être sauvés ! Il n’exalterait pas le pouvoir de la nature humaine au point de donner à croire que l’homme, grâce au libre arbitre, peut être sauvé sans avoir même recours à ce Nom [9].
Dans la célèbre dispute entre Augustin et Pélage, Augustin caractérise les principes de son opposition à l’interprétation du péché par Pélage à partir de la question de l’interprétation des Écritures. L’antagonisme entre les deux auteurs n’a rien perdu de son actualité, malgré le torrent de science qui a déferlé sur la théologie dans la suite des siècles.
Augustin reproche deux erreurs à Pélage : 1) une erreur sur le plan de son herméneutique ; 2) une erreur d’ordre anthropologique. Ces deux plans sont d’ailleurs liés. L’herméneutique de Pélage serait fautive, d’après Augustin, car il pose une adéquation stricte entre lire et croire, selon laquelle il ne faut rien ajouter ni soustraire au texte. Son anthropologie serait erronée, car son concept de nature humaine postule un sujet sans faille – c’est tout le problème du péché. Comment ces deux erreurs sont-elles liées et que nous disent-elles sur notre propre acte de lecture aujourd’hui ?
Selon Pélage tel qu’Augustin l’interprète, le rapport entre le lecteur et le texte biblique est unilatéral : « tout ce qui est lu doit être cru ». De plus, rien ne devrait être ajouté à ce qui est lu. La totalité de ce qui est lu doit demeurer intacte et s’impose en masse à l’acte du croire. Il ne faut rien ajouter ni enlever à la totalité de ce qui est lu, ce qui assurerait la pureté de l’acte de croire. Il y aurait une adéquation totale entre ce qui est lu et ce qui est cru, selon Pélage.
Augustin déplace la problématique de Pélage : 1) d’une part, il est possible de soustraire une partie de ce qui est lu au domaine du croire et il est possible de croire des choses qui ne sont pas lues. 2) D’autre part, il est possible d’ajouter au texte lu; ainsi, le croire n’est pas déterminé par la totalité de ce qui est lu.
Augustin se réfère à l’autorité de Paul pour fonder sa dissociation entre lire-tout / tout-croire. Paul dit en effet : « lisez tout, retenez ce qui est bon ». L’acte de lecture est alors inscrit sur le registre de ce qui est bon, plutôt que sur le registre du vrai, comme on pourrait s’y attendre. Ce qui est lu peut être soit bon, soit non-bon. De plus, la totalité de ce qui est lu n’a pas à demeurer intacte puisqu’il est possible de poser l’acte d’ajouter à cette totalité. Lire et croire sont décalés, et le critère pour retenir ce qui est lu est d’ordre pratique, moral, et non de l’ordre de la vérité propositionnelle. Comble des combles, il est possible d’ajouter à ce qui est lu. Arguments intéressants contre les fondamentalismes de tout crin…
Il existe cependant des conditions à l’acte d’ajouter. C’est sur ce point que l’erreur herméneutique est liée à l’erreur anthropologique. La position de Pélage fait reposer sur la seule nature humaine le pouvoir d’être sauvé, tout en ne voulant, d’un point de vue herméneutique, rien ajouter au texte lu. Qu’en est-il alors du sujet pécheur devant Dieu ? N’est-il pas un sujet plein, rempli de pouvoir et en contrôle de sa vie et de son rapport au monde ?
Pour Augustin, il est possible d’ajouter au texte à partir d’un « fait dont nous sommes sûrs et que nous pouvons garantir en toute bonne foi. » Mais ce fait ne tire précisément pas de la nature humaine sa garantie. En effet, l’écoute du texte ajoute quelque chose au texte lu : ce que le lecteur ajoute au texte lu, c’est sa position de lecteur confronté à ce qui manque en l’homme pour être sauvé. La corruption – le péché – en l’homme appelle ce qui ne se donne que dans l’acte de nomination du Nom de Jésus Christ. Cet acte de nomination, acte de parole, acte de prise de parole s’engageant dans ce qu’il proclame, le nom de Jésus-Christ, ne dépend pas de la seule lecture, car ses conditions sont ancrées dans la possibilité pour le sujet de garantir, en toute bonne foi son expérience de la corruption de la nature humaine. C’est un fait – un état – à partir duquel le lecteur lit et qui conditionne son acte de lecture. Le lecteur n’est pas détaché de son acte de lecture, il lit en tant que sujet corrompu par le péché. Le lecteur ne peut qu’ajouter ce fait à ce qui est lu même si ce fait peut ne pas être lu comme tel. Le lecteur qui en fait son lieu de lecture, son instance interprétative du texte, va cependant le rencontrer à toutes les pages dans sa lecture des Écritures. Cette position devient la condition même de l’acte de lecture des textes bibliques. La position du lecteur ne peut faire abstraction de ce trou en lui puisqu’il n’arrive à la signification d’un texte qu’en traversant l’écart entre sa parole et son rapport au monde et à lui-même.
Ce savoir n’est cependant pas conceptualisable, car la connaissance que l’humain en a passe par l’expérience qu’il en fait. Cette expérience non conceptualisable est le lieu d’une connaissance en acte qui se répercute sur la position du sujet vis-à-vis ce qui vient vers lui. Cette expérience ne porte pas sur des énoncés de savoir, elle postule plutôt l’existence d’un sens dans un monde par lui-même voué au non-sens et au non-être – elle postule la grâce dans un monde voué au péché. L’acte de lecture repose ainsi sur une anthropologie : avoir recours au Nom de Jésus Christ, c’est s’inscrire dans un acte qui passe par la reconnaissance du manque de l’humain face au texte lu. Le salut ne peut venir de l’homme seul, de son seul pouvoir : la signification du texte ne peut émerger de son simple pouvoir de décodage des mots du texte. En reconnaissant que la nature humaine est corrompue, c’est le manque qui est reconnu. Cette reconnaissance appelle la grâce qui pointe vers ce qu’il est possible de garantir, c’est-à-dire l’expérience d’un besoin de salut.
Pélage s’interdirait l’accès à ce savoir sur lui-même en deçà du savoir sur les énoncés. Il s’interdit l’accès à une expérience du manque, car cette expérience en deçà du pouvoir de l’homme le menace dans sa position de toute puissance. Pour Augustin, le texte lu, le seul texte, sans l’acte de lecture du sujet de lecture qui ajoute à la lecture sa position de sujet-lecteur, n’aboutirait à rien. Une lecture sans sujet-de-lecture n’aboutirait qu’à la fermeture du texte sur lui-même. Pour Augustin, le sujet humain est troué, coupé, brisé – pour reprendre les expressions de Lacan : c’est du lieu de son incomplétude qu’il peut devenir sujet compétent pour lire ce qui est bon pour lui dans ce qu’il lit. L’écoute sincère et docile du texte renvoie le lecteur à ce qu’il peut garantir, même s’il ne l’a pas lu : que les mots ne renferment pas en eux seuls le principe de leur signification, qu’il faut les lire en y nommant la part de ce qu’il manque à l’humain pour qu’une signification puisse surgir de la chaîne figurative à l’intérieur de laquelle la vie du lecteur s’investit. La signification ne pourra surgir de mots qui ne sont pas lus : lire implique ici que les mots seront troués du manque-à-dire du lecteur. « Le sujet-parlant est ce qui toujours manque à la totalité »[10] : parce qu’il parle, il sait qu’il ne peut tout dire, que la vérité échappera toujours à ce qu’il peut en dire. La vérité de la parole inscrite dans le langage ne la dit pas toute.
Il est possible de garantir, à titre de témoins, l’expérience du manque : ce manque n’est pas comblé ni évincé par la lecture, il est plutôt mis en évidence comme principe même de la lecture. Ajouter-pour le texte consiste à inscrire cet espace du manque venant du lecteur dans l’acte de lecture lui-même. Le mouvement de l’acte de lecture entre le lecteur et le texte assure une large place à la signification du texte et la signification de la vie du lecteur face au texte. La signification est relationnelle, car elle ne peut s’inscrire que dans l’interaction entre ce que le lecteur met de sa vie dans son acte et le texte.
En ajoutant au texte, le lecteur prend le risque de l’interprétation. Cependant, pour avoir accès à la signification du texte pour lui, il doit passer par le chemin que lui fait faire le texte. Le lecteur ne peut s’attarder aux seuls résultats d’une lecture, il ne peut valoriser le seul message, il ne peut non plus projeter dans le texte son vécu, qui chercherait à être conforté par le texte. Le chemin que fait faire le texte donne accès à ce qui peut être entendu du texte à partir de sa position de manque. Un lecteur qui prétendrait ne rien ajouter au texte ne prend pas le risque de se faire déplacer par le texte, de se recevoir lui-même à la lumière du texte. Il n’entendra pas l’effet de rétroaction du texte sur lui, comme cela est mis en scène dans le récit de Nathan qui, à l’audition d’un texte, révèle à David que « cet homme c’est toi » (2 S 17, 7). Ne rien ajouter au texte, c’est le laisser muet, en faire un document informatif de banques de données mais qui n’a rien à dire à la vérité de l’humain qui ne peut être que relationnelle.
Un acte de lecture qui tente de retenir ce qui est bon du texte ne peut qu’être passé par le lieu d’une attente de ce qui serait bon mais qui fait défaut chez le lecteur. Qu’est-ce qui est bon pour l’homme ? Le bon est le caractère de ce qui a la perfection au point de vue moral : le bon se réfère à la relation ajustée à autrui et à Dieu. C’est le principe du double amour, qui est la règle que donne Augustin pour la lecture des Écritures : il n’y a de lecture des Écritures qu’à partir de l’amour de Dieu et d’autrui, et qu’en vue de l’amour de Dieu et du prochain. Rechercher ce qui est bon n’est pas réductible à rechercher ce qui est vrai. Le bon pour l’homme passe par l’amour de Dieu et pour Dieu, et par l’amour pour les autres, par cette dimension relationnelle incontournable dans la détermination de son salut.
Ainsi, le sujet-lecteur n’est pas enfermé dans un subjectivisme qui l’isolerait et qui le détournerait de l’objectivité dans son rapport au texte. Subjectivité et objectivité ne s’opposent pas, puisque la reconnaissance de son propre manque inscrit l’altérité entre le désir du lecteur et le texte. Cette altérité prend, entre autres, la figure de l’autre (la communauté de lecteurs) à qui le lecteur doit rendre compte de son acte de lecture. Cette altérité permet au désir du lecteur de se référer à une communauté qui le précède, à une parole antérieure, et l’oblige à situer son propre acte de parole relatif à sa lecture en lien avec des critères extérieurs à sa seule volonté. C’est ce geste qui est mis en scène dans Les Confessions d’Augustin, qui est formalisé dans La Doctrine chrétienne, et qui permet de penser La Trinité comme condition même de l’acte de parole du chrétien : l’acte interprétatif du chrétien prend le frère à témoin de son rapport interprétatif à la Parole de Dieu, et prend Dieu à témoin de la responsabilité de son acte de parole vis-à-vis de la communauté. Un acte de lecture n’est jamais un soliloque ou une projection « subjectiviste » puisqu’il doit rendre compte de ses conditions de possibilité et de ses interprétations devant deux témoins, l’autre lecteur et l’Autre [11].