Vers une théologie de la lecture, Olivier Robin

Sémiotique et Bible n°146, Juin 2012.

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Les sémioticiens du CADIR n’ont cessé, depuis quarante ans, de labourer le champ de l’énonciation, fascinés par ce que les textes bibliques leur faisaient découvrir. Leurs recherches ont abouti à ce que Anne Pénicaud a formalisé en une « sémiotique énonciative », patiemment déployée dans la thèse qu’elle a soutenu voici à peine plus d’un an. Parallèlement, s’est développée au CADIR une tradition théologique soutenue par l’approche sémiotique des textes bibliques, indice d’une connivence étroite entre théologie et énonciation. Il devenait alors aisé de franchir le pas en direction d’une « théologie de l’énonciation », voire une « théologie énonciative », dont le geste propre consiste à envisager les discours sous un angle aussi singulier qu’universel : leur énonciation, en tant que provocatrice et vecteur d’un croire, appellent leurs lecteurs à oser un acte de lecture dont l’enjeu n’est pas autre qu’une véritable croissance spirituelle et humaine. De la sorte, la théologie, lorsqu’elle se fait théologie de l’énonciation, conjugue une rationalité singulière et néanmoins universelle, à l’accueil, dans la foi, du Mystère. Elle y parvient en se situant au lieu où se nouent la perte et le don : la perte se situe du côté de la blessure méthodologique qu’occasionne la lecture sémiotique par son opération de débrayage et offre à la théologie sa rationalité propre et pourtant universelle ; le don se situe du côté du regard contemplatif et conduit la théologie à se faire accueil du Mystère. Blessure et regard composent alors les deux facettes de la rencontre entre l’humain et le divin, en écho à ce qu’expriment les plus grands mystiques et les plus grands maîtres spirituels.

Le présent article [1] a le projet de montrer la connivence étroite qui relie lecture et théologie : d’un côté, la dimension intrinsèquement théologique que peut [2] comporter un acte de lec­ture effectué dans la perspective sémiotique développée au CADIR ; d’un autre côté, l’habitus de lecture qui marque intrinsèquement la théologie. Par son accrochage à la lecture sémiotique des textes bibliques, elle devient apte à se déposséder d’elle-même, à rendre théologique ce qu’elle éclaire de son regard, et à signer son certificat de naissance par la blessure dont elle accepte d’être affectée.

1. Une structure universelle du sujet humain

Divers éléments permettent d’envisager une convergence entre acte de lecture et théologie, éclairant alternativement l’un et l’autre versants du lien entre les deux. Il est important de commencer par le souligner car cette convergence est tout sauf immédiate : comment, en effet, un théo­logien peut-il s’appuyer sur une lecture sémio­ti­que, pratique circonscrite dans le temps, dans l’espace et par le nombre des acteurs concernés, en vue d’élaborer un discours audible dans l’ensemble du champ théologique ? Or, tout d’abord, la théo­logie est de facto une pratique de lecture : lecture des Ecritures, des énoncés dogmatiques de l’E­gli­se, des textes de la Tradi­tion, des documents magistériels, etc. ; un tel geste lui colle à la peau au point qu’elle oublie parfois de l’interroger. Ensuite, l’acte de lecture, en tant qu’il conduit des sujets à entrer plus avant dans l’« espace énonciatif » [3] — qui se trouve être homologable à l’« es­pace divin » pour qui choisit de le considérer ainsi —, puis à prendre la parole à cette occasion, mérite de ce fait d’être considéré com­me un acte potentiellement théologique en tant que tel. Réciproquement, un discours comme celui de François de Sales [4], véritablement théologique, produit des effets signifiants décisifs chez ses lecteurs en tant qu’il est théologique. Enfin, qu’un retraitant, dans l’oraison, lisant non seulement des textes mais aussi son histoire, en vienne à dire Dieu avec ses propres figures plaide en faveur de la dimension vitalement théologique d’une certaine forme de lecture, dès qu’elle fait naître un sujet à Dieu. Ce n’est donc pas la réception d’un énoncé qui qualifie théologiquement ce geste si particulier qu’est la lecture entreprise dans une perspective croyante, mais une position dans l’énonciation. Il convient cependant de consolider ce qui ne constitue pour le moment que des observations.

1.1. Extension de la notion de lecture. Le monde comme vitrail, un monde de vitraux

Le sujet humain, quelle que soit sa position par rapport à une foi religieuse, se trouve dans la situation paradoxale d’être attiré par un Autre qui, en tant que Mystère impossible à saisir, se donne pourtant à lui comme son fondement. A ce don il lui est donné de participer pleinement et sans réserve. Il ne le reconnaît cependant jamais autrement que « de biais », comme après-coup, à partir des traces laissées dans un monde habité par des humains. De la sorte tout devient parlant de Dieu, comme fruit d’une énonciation originelle incessamment mise en circulation ; tout devient apparenté à des énoncés issus d’une Parole fondatrice, depuis chaque être humain (« Je suis une parole prononcée par Dieu ») jusqu’aux objets les plus insignifiants qui, renvoyant aux relations entre humains dont ils sont les supports, témoignent tous de cette Parole originaire. Ainsi, chaque élément du monde se fait « vitrail » [5], médiation incontournable par laquelle le sujet humain se voit être parlé par Dieu. Plus largement, chacun de ces éléments peut aussi être vu comme une des figures de cet immense énoncé que représente le monde dans son ensemble. Celui-ci s’envisage à son tour comme un « vitrail », ensemble de figures dont les arrangements ou l’orga­ni­sa­tion, taraudés par les failles du discours que ces figures composent, témoignent du passage de Dieu et y renvoient. Ainsi, tout est occasion de contemplation pour l’être humain et tout lui parle du Mystère qui, dans le moment même de cette contemplation, se donne à lui. Au lieu d’envisager un texte, un tableau, le mon­de, ou le prochain à la manière d’obstacles ou d’écrans l’empêchant de « saisir » Dieu, le con­templatif les considère bien plutôt comme des chances à lui offertes pour l’ac­cueillir largement. Une coupure (homologable à la schize sémiotique) autorise la rencontre, une perte va de pair avec le don, et cela même fait sa joie. De la sorte, aucun « signifiant » ou « ensemble signifiant » du monde ne peut figer Dieu dans un « sens » définitif, le regard est toujours déplacé en direction de ce qui ne peut être qu’attendu, cependant toujours déjà donné en tant que toujours à attendre.

Ainsi, les notions de « texte » et donc de « lec­ture » peuvent être étendues à des ensembles fort divers, bien au-delà des textes littéraires. Elles désigneront tout « ensemble signifiant » issu du monde humain, s’il est vrai que la « mar­que » signifiante de l’humain consiste à se trouver « déchiré » par l’irruption du Mystère. De la sorte, non seulement les produits habituels de la culture, la peinture, la musique, le cinéma, etc., auxquels la sémiotique s’intéresse d’ailleurs, mériteront d’être désignés comme tels, mais également le sujet humain en tant que corps-pour-la-relation et donc corps à lire, sa parole vive, l’histoire de chacun et chacune telle qu’il ou elle la livre dans un récit, l’histoire humaine en général chaque fois qu’elle est mise en discours par des historiens… Tous ces ensembles présentent la particularité de disposer d’une signification et d’engendrer des phénomènes de signifiance chez tous ceux qui prennent le temps de les contempler. Tous sont le fruit d’ex­pé­riences humaines c’est-à-dire l’expression, par le biais de formes diverses, de ce « quelque chose » qui peut être désigné comme « irruption de l’Autre » et reconnu comme le « Mystère » du Dieu-Trinité des chrétiens. En ce sens, tout « ensemble signifiant » s’offre par vocation à la lecture.

Prendre en compte la dimension théologique de la lecture, dans cette perspective, se trou­ve renforcé par plusieurs observations :

  1. la facilité stupéfiante avec laquelle Jésus est montré, dans les textes lus sémiotiquement, capable de lire les corps de ceux qui viennent le rencontrer ;
  2. l’existence chez François de Sales de ce qui s’apparente à une sémiotique des affections, offrant une voie rêvée pour apprendre, précisément, à lire des corps vus com­me corps-pour-la-relation ;
  3. la possibilité, offerte par la lecture sémiotique, d’entrer dans une « vision » du Mystère tel que celui-ci se donne à reconnaître à partir des énoncés fondamentaux de la tradition chrétienne ;
  4. l’opération de conformation que ce Mystère provoque chez le lecteur se risquant à une telle lecture, faisant de lui un sujet proprement théologique.

1.2. Lecture et expérience transcendantale

Une lecture sémiotique de K. Rahner permet de se familiariser avec ce qu’il nomme « ex­périence transcendantale » et de repérer des connivences avec l’acte de lecture, au point de pouvoir procéder à un rapprochement à double sens. D’un côté, chaque acte de lecture, à l’intérieur de tout cadre où la dimension théologique est acceptée, du moment qu’il se fait accueil d’une question plutôt que placage d’un savoir a priori, met nécessairement en œuvre l’« expérience transcendantale ». D’un autre côté et inversement celle-ci, en tant qu’el­le invite le sujet engagé dans l’acte du connaître à porter sa considération sur lui-même en train de connaître, provoque une coupure dans le sujet, une distinction sans séparation ni division, en lui offrant de se connaître lui-même connaissant. En cela même elle donne au sujet d’accomplir un acte de lecture.

Or le souci de K. Rahner consiste à articuler cette structure de la façon la plus indissociable possible à l’histoire humaine, ce qui le conduit à énoncer sa fameuse équivalence entre « Trinité immanente » et « Trinité économique ». Par ailleurs, il est possible d’étendre la notion d’acte de lecture à l’échelle de l’histoire, grâce au travail fécond de divers historiens situés dans la ligne de M. de Certeau. Ces multiples réseaux de connivence attestent de la dimension universelle et profondément anthropologique de l’acte de lecture. Eclairé par la notion de « vitrail » compris com­me une capacité à donner à voir le Mystère, il prend simultanément une dimension trinitaire qui permet de le faire entrer dans le champ de la théo­logie. En l’articulant enfin à la figure purement énonciative que représente une « ques­tion », celle que Jésus provoque ses disciples à lui poser en Lc 8,9, celle qu’il pose au légiste en Lc 10,25-37, celle que K. Rahner dit représenter l’être humain pour lui-même, mais aussi celles que les historiens n’ont cessé de se poser en contemplant l’histoire de la mystique française, l’acte de lecture en a acquis une profondeur proprement mystérique [6], à distance extrême de tout mouvement d’appro­priation de quelque savoir que ce soit.

1.3. La théologie comme lecture portée au plan « méta »

Il est désormais assuré que l’acte de lecture, envisagé dans une perspective théologique, constitue un fondement universel de l’être humain et, à cause de cela, peut se reprendre théologiquement comme K. Rahner le fait de l’« expérience transcendantale ». Mais serait-il possible de mieux dire en quoi consisterait précisément cette « reprise » ?

De tout ce qui vient d’être reformulé il apparaît que, pour le théologien, tout est texte et tout est lecture ; chaque texte suscite une lecture, tandis que chaque lecture produit un texte à la manière du fruit de la parabole du semeur, suscitant à son tour de nouvelles lectures où le Mystère se donne à reconnaître. Dit autrement, tout texte fonctionne comme « ensemble signifiant », énoncé qui se propose comme le fruit d’une énonciation, elle-même marquée par le Mystère, activité incessante du sujet humain grâce à laquelle il lui est donné de devenir peu à peu un fruit de ce même mystère, conformé à lui. Or, très précisément, l’humain est marqué du Mystère lorsqu’il est rendu apte à jouir de toute perte comme d’un don ; et réciproquement, cette aptitude représente la « compétence » requise pour lire le Mystère en toute chose. Le théologien entrera de la sorte dans une pratique de lecture dont le fruit sera son discours théologique, traversé par le Mystère à l’écoute duquel il se sera placé. Le théologien ne peut être que profondément marqué par une pratique de la lecture du Mystère.

Cependant, il ne pourra se contenter d’un discours qui collationnerait des énoncés objectifs issus de sa lecture. Aspiré dans la spirale sans cesse plus vertigineuse de la rencontre du Mystère, il n’aura de cesse que de regarder avec toujours plus d’acuité le mouvement même de la lecture, lieu du dévoilement du Mystère plus puissant que des énoncés accueillis à la manière de simples savoirs. Son discours ne pourra que prendre une dimension « méta » où ses énoncés désigneront l’énonciation dont lui-même, en tant que théologien, sera le fruit : sa position d’énonciataire, son énonciation en tant que sujet risqué dans une parole propre faisant événement dans le monde. Son énonciation se fera alors semblable à cette interpellation de Jésus qui peut être entendue en Lc 8,8 : « Entende qui a des oreilles pour entendre », apte à faire naître l’en­ten­dre de ses destinataires. Est rejointe la perspective de K. Rahner qui sera paraphrasée en disant que la théologie crée dans l’être humain les conditions de son entendre.

Une dimension maïeutique de la théologie apparaît peu à peu. Par un regard qui sait lire l’énonciation au-delà des énoncés, ainsi que sa circulation à travers la diversité de ses occurrences, en lisant le mouvement plutôt que l’état, elle fait advenir des sujets en tant que personnes. Parce qu’elle est lecture, elle y opère une distinction sans séparation ni division. Elle s’in­té­resse au mouvement qui fait jaillir une expression depuis une immanence, un dit depuis un di­re. Elle y lit une image du mouvement immuable qui caractérise le Mystère trinitaire par un acte de con­templation. Une théologie de la lecture rend compte de la naissance du sujet humain en tant que personne, c’est-à-dire conformé au Mystère de la Trinité où trois Personnes forment un seul Dieu. Elle reconnaît à partir de Dieu la capacité d’une parole à devenir corps à lire, par laquelle des lecteurs finissent par former un seul corps. C’est de cela que le théologien parle : le Mystère qui devient corps dans ce corps que constitue une humanité de lecteurs, le mouvement constant de circulation de l’énonciation qui fait de tout acte de lecture l’ad­ve­nue d’un corps à partir du mouvement trinitaire de sortie de soi en Dieu.