Actes 16, 6-40 – Commentaire

Texte : Actes 16, 6-40 – Lydie et le geôlier
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Passe en Macédoine, viens à notre secours

Le livre des Actes des Apôtres ne raconte pas d’abord la naissance historique et géographique de l’Église au premier siècle. Sur fond de carte géographique du Bassin Méditerranéen et d’événements d’histoire, il propose aux lecteurs de toute époque de découvrir comment l’Évangile peut être entendu en d’autres cultures que celle où il est apparu. C’est ainsi qu’il ne nous dit rien de l’ensemble des apôtres comme son nom pourrait le suggérer. Il privilégie trois personnages, l’Esprit Saint, Pierre et puis surtout Paul (qui n’appartient pas aux Douze) mis en scène dans diverses situations significatives.

Nous allons voir un récit éloquent : le passage à la culture gréco-romaine, à partir du chapitre 16. Il me semble que ce passage permet de caractériser aujourd’hui la manière d’envisager la mission dont est porteuse la CMDF.

Un verrou à faire sauter

Dans le chapitre 15, une rencontre décisive est racontée, souvent nommée Concile de Jérusalem. Une question essentielle y est posée : faut-il circoncire les païens (non-juifs) convertis par la proclamation de l’Évangile, et les obliger à observer la loi de Moïse ? L’apôtre Pierre a été préparé à cette question par l’Esprit qui l’a amené à reconnaître la conversion du centurion Corneille et de sa maisonnée (Actes 10). Il prend fait et cause pour Paul en répondant négativement à la question : « Pourquoi tenter Dieu en imposant un joug sur la nuque des disciples que ni nos pères, ni nous-mêmes, ont eu la force de supporter ? Mais par la grâce du Seigneur Jésus nous croyons être sauvés de la même manière qu’eux. » (Actes 15, 11) Quel renversement ! Ce sont les païens convertis qui deviennent la norme : « de la même manière qu’eux ». L’assemblée prépare une lettre circulaire pour en informer les diverses églises que Paul avait suscitées. Un verrou est levé, mais l’essentiel reste à faire : non plus annoncer l’évangile à partir d’Israël, par extension de l’annonce à des Juifs dans des synagogues, mais au cœur même d’une autre culture. Non plus une mission des parvis, dirions-nous, mais une mission au cœur du monde.

6 Ayant été empêchés par le Saint-Esprit de dire la parole dans l’Asie, Paul et Silas traversèrent la Phrygie et le pays de Galatie. 7 Arrivés près de la Mysie, ils tentaient de se rendre dans la Bithynie ; mais l’Esprit de Jésus ne le leur permit pas. 8 Alors ayant traversé la Mysie, ils descendirent à Troas.

Paul et Silas – la mission est affaire de binôme pour éviter que l’envoyé ne se prenne pour l’envoyeur – sont amenés par des interdictions successives à Troas, au bord de la mer, face à la Macédoine qui est en Grèce. Il y a là un renversement étonnant : ce n’est plus, comme précédemment dans les Actes, l’Esprit qui mène directement les affaires. Comme s’il leur disait : vous n’avez plus rien à faire en Asie Mineure, où Paul, jusques là, avait suscité des Églises. Mais il n’indique pas un nouveau champ de mission : il amène en un lieu où peut être entendu un appel.

9 Pendant la nuit, Paul eut une vision: un homme macédonien, était debout, le priant en disant : Passe en Macédoine, secours-nous.

10 Comme il avait vu la vision, nous avons cherché aussitôt à partir pour la Macédoine, en déduisant que le Seigneur nous appelait à leur annoncer la bonne nouvelle.

La vision de Paul est celle d’un Macédonien qui appelle au secours, et non celle de l’Esprit ou du Seigneur qui les enverraient en Macédoine. Ce n’est que dans un second temps que Paul et Silas ont compris que, par le truchement de ce Macédonien, le Seigneur les appelait à annoncer l’Évangile aux Macédoniens. Il y a là un véritable renversement dans la façon d’aborder la mission, qui sera confirmé par un autre récit au chapitre 17 : Paul à l’agora d’Athènes. Il s’agit de proposer à entendre l’Évangile à partir de la culture de ceux à qui on s’adresse et qui ne connaisse pas la tradition juive, pour nous une tradition religieuse. Cela suppose, et nous sommes invités à le reconnaître, que ces cultures aient en elles, le plus souvent cachée ou oubliée, une aspiration au salut qu’elles ne peuvent honorer : « Viens à notre secours ».

Changement d’orbite

La suite du texte va le faire apparaître sous deux formes : l’hospitalité offerte par Lydie, la marchande de pourpre, et le geôlier de la prison où Paul et Silas se retrouvent, accusés de déstabiliser l’ordre établi.

11 Ayant pris le large depuis Troas, nous avons filé tout droit vers Samothrace, et le lendemain vers Néapolis. 12 De là vers Philippes, qui est la première ville d’un district de Macédoine, et une colonie.

Le texte souligne, dans cette description apparemment sans intérêt particulier que nous avons basculé dans un autre univers : Néapolis signifie « ville nouvelle » en grec, Philippes est la capitale d’un district grec [1] et est une colonie romaine. Nous voici, avec Paul et Silas, sur une autre orbite : celle du monde gréco-romain. Nous venons de quitter l’orbite dans lequel nous étions dans la première partie du livre des Actes, structurée par la diaspora juive, à partir de Jérusalem. C’est une étape décisive de ce qui était signalé à propos de Paul, dès sa conversion : « Celui-ci est un vase choisi pour moi en vue de porter mon Nom devant les nations (païennes), les rois et les fils d’Israël. » (Ac 9, 15)

Mais ces deux univers évoqués sont-ils étanches ? Le texte va nous faire entendre que la source du désir de salut présent chez les païens a un lien avec la tradition juive.

13 Le jour du sabbat, nous sommes sortis, hors de la porte, vers une rivière, où nous pensions que se trouvait un lieu de prière. Nous étant assis, nous avons parlé aux femmes qui étaient rassemblées. 14 Et une femme, nommée Lydie, marchande de pourpre, de la ville de Thyatire, craignant Dieu, écoutait.

Le lieu est significatif : hors de la ville, près d’un point d’eau. Dans la Bible, en un tel lieu, un homme et une femme se rencontrent (Moïse et Séphora, Jacob et Rachel, David et Bethsabée, Jésus et la Samaritaine, parmi d’autres figures de l’époux et de l’épouse) : ici Paul et Lydie. Auprès de cette « source », des femmes se rassemblent. Cela se passe un jour de sabbat, mais pas dans une synagogue. Qui est Lydie ? Elle est craignant-Dieu, c’est-à-dire non juive mais ouverte à la tradition juive. Elle vient d’Asie Mineure mais n’y habite pas. Elle est marchande de pourpre, précise aussi le texte : elle fournit la couleur des rois [2] ou de leur représentants.

Voilà donc une « synagogue » de femmes, près d’un lieu source, discrètement présente aux abords d’une ville païenne.

 14 […] Le Seigneur lui ouvrit le cœur, amenée par ce que disait Paul. 15 Lorsqu’elle fut baptisée, avec sa maison, elle (nous) pria disant : Comme vous me jugez croyante au Seigneur, entrez dans ma maison, et restez-y. Et elle nous contraignit.

Ces versets, irréalistes d’un point de vue historique, disent de belles choses : ce ne sont pas les paroles de Paul qui ouvrent le cœur de Lydie, mais bien le Seigneur. Ce que dit Paul amène auprès du Seigneur. Elle est de ce fait baptisée sur le champ, le baptême faisant signe de cette ouverture du cœur. Elle est baptisée avec sa maison : le baptême est rarement un acte individuel [3] : il s’inscrit dans une communauté.

L’affrontement au démon

L’événement aurait pu rester discret. Mais une figure diabolique apparaît immédiatement pour attaquer l’œuvre d’annonce :

16 Il advint, comme nous nous rendions au lieu de prière, qu’une petite servante, qui avait un esprit python et qui procurait un grand profit à ses maîtres en rendant des oracles, vint à notre rencontre.

On pense tout de suite à une allusion à la Pythonisse de Delphes et ses oracles, sur un site où un serpent monstrueux habitait une grotte. L’allusion au serpent de la Genèse est aussi pertinente. Paul va s’affronter au mal comme Jésus eut maille à partir avec le diable après le baptême.

17 Elle nous escortait, Paul et nous. Elle criait, disant : Ces humains sont les serviteurs du Dieu Très-Haut, et ils vous annoncent la voie du salut. 18 Elle fit cela pendant de nombreux jours. Excédé, Paul, se retournant, dit à l’esprit: Je t’ordonne, dans le nom de Jésus-Christ, de sortir d’elle. Et il sortit à l’heure même.

On reconnaît ici un motif évangélique : un esprit impur s’en prend à Jésus en le traitant de Fils du Très-Haut [4]. Celui-ci le chasse. De la même façon, l’esprit fait dire à la servante quelque chose qui semble vraie, concernant Paul et Silas. Mais, et c’est décisif, il s’agit d’un oracle et non d’une proclamation. Dans un oracle, la parole n’est pas engagée, elle est seulement transmise et elle donne lieu à rétribution. La proclamation de l’évangile est d’un autre ordre : celui qui l’annonce y engage sa propre vie en toute gratuité.

Dans les bas-fonds de la cité

19 Les maîtres de la servante, voyant qu’était parti tout espoir de profit, se saisirent de Paul et de Silas, et les traînèrent vers la place publique devant les magistrats. 20 Et les ayant amenés aux stratèges, ils dirent : Ces humains jettent le trouble dans notre ville; ce sont des Juifs, 21 qui annoncent des coutumes qu’il ne nous est permis ni d’accueillir ni de pratiquer, à nous qui sommes Romains.

Voilà nos deux apôtres projetés au cœur de la ville païenne, sur une accusation pertinente pour nous lecteurs : la mission consiste-t-elle à annoncer des coutumes, des manières de croire, une théologie, élaborées dans l’orbite religieuse chrétienne ? Ils sont donc brutalement accusés d’être là d’où ils sortaient : dans l’orbite juive.

Les autorités romaines les arrêtent, les font fouetter et jeter au fond de la prison.

25 Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les écoutaient. 26 Soudain il advint un grand tremblement de terre, en sorte que les fondements de la prison en furent ébranlés ; aussitôt, toutes les portes s’ouvrirent, et tous les liens se détachèrent.

Si nous nous détachons d’une lecture littérale, nous lisons l’effet de libération d’une parole qui fait entendre le divin auprès de prisonniers : un bouleversement qui ébranle les prisons dans lesquelles les humains sont enfermés, celles de leur fonction sociale, de la peur, de l’idolâtrie, de la violence.

27 Le geôlier se réveilla, et, lorsqu’il vit les portes de la prison ouvertes, il tira son épée et allait se tuer, pensant que les prisonniers s’étaient échappés. 28 Mais Paul cria d’une voix forte : Ne te fais rien de mal, nous sommes tous ici. 29 Alors le geôlier, ayant demandé de la lumière, se précipita, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas ; 30 les ayant menés dehors, il dit : Mes seigneurs, que dois-je pour être sauvé ?

31 Ceux-ci dirent : Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison. 32 Et ils lui parlèrent la parole du Seigneur, avec tous ceux qui étaient dans sa maison.

Le geôlier est tellement prisonnier de sa fonction que devant cette situation il pense au suicide. Mais, au fait, qu’a pu voir le geôlier sans lumière ? Le texte nous parle d’une autre lumière : « Que dois-je faire pour être sauvé ? » Si les prisonniers ont expérimenté le salut par l’écoute inopinée des prières de Paul et Silas, lui, appelle au secours. Voilà donc le Macédonien de la vision de Paul ! L’annonce du Seigneur Jésus, qui n’était pas explicitée pour Lydie, n’est pas ici réservée à Paul mais aux deux apôtres.

Ensuite le récit nous raconte comment le geôlier les emmène chez lui, les soigne, est baptisé sur l’heure avec sa maison, et leur offre à manger. Nous ne développerons pas ici tous les échos possibles avec un chemin de foi. Par exemple la figure diaconale associée au geôlier.

Romain avec les Romains

35 Quand il fit jour, les stratèges envoyèrent les licteurs pour dire (au geôlier) : Relâche ces humains. 36 Et le geôlier annonça la chose à Paul: Les préteurs ont envoyé dire de vous relâcher ; maintenant donc sortez, et allez en paix. 37 Mais Paul leur dit : Après nous avoir battus de verges publiquement et sans jugement, nous qui sommes Romains, ils nous ont jetés en prison, et maintenant ils nous font sortir en secret ! Il n’en sera pas ainsi. Qu’ils viennent eux-mêmes nous libérer.

Toute l’administration romaine s’y met : les stratèges, les licteurs, les préteurs. Nous sommes bien dans l’orbite romaine ! Et la meilleure, dans la bouche de Paul, « nous qui sommes Romains » (cf. v. 21). Ce qui est vrai : à partir de maintenant, Paul en référera à sa qualité de citoyen romain et non plus de juif. Voilà quelque chose d’essentiel : Romains avec les Romains. C’est de l’intérieur de ce monde gréco-romain qu’il sera amené à faire entendre la Parole. Elle aura un effet comparable à ce qu’elle fut dans le monde juif : déstabiliser les institutions bien établies, extérieures et intérieures aux humains.

Les autorités effrayées enjoignent Paul et Silas de quitter la ville : Paul y était habitué quand, auparavant, il se faisait jeter des synagogues. « Quand ils furent sortis de la prison, ils entrèrent chez Lydie, et, après avoir vu et exhorté les frères, ils partirent. » Désormais, deux fleurs de fraternité en Christ se sont ouvertes : chez Lydie et chez le geôlier, aux marges et au cœur d’une colonie romaine sise en Grèce.

Prolongements

Ce texte qui dit l’aventure de l’évangile proclamé aux nations est d’une actualité extraordinaire. Il me permet d’entendre la pertinence aujourd’hui de ce qu’est la posture missionnaire pour l’Église, d’abord à l’écoute des appels de notre monde, dans ses cultures et ses langues, et aussi comme interrogeant ses fondations au point de les « séismer ». L’Évangile n’est agrafé à aucune culture : il vient les interroger, toutes, au lieu de leurs fondations et de leurs inspirations.

Les deux figures de Lydie et du geôlier sont complémentaires. Elles disent des choses un peu différentes. Dans son histoire, l’Église a été amenée à envoyer au cœur du monde, avec une perspective de libération telle qu’elle est évoquée dans la prison de Philippes. Mais il y a aussi Lydie et les siennes, plus aux marges. Ces figures féminines exprimant peut-être ce qui, tourné vers l’origine, est à distance des constructions humaines. Elles disent l’attente secrète de reconnaissance d’une Parole qui viendra à elles, déjà tout prêtes à l’accueillir. Où sont les lieux-sources, en notre temps, où trouvons-nous l’hospitalité incontournable de Lydie et des siennes ? Quelle place leur faisons-nous dans notre Église ?

 

[1] Ce qui est erroné historiquement, mais qui permet de signaler une entrée dans cet autre univers.

[2] Cf. Ac 9, 15 cité plus haut.

[3] Cf. le baptême de Corneille et de sa maison. Il en sera de même avec le geôlier, plus loin.

[4] Par exemple Marc 5, 6, en terre païenne.