J.-L. Ducasse, 1 Samuel 17

Un singulier combat, janvier 2007

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David et le défi du Philistin à Israël   (I Sam 17)

A première lecture le récit de 1 Sam 17 se présente comme une bataille rangée en une symétrie parfaite. D’un côté les Philistins ont l’initiative du combat. De l’autre Saül et Israël le subissent sur leur propre territoire. Puis voilà que les bataillons d’Israël sont mis au défi d’un combat singulier par un champion philistin, Goliath de Gat, homme aux mensurations et à l’armement gigantesques. L’affaire paraît mal partie pour Israël, menacé d’asservissement. Quarante jours passent sans que l’on ne voie surgir de ses rangs quelque héros osant se mesurer au champion.

Que vient donc faire le petit David dans ce combat ? Certes le jeune homme est chargé par son père de ravitailler ses frères au combat et de lui rapporter de leurs nouvelles. Mais, quitte à irriter son aîné, David, qui a couru au champ de bataille, écoute, questionne et parle de telle sorte qu’apparaissent des enjeux méconnus du combat. C’est l’Eternel lui-même que l’on défie et Israël est dans la honte. Appelé auprès de Saül David s’offre pour combattre le Philistin. L’adolescent qui semblait venu là pour tout autre chose et n’avoir d’un guerrier ni la fonction ni l’expérience va manifester comment le Seigneur agit au cours des événements sans priver les hommes de leur part à l’action.

La suite de l’histoire est plus déconcertante. Fulgurante est la victoire du jeune homme de belle apparence – et peu enclin à quitter son équipement de berger – sur le guerrier bardé de métal. David court une fois de plus et fait usage de munitions inattendues : cinq cailloux qu’il a saisis au passage dans le torrent, dont un seul suffira à abattre le colosse…en s’enfonçant dans sa tête, s’il vous plait ! La suite n’a rien d’euphorique mais semble plutôt de l’acharnement. David court une fois encore achève le Philistin pourtant déjà mort, le décapite et apporte sa tête à Jérusalem puis devant le roi. Cependant les fils d’Israël poursuivent et tuent les philistins avant de piller leur camp. Enfin le récit se clôture sur l’insistante question de filiation posée par le roi Saül : « de qui donc est-il le fils, ce jeune homme ? » Que d’anomalies et d’énigmes !

Pour observer de plus près le texte et en risquer une interprétation, nous adopterons une démarche en trois temps. La première consistera à observer comment le texte présente et organise la relation entre les acteurs et personnages du combat (leurs programmes, les moyens dont ils disposent ou qu’ils acquièrent pour mener à bien l’action) puis l’action elle-même (modalités de la victoire, gains et pertes), enfin le constat des transformations opérées sur les différents acteurs et ce qu’ils en tirent. Il s’agira là d’une approche narrative du texte. Dans la seconde approche qu’on pourrait qualifier de figurale, on s’attachera à observer comment le texte raconte ce qu’il raconte. Comment se construisent des figures dans la relation entre les acteurs les espaces et les temps. Enfin la troisième envisagera le texte, selon la tradition de lecture propre aux chrétiens, en le situant dans le corpus biblique chrétien.

  • Acteurs et personnages en un combat singulier.

La ressemblance du récit avec les contes incite à en faire une observation plus systématique à l’aide d’un modèle narratif. Celui de Propp est des plus connus. Le modèle narratif de la sémiotique de Greimas offre des outils plus précis. Dans le temps dont nous disposons, nous nous contenterons, en nous inspirant de ces modèles de découper le récit en trois séquences inspirées des catégories de Propp. La première consiste en l’instauration d’un héros et l’acquisition par lui des compétences nécessaires au combat. La seconde dans la lutte entre les protagonistes. La troisième, que Propp nomme la fête et Greimas la sanction constate les transformations opérées et présente les conséquences que l’on peut en tirer. Tenter une première approche du texte en s’inspirant de ce modèle permet d’en faire apparaître les originalités.

         Le héros. (1 Sam 17, 1 – 47)

  • ϖ Les personnages
  • Le champion Israël est mis au défi par un champion. C’est d’emblée un personnage qui entre dans le récit Ensuite seulement le texte précise son nom : « il s’appelait Goliath, de Gat ». Gat signifiant pressoir, on ne va pas tarder à constater que l’homme fonctionne bien comme une machine à faire pression et impression. Goliath n’a aucun autre référent que ce lieu. Personne ne l’envoie. Il n’y a pas de roi des Philistins. Goliath ne sera nommé ainsi que deux fois au cours du récit. Les autres fois il sera nommé : le Philistin. (28 fois), le champion (3fois) ou l’homme (2fois) Il sort de leurs rangs du seul fait de ses performances. D’ailleurs il s’identifie aux siens en disant : je suis le Philistin. Il personnalise son peuple sans autre mandat que celui que lui confèrent sa force et son armement. Son objectif avoué est de réduire Israël à la servitude. Mais en lançant le défi, il consent, au cas où l’affaire tournerait à son désavantage à ce que son peuple soit soumis à Israël. Ce qui fait vérité dans le discours du Philistin, c’est la force qui s’impose. Les forts asservissent les faibles. Impressionnés par les paroles Goliath de Gat, Saül et tout Israël furent consternés et ils eurent très peur. La longueur du défi quarante jours ne fait qu’ajouter à la pression.
  • Saül et les hommes d’Israël Ils agissent comme un seul homme dans le début du récit. Non encore référés à l’Eternel, les voilà comme fascinés par la puissance du champion : consternés et terrorisés. C’est l’irruption de David dans le texte qui va en quelque sorte les faire parler et manifester ce qui les anime. Et ce n’est que dans la dernière phase du texte qu’ils seront tout à fait différentiés dans leurs actes et fonctions.
  • David David n’entre pas dans le récit par la porte du héros. Il est d’abord nommé puis présenté comme fils et frère, au service alternatif du roi Saül et de son père Jessé. En effet au chapitre immédiatement précédent (1 Sam 16, 18 – 23) Saül l’a fait réclamer à Jessé sur recommandation d’un de ses serviteurs. Car David calme les terreurs du roi en jouant de la cithare. David s’occupe d’autre part du troupeau de son père. Il est situé dans une histoire, dont on verra qu’elle laisse en lui des traces, une mémoire.
  • ϖ Un savoir sur les enjeux du combat

            Alors qu’il accomplit la tâche confiée par son père, qui l’envoie auprès de ses frères partis à la guerre derrière Saül, David entend les paroles du Philistin. Il est témoin des rumeurs qui se disent et se redisent dans le camp. Il entre en dialogue et parle. C’est sur ce registre de la parole que l’intervention de David va modifier les données du combat. Sa parole diffère tout à la fois de celles du Philistin et des rumeurs qui circulent dans les rangs d’Israël. Dans ce jeu de paroles les programmes des partenaires se révèlent. L’enjeu du combat se précise. Celui qui se révèlera plus tard le héros manifeste d’abord sa compétence sur le terrain d’un savoir sur l’enjeu du combat, d’une révélation de ce qui est en cause et de qui est en cause en ce combat.

Le Philistin                    Ses paroles ou plutôt son discours sont de l’ordre du défi. Mais l’acuité de discernement de David va repérer dans ce discours un défi lancé à l’Eternel par celui qu’il qualifie d’incirconcis, c’est-à-dire qui n’a d’autre référence à la puissance que la sienne propre.

Les hommes d’Israël     Les paroles ou plutôt rumeurs qui courent et se répètent dans les rangs d’Israël, qui semblent inspirées de l’imaginaire mythologique, procèdent du déni. Non seulement elles n’ont aucune efficacité mais elles proviennent de la peur et cachent la honte d’Israël que David fait venir au jour.

David                               Les paroles de David relèvent essentiellement du récit. Situé dans un peuple, une filiation, une fratrie, au service du roi, David a aussi une histoire, une mémoire et tout cela qui contribue à la lecture qu’il fait de l’événement dans lequel il va s’inscrire. Quand il racontera au roi Saül son aventure de pasteur c’est la conscience de l’action salvatrice de l’Eternel dans cette histoire qui lui permet d’envisager sa propre intervention dans le combat singulier. Il y viendra autrement que le ferait, face à l’anti-héros blindé, bardé d’airain, un héros galvanisé par la perspective d’acquisition des richesses, de conquête de la plus désirable des femmes du royaume et de privilèges pour la famille de son père. Il ira au nom de l’Eternel qui est à l’œuvre, pour faire les gestes qui servent cette œuvre.

  • ϖ Le vouloir-faire et l’envoi du héros

                       David parle tant et si bien que ses paroles vont jusqu’au roi. Saül le fait venir. David, fort de son savoir sur la nature du combat et sur l’honneur d’Israël, se propose pour combattre le champion : il manifeste devant le roi son vouloir faire : « Ton serviteur ira se battre contre ce philistin ». Saül ne conteste pas ce vouloir de David, mais son pouvoir-faire : « Tu ne peux marcher contre ce philistin pour lutter avec lui, car tu n’es qu’un enfant, et lui il est un homme de guerre depuis sa jeunesse ». C’est alors que David a recours au récit de son expérience de berger. Non pas pour argumenter sur son propre pouvoir, mais pour établir sa confiance dans la victoire sur celui qui l’a sauvé. Il ne prétend pas avoir personnellement ce pouvoir-faire. C’est L’Eternel qui obtient la victoire. David ne prétend qu’être là en son nom. Il va moins entrer dans le combat du côté de Saül et des hommes d’Israël contre le Philistin qu’au nom de L’Eternel.

Les paroles de David inspirent le roi et entraînent son adhésion Va, et que l’Eternel soit avec toi. Puis il fait les gestes d’investiture. Il le revêt de sa propre tenue militaire, du casque et de la cuirasse, et le ceint de sa propre épée. Or, équipé de la sorte David ne peut marcher. Comment mieux exprimer le non-pouvoir de ce type d’équipement de guerrier pour le combat en question ? David ne peut marcher à ce combat à la manière d’un guerrier. Il y renonce en se débarrassant de cet équipement. Quelles seront donc ses armes pour le combat ?

  • ϖ Les armes de David

                       C’est dans le même mouvement que David acquiert ses armes et va au combat. Ce sont donc cinq cailloux, saisis au torrent alors même qu’il marche vers son adversaire. Il semble que rien n’ait changé de son équipement par rapport à sa condition de berger. Rien de son équipement n’est fabriqué, usiné, tout est quasi naturel : bâton, cailloux, fronde.

                       On n’a pas manqué dans la lecture courante de ce texte d’interpréter ce combat comme celui du petit malin à l’équipement léger contre le grand sûr de lui et de sa force de frappe. Jouant aux mieux de ses faibles ressources il opposerait à la force l’astuce, à la pesanteur du cuirassé l’agilité, la mobilité, la rapidité, à l’armement lourd la balistique sophistiquée, et pourquoi pas la technologie de pointe. Ainsi la pénétration aiguë du caillou bien profilé. Et pourquoi ne pas penser au courage un peu téméraire du fantassin qui ose s’approcher d’un redoutable char d’assaut et l’anéantit d’une simple roquette tirée au bazooka ? Cependant rien ne confirmera dans le déroulement du combat que le projectile perfore quelque matériau que ce soit : mais qu’il s’enfonce dans la tête du champion.

Avant le combat proprement dit, le texte éprouve le besoin de placer une confrontation verbale des protagonistes qui porte notamment sur la fonction des armes.

  • ϖ La confrontation verbale de David et du Philistin

                       Cette confrontation semble procéder du registre guerrier des imprécations. Des deux côtés il y évaluation de l’adversaire et de sa démarche suivie de la perspective de dévoration de corps par des animaux. Et ces paroles semblent rivaliser de violence. Toutefois elles diffèrent notablement.

Le Philistin fonde ce qu’il dit sur ce qu’il a vu du corps de David « jeune, roux, de belle apparence » et de son équipement d’homme qui s’occupe de bêtes. Le mépris que cela lui inspire lui fait dire ce qu’il entend faire.  : je donnerai ta chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs.

David renvoie le Philistin à sa façon de combattre qui n’a d’autre référence que lui-même et d’autre moyen que ses armes. Face à cela il oppose sa marche au nom de l’Eternel, comme si c’était cela qui le faisait marcher et l’armait. Puis il parle de ce que l’Eternel fait dans le combat et fera connaître par l’issue de ce combat. Les « imprécations » de David, si toutefois il s’agit bien d’imprécations, semblent plus féroces encore que celles de Goliath. Car ce seront les corps des philistins et pas du seul champion qui pâtiront et seront tués. Cependant ce qui se passera du côté des corps laisse entendre David, donnera quelque chose à connaître de la part de l’Eternel à toute la terre. Et cela donnera à connaître en particulier que ce n’est pas l’épée qui sauve. Il faudra s’en rappeler à la fin du récit, au moment où l’on évalue les transformations opérées.

Le non-pouvoir de l’épée comme arme du combat, déjà affirmé dans la rencontre entre David et Saül, est confirmé dans le dialogue avec le Philistin. Et cependant il annonce qu’il coupera la tête du Philistin ! Il faudra rendre compte de cette anomalie.

La lutte. (1 Sam 17, 48 – 54)        La brièveté de la phase de lutte contraste avec la longueur de la phase d’instauration du héros. Comme si le texte voulait souligner que l’on ne va pas au combat dans n’importe quelles conditions.

  • ϖ Une lutte en deux temps

A s’en tenir au combat strict entre David et le champion philistin, l’affaire est réglée en deux versets. Dès que le Philistin est mort une lutte est terminée. En témoigne le verset 50 : « ainsi triompha David du philistin avec la fronde et la pierre. Il abattit le Philistin et le fit mourir, il n’y avait pas d’épée entre les mains de David. » 

Or le combat reprend de façon surprenante. Pourquoi trancher la tête de quelqu’un qui est déjà mort. Que signifie cet acharnement ? Cependant il semble bien que ce soit seulement après que fut tranchée la tête du champion que les philistins prennent acte de sa mort. Comme si la première phase de la lutte traitait l’homme Goliath au corps et la seconde phase tranchait la relation organique entre le champion et les philistins.

  • ϖ L’inévitable corps à corps

                 La cuirasse, le javelot, le bouclier, l’épée du Philistins ne lui sont d’aucun secours ! Rien ne semble faire obstacle à ce qui progresse vers un corps à corps, avec le minimum d’armement. Un seul caillou, poli, parmi les cinq ramassés par David dans le torrent suffit, non seulement à toucher le corps de Goliath, mais à le pénétrer (étonnante chose sur laquelle il nous faudra revenir !) .Et il suffit de cela pour que le champion tombe face contre terre.

Mais cela n’empêche pas le corps à corps de se poursuivre. D’abord entre David et le champion, sur lequel il se tient debout et qu’il décapite en se servant de sa propre épée. L’arme du Philistin se révèle être celle non de sa mort, mais de sa décapitation (séparation de la tête et du corps) Or cette décapitation est suivie immédiatement de la prise de conscience par les philistins de la mort de leur champion. C’est alors qu’ils s’enfuient. C’est le corps d’armée qui est décapité, qui perd son principe d’unité.

Les hommes d’Israël prennent le relais de David dans le corps à corps avec les philistins, qu’ils poursuivent. Et ils les tuent, conformément aux paroles adressées par David au champion avant le combat. Ce faisant ils en font bien plus que ce que Goliath se proposait de faire à ses adversaires.  Le Philistin, en effet ne demandait pas la mort des vaincus mais leur asservissement aux vainqueurs. Le combat singulier représentait dans la visée philistine une économie de morts et un gain d’esclaves. Son issue du fait de la victoire de David parait beaucoup plus radical. Mais il nous laisse sur une apparente contradiction. Comment se fait-il que David semble se servir ensuite dans une violence gratuite de l’épée qu’il a pourtant disqualifiée comme arme du combat ?