J.Y. Thériault, Genèse, 6-9
la mise en discours du déluge.

retour p. 1 p. 2/

2.2 « Fais-toi une arche…entre dans l’arche, toi, et avec toi… »

Dans la Genèse, c’est l’opération de soustraction qui reçoit des développements figuratifs élaborés. Elle est introduite par une injonction divine dans laquelle l’acteur « toi » est à la fois sujet et bénéficiaire du faire : « Fais-toi une arche de bois résineux ». La série des impératifs qui suivent ne fait que détailler l’injonction principale de faire cette construction singulière pour lui. Elle le met à l’écart de toute la masse corrompue tant du point de vue du savoir que du pouvoir. La description précise et minutieuse de l’arche est reçue de la bouche de Dieu. Matériaux, mesures et plans de la construction sont fixés avec précision par l’acteur divin. L’usage du bois résineux et du bitume laisse entendre que la construction devra avoir des parois étanches, assurant un dedans sec, bien isolé d’un dehors d’où viendrait l’humide. Une vaste construction avec un intérieur planifié pour une habitation structurée, et munie d’une porte bien localisée. L’arche conçue par Dieu est à construire par Noé, tel l’ouvrier suivant les plans de l’architecte. Ce qui caractérise cette grande caisse ou habitat rectangulaire, c’est d’être bâtie selon les plans divins, comme un temple. Deuxième volet de l’injonction faite à Noé, l’ordre d’entrer dans l’arche. Comme la fabrication de l’arche, son contenu est aussi déterminé exactement par la parole divine. Curieusement, doit y entrer un exemplaire assez complet du monde vivant tel qu’il a été créé : de « tout être vivant » et de « toute chair » un couple pour en assurer la survie, avec mention des diverses catégories et espèces qui correspondent à celles mentionnées dans les récits de création. L’instruction prévoit même l’approvisionnement en nourriture pour assurer la vie de toute cette ménagerie selon des conditions assez normales. Pourquoi alors « effacer » et « détruire » si la commande est de préserver dans l’arche un monde semblable à celui qui serait anéanti ? Si le projet divin a quelque sens, on doit comprendre qu’il y a quelque chose dans cette part extraite qui justifie sa préservation du mouvement destructeur. En reprenant la lecture de cette section du discours divin, nous observons alors comment la mise en discours organise l’occupation de l’arche en fonction de « toi » : « Entre dans l’arche, toi et avec toi, tes fils … ». ; « … tu introduiras un couple dans l’arche pour les faire survivre avec toi » ; « … un couple de chaque espèce viendra avec toi pour survivre » ; « Et toi, prends de tout ce qui se mange et fais-en pour toi une nourriture ». Le lien avec « toi » donne le pouvoir de survivre. Autrement dit, la venue dans l’arche assure la survie du fait qu’on y entre avec Noé. L’entrée dans l’arche soustrait les couples à la condition générale des vivants et les intègre dans la singularité de Noé. Apparaissent toutefois pour la première fois dans ce récit la femme de Noé et celles de ses fils. Ce qui signale, qu’à la différence des espèces animales, regroupées sous le trait générique « tout être vivant », il y a pour la créature humaine, non seulement plus d’un couple, mais deux générations successives. Il y a quelque chose du processus générationnel du clan de Noé qui est à préserver. D’ailleurs le second discours divin (7, 1-3), ne revient pas sur la construction de l’arche, mais il en précise l’occupation en ces termes : « toi et toute ta maison ». De l’énumération des membres de la famille de Noé, on passe à la figure de la « maisonnée » prise comme un tout articulé, et non comme une extension du nombre des êtres qui la composent. Moins élaborée dans ce second discours, la description des couples d’animaux est davantage marquée par leur rapport à l’être humain : le classement en « purs » et « impurs » renvoie à des catégories au service d’un être humain axé sur le monde divin.

2.3 « Moi je vais… »

Entre l’injonction pour la construction de l’arche et celle déterminant son contenu, l’intervention d’un « moi » bien en évidence annonce deux faire divins, représentant les deux volets de la performance prédite : « je vais faire venir le Déluge – c’est-à-dire les eaux – sur la terre, pour détruire sous les cieux toute créature animée de vie » et « J’établirai mon alliance avec toi ». Notons tout de suite que le texte va enregistrer l’accomplissement de cette double performance en 8, 21 et 9, 1-17. Pour le moment, remarquons que ces opérations présentent des caractéristiques distinctes quant à leur mode d’exécution. Pour l’opération de destruction de « toute créature animée de vie », Dieu agit en je mais avec la médiation d’un agent destructeur, « le Déluge ». Quand viendra le déluge avec sa puissance destructrice, Noé et le lecteur sauront qu’il agit pour Dieu ; qu’il est envoyé par celui-ci et qu’il en est le figurant attitré pour une opération de destruction de la vie animée « sur terre », parce qu’elle est soumise à « toute chair » sans reconnaissance de ce qui l’anime véritablement. Quant au volet positif, l’alliance à établir, il s’agit clairement d’une relation de « moi » à « toi » dont Dieu prend l’initiative et dont il se charge directement. Noé n’en est pas davantage instruit pour le moment, et il nous faut parcourir le texte jusqu’à la fin pour en connaître mieux la teneur. Malgré l’alternance marquée de « toi » et « moi » dans le déroulement du discours, ce n’est pas un dialogue. Le texte ne fait pas de Noé un partenaire dans le contrat divin. Pour la réussite de l’opération envisagée par le destinateur, il paraît suffisant, qu’à titre de compétence présupposée, un savoir soit communiqué à Noé. Qu’il soit informé non seulement de la décision divine et de ses principales modalités, cela se comprend si sa survie fait partie du projet, mais surtout du fait que Dieu envisage un nouveau type de relation avec l’humanité par sa médiation (« avec toi »). Chaque discours de Dieu achevé, le texte enregistre immédiatement l’exécution exacte par Noé de ce que Dieu a dit (6, 22 et 7, 5), reconnu ainsi comme prescription, et non simple invitation. De plus, l’insistance est mise sur « l’exactitude » que met Noé dans l’accomplissement de la commande divine, tant sous le nom d’Elohîm (6, 22) que sous le vocable « le Seigneur » (7, 5). Cette répétition de l’obéissance parfaite de Noé construit une sorte de rôle thématique le décrivant : c’est un parfait exécutant du vouloir divin, ou d’une manière plus figurative, quelqu’un qui « suit les voies de Dieu » et non les « conceptions de son cœur ».Il convient que celui qui est reconnu comme « juste » soit ajusté en tout au commandement divin. Reste que Noé a jusque là bien peu de consistance actantielle. Aucune initiative, ni commentaire, ni question quant au déroulement des choses. Il n’a rien à concevoir, le savoir lui est communiqué par la double figure de l’acteur divin, et il n’a qu’à exécuter fidèlement les prescriptions divines. Dans le second discours divin, le contrat « d’effacement de la surface du sol » (7, 4) est encore clairement assumé par l’acteur divin, mais il se fera avec un instrument plus naturel que « le Déluge », la pluie. De plus, la performance divine, tout en étant complète (« tous les êtres que j’ai faits »), sera mesurée et contrôlée : dans « sept jours », et pendant « quarante jours et quarante nuits ». Ces figures temporelles sont empruntés à un système temporel selon lequel c’est moins la valeur mathématique ou chronologique des nombres qui importe que leur valeur symbolique et religieuse. Leur usage ici nous alerte sur le fait que les événements sont mis en discours dans un cadre temporel déterminé et contrôlé par « le Seigneur ». Le retour au chaos n’est qu’apparent, Dieu mène.

3. Le temps du déluge : 7, 6-8, 20

Après les discours de l’acteur divin, le récit de la performance programmée et annoncée. On remarque cependant que cet acteur devient quasi absent de l’énoncé tout au long de la description du déluge comme tel. Les acteurs instaurés et compétents vont exécuter la transformation projetée, Noé et l’arche pour la mise à l’écart de ce qui doit survivre, et les eaux pour effacer toute chair animée de la surface terrestre. La discrétion figurative de l’acteur divin quand la pluie et les eaux sont en crue ou décrue pourrait signifier que celui-ci n’a pas à intervenir dans le processus mis en place, du moment qu’il a clairement indiqué les enjeux qu’il contrôle. Le lecteur sait à quel destinateur référer l’opération décrite tant dans son volet destructeur que dans son volet sauveur. Nous ne précisons pas davantage la nature de la transformation mise en œuvre. Notre objectif n’est pas de construire le modèle narratif avec détermination rigoureuse du Sujet conjoint ou disjoint de l’Objet-valeur. Nous intéresse davantage le réseau figuratif qui manifeste ce schéma narratif sommairement retracé. Nous regroupons nos observations à partir d’un découpage du récit en quatre séquences, délimitées par les rares interventions explicites de l’acteur divin : 7, 6-16 : entrée dans l’arche ; clôture marquée par le Seigneur qui ferme la porte ; 7, 17-24 : crue des eaux, crue qui s’arrête au moment où « Dieu se souvint » ; 8, 1-13 : descente des eaux jusqu’au constat du sol ferme par Noé ; 8, 14-20 : sortie de l’arche au jour indiqué par une parole de Dieu à Noé.

3.1 Entrée dans l’arche (7, 6-16)

L’entrée dans l’arche constitue l’opération d’extraction de la surface du sol de ce qui doit survivre. Elle est réalisée par la médiation de Noé, conformément à la sélection divine deux fois indiquée auparavant (6, 18b-21 et 7, 1-3). Deux fois aussi le texte note que Noé préside l’entrée dans l’arche (7, 7 et 13), et que l’entrée s’est déroulée selon l’ordre divin (v. 9 et 16). Ces doubles constats encadrent chaque fois une liste des êtres qui pénètrent dans l’arche avec Noé. Ainsi se trouve manifesté dans l’énonciation (sous forme d’énumération et de répétition) et dans l’énoncé (« comme Dieu l’avait prescrit à Noé ») la conformité avec la commande divine. Le contenu de l’arche se réalise en conformité avec la sélection divine. De fait, le lecteur peut constater que, sans la répéter exactement, la liste en 7, 7-9 correspond à celle de 7, 1-3 en restant plus centrée sur la maisonnée de Noé et le maintien des « races » d’animaux avec considération particulière des catégories de pureté. De même, l’énumération plus longue de 7, 13-16 équivaut à celle de 6, 18b-20, mettant l’accent sur la variété des espèces et surtout sur la vie qui les anime (« toute chair », « tout être vivant », « pour survivre », « toute créature animée de vie »). L’effet de sens fidélité dans la réalisation se trouve encore amplifiée du fait que même les animaux semblent connaître le projet divin et y coopérer : ils « vinrent à Noé dans l’arche » (v. 9 et 15). Bref, deux conditions pour la survie : venir dans l’arche et y être avec Noé. La lecture de ce segment textuel s’avère complexe à cause des quelques indications temporelles difficiles à organiser ensemble en respectant l’ordre syntagmatique du texte. Partons de 7, 6. Le moment du déluge est indiqué d’après l’âge de Noé. On retrouve le même procédé au v. 11 : dans cette même année de la vie de Noé, le dix-septième jour du deuxième mois, précisément « ce jour-là » commence le déluge. Cette date précise s’inscrit sur un calendrier ancien. Ce calendrier est d’une précision rituelle qui ne correspond pas aux cycles lunaires ni solaires. Sa fonction est d’abord liturgique. Si nous y reportons quelques dates indiquées dans notre récit, nous observons que le déluge commence un lendemain de sabbat (7, 11) ; qu’il s’arrête la veille d’un sabbat et que l’arche repose pour le sabbat sur le mont Ararat (8, 4) ; qu’il y a cinq mois, soit cent cinquante jours entre ces deux dates (7, 24 et 8, 3). En plaçant les autres notations temporelles indiquées en 8, 5, 13, 14 nous confirmerions que le déluge observe véritablement les rites de ce calendrier. Quand il est ainsi lié à une année liturgique dans la vie du patriarche, le déluge prend la figure du « Déluge », sorte de figure mythologique explicitée par le parcours narratif « des eaux » au v. 11 : « tous les réservoirs du grand Abîme furent rompus et les ouvertures du ciel furent béantes. » Les eaux du bas (Abîme) sont libérées des réservoirs rompus et les eaux du haut (ciel) se déversent librement. C’est l’inverse du geste créateur qui avait endigué le chaos aquatique primitif (voir Gn 1, 6-7). Et c’est le signe pour Noé d’entrer dans l’arche (v.7). D’une part, pour l’arche et son contenu vivant, la vie est référée à l’âge de Noé et mesurée au rythme d’une durée ritualisée dans le cadre d’un calendrier liturgique. D’autre part, pour tout ce qui n’entre pas dans l’arche, une forme de retour extérieur au chaos primitif, véritablement une année de mort, sans saisons (voir leur reprise en 8, 22). Intercalées entre les précisions du calendrier annuel, d’autres notations (v. 10, 12 et 17) inscrivent la performance dans le cadre temporel annoncé en 7, 4 : « dans sept jours, je vais faire pleuvoir sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits ». La durée est fixée d’autorité par Dieu. Le temps n’est pas rythmé par des phénomènes naturels ni par des activités culturelles. Il prend sa valeur des nombres (7 et 40) qui inscrivent l’action dans un univers symbolique. Lié à cette temporalité, l’agent destructeur prend la figure de la « pluie ». Phénomène plus ordinaire que « le Déluge », cette « pluie » n’en reste pas moins caractérisée par sa durée anormale et spécifique. Elle est définie par une organisation du temps dont les signifiants relèvent directement du rythme des opérations divines. Coexistent ainsi dans le texte deux systèmes de références pour la durée et les modalités du déluge. Nous ne cherchons pas à les synchroniser. Nous les reconnaissons plutôt dans leur différence, cherchant à rendre compte des effets de sens produits par le croisement de ces deux perspectives complémentaires. L’une manifeste le regard d’un acteur divin, nommé « le Seigneur », en rapport plus direct avec la créature humaine dont il voit le cœur dévier de son attente (6, 5-6), et qu’il entend corriger à travers une catastrophe naturelle qu’il suscite et dirige d’autorité, à son propre rythme. L’autre montre un acteur divin, nommé « Dieu », en rapport plus médiatisé avec sa créature animée par les rythmes de la vie incarnée et par les rituels dans lesquels cette créature vivante se tourne vers lui, quand elle ne se perd pas dans la violence et le désordre. Ces deux organisations du temps coopèrent cependant à la création d’un effet de sens qui les oppose aux systèmes temporels naturels (élaborés à partir des rythmes saisonniers) et cosmologique (réglé sur les cycles solaire et lunaire). Le temps diluvien est religieux, organisé en fonction du rapport au divin. Sur le plan spatial, la fermeture de la porte par « le Seigneur » vient clore l’opération d’entrée dans l’arche. Cette figure, dite anthropomorphique, d’un Dieu qui s’occupe manuellement à fermer la porte de l’arche, confirme le rôle thématique d’un acteur divin en total contrôle des événements. Il marque la fin de l’opération d’entrée, scellant l’arche, pour constituer définitivement son microcosme intérieur et l’isoler du chaos qui va occuper l’espace extérieur.