J.Y. Thériault, Genèse, 6-9
la mise en discours du déluge.

retour p. 3 p. 4/

4.1 La promesse

Lié à l’offrande de Noé par la « respiration » du « parfum apaisant » un monologue divin expose la transformation réalisée dans l’évaluation que « le Seigneur » fait de l’humanité : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’adam. Certes, le cœur de l’adam est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » Bien sûr, reste présente la reconnaissance de la faiblesse congénitale du cœur adamique (adam fait de adamah), déjà « vue » par « le Seigneur » (6, 5), mais cette perception est corrigée par ce que l’acteur divin « respire » maintenant de l’adam. C’est à cause de la non reconnaissance par l’adam de ce qu’il avait « insufflé » en lui que le Seigneur était affecté du repentir d’avoir créé ; c’est par la « respiration » du « parfum » dégagé par l’offrande de Noé que le repentir créateur du Seigneur est apaisé. Les holocaustes de Noé montrent la reconnaissance par l’homme nouveau de l’origine véritable de toute vie humaine, de sorte que l’acteur divin révise en lui-même l’évaluation du sujet humain. La décision de « ne plus maudire le sol » fait même remonter le lecteur de la Genèse jusqu’au temps de la création (3, 17-19). S’ouvre une nouvelle ère dans la relation entre le créateur et l’adam. Déjà Noé, noyau de l’humanité nouvelle, a montré une autonomie progressive en vue de la reprise de contact avec la terre et du renouveau de la vie. Ajouté à collaboration au projet divin, son geste d’offrande atteste la reconnaissance que cette vie lui est donnée par l’animation du souffle créateur. Et le Seigneur devient poète (8, 22) chantant la reprise des rythmes et des cycles naturels, tant journaliers que saisonniers et climatiques. La menace du retour au chaos est écartée. Après une année sans saison, au cours de laquelle les eaux envahissantes avaient étouffé toute chair animée en dehors de l’arche, la réserve vivante mise en retrait dans l’arche peut entreprendre un nouveau commencement du monde.

4.2 La bénédiction : 9, 1-7

À la différence de l’alliance qui détermine les relations avec Dieu, la bénédiction concerne les rapports de l’humain avec la terre et son environnement naturel. Opposé à « maudire » (voir 8, 21), « bénir » est un discours positif (bien dire ou dire du bien) indiquant ici le bien des rapports de Noé et ses fils avec la terre. Essentiellement, il inscrit l’invitation à la fécondité et à la multiplication comme partie prenante du programme divin. Le double énoncé de cette invitation à peupler la terre de vie (v. 1 et 7) encadre toutefois l’émission d’une loi pour sauver la vie. Si la vie de toute chair doit se reproduire pour sa survie, elle a aussi besoin d’être alimentée. Prenant acte de cette inévitable lutte pour le maintien de la vie, la bénédiction enregistre la domination humaine sur tous les êtres qui peuplent et agitent sol, ciel et mer, élargissant aux animaux vivants la prédation humaine de nourriture. La violence sur la terre est ainsi reconnue et acceptée (comme le mal au cœur de l’adam), à condition toutefois qu’elle soit réglée. Envers les animaux, la règle du sang se résume à ne pas le consommer, reconnaissant que tuant les corps, on n’acquiert pas la vie donnée par le créateur. Envers le « frère » humain, l’exigence est plus grande : on doit en « rendre compte » en référence à ce qui dans l’adam est « à l’image de Dieu » : « Qui verse le sang de l’adam, par l’adam verra son sang versé ; car à l’image de Dieu, Dieu a fait l’adam. » Si la violence humaine n’est pas dominée par un respect de la vie elle devient « méchanceté », l’adam revenant à sa condition pré-diluvienne (voir 6, 11-12). Et ce qui patronne cette loi de la vie c’est « l’image de Dieu » dans l’adam, ce qui organise la vie humaine et la structure dans sa consistance, pour la faire perdurer à travers les générations. La prescription « vous ne mangerez pas la chair avec sa vie » introduit une nouvelle figure, le « sang », cette part soustraite de « toute chair animée » dont Dieu demande compte. Le dispositif figuratif construit ainsi deux figures de la vie : d’une part, l’origine ou la source de la vie, ce qui est insufflé dans la chair pour l’animer, c’est le « souffle » ou l’ « esprit » divin ; d’autre part, la vie présente dans la chair, affectée par la violence de qui veut se l’approprier, c’est le « sang ». Si on doit rendre compte de cette vie incarnée de l’être humain, qu’on voit se perdre dans le sang répandu, c’est que doit être reconnu ce « souffle » qui vient du créateur et qui se structure à « l’image » de Dieu dans chaque « frère » humain. Confirmation que c’est bien l’origine divine de la vie qui est en cause, c’est à l’acteur divin (ici figuré par « je ») qu’il faut rendre compte. Ou bien s’exerce la violence sans contrôle, comme si l’adam était propriétaire ou maître de la vie, et le « sang » versé engendre du « sang » à verser ; ou bien la violence est mesurée par ce qui fait que l’être humain est « à l’image de Dieu », et la vie véritablement humaine est appelée à se reproduire et à se multiplier, dans la fécondité et la diversification.

4.3 L’alliance : 9, 8-17

Dans cet autre discours de l’acteur « Dieu » adressé à Noé et à ses fils, l’impératif cède le pas à l’indicatif futur. Dieu énonce son action sans l’intervention d’une quelconque réponse humaine. La répétition de la locution « Dieu dit » fait reconnaître trois sections dans ce discours : l’annonce de l’établissement de l’alliance (9, 9-11), le signe de cette alliance (9, 12-16), et une sorte de résumé donné à Noé seul (9, 17). L’alliance est établie par « je » avec « vous ». Cet acteur collectif représente directement Noé et ses fils, mais la parole divine lui donne une extension spécifique : la descendance issue des fils de Noé et « tous les êtres vivants », du moment qu’ils sont liés par l’expérience de l’arche avec Noé. La qualification ne vient pas de ce qu’ils sont (même les bêtes sauvages sont comprises) mais du fait d’être « sorti de l’arche avec vous ». Leur inclusion dans la soustraction opérée lors de l’entrée dans l’arche avec Noé les a purifiés des conditions qui prévalaient avant le déluge, ce qui fait que tout déluge devient pour eux inutile. Leur participation au processus de sortie les met, du moment qu’ils restent liés à Noé et à ses fils, sur la voie des conditions nouvelles établies par la parole divine. Déjà lié à « toute chair » comme « souffle » qui l’anime, Dieu s’associe désormais, par la médiation de Noé, à « toute chair » née de l’arche. À noter que cette alliance, valable pour tout être marqué de l’expérience dans l’arche avec Noé, se fait dans la parole divine et s’indique dans un signe. Le « signe de l’alliance » est posé par une parole divine et il vaut pour les deux partenaires (« entre moi et vous »), comprenant l’extension de « vous » et sa durée marquée par les « génération futures ». La communauté humaine se trouve ainsi initiée au régime du symbolique manifesté principalement dans le langage humain. Le signe prend ici la forme d’un « arc » : « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre. » (9, 13) Placé dans la nuée, reliant ciel et terre dans sa cambrure tendue, il manifeste une communication maintenue dans la tension signifiante entre « moi et la terre ». Ce signe dans la nuée, visible par tous, en particulier quand Dieu fera « apparaître des nuages », servira de mémorial pour l’acteur divin : il rappellera à sa mémoire le discours qu’il vient de tenir. Réapparaît ici la figure du « souvenir » divin, cet acte qui avait marqué l’arrêt de la crue des eaux et l’amorce de leur décroissance (8, 1). Là, il était distancé du « voir » divin à l’origine de la catastrophe (6, 5). Ici, « voir » et « souvenir » se conjuguent pour décrire l’action divine : « L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre. » (9, 16) Dans cet énoncé apparaissent deux figures de l’acteur divin, l’une en « je » comme sujet des procès « regarder » et « me souvenir », l’autre sous le vocable « Dieu » comme partenaire de l’alliance. Ce dédoublage figuratif et narratif de l’acteur divin manifeste Dieu comme un sujet déjà réalisé dans l’alliance qu’il annonce. « Dieu dit à Noé : « C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre. » » Le texte est ainsi clos par une parole de Dieu à Noé qui transforme l’annonce d’une alliance à venir en une opération réalisée : « l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair sur la terre ».

5. Bilan et ouverture

Le récit biblique a peu de considération pour tout ce qui a disparu dans le déluge. Pour accepter cette perte considérable, il faut comme Noé avoir entendu Dieu dire que tout était infecté d’un mal congénital, toute chair ne se fiant qu’à sa constitution physique dans une prolifération indifférenciée. Le déluge ne fait que rendre éclatante la ruine d’un monde qui de toute façon allait à sa perte sous l’effet de la violence incontrôlée des hommes, causée par une considération indue et désordonnée de la dimension physique. Le déluge fait prendre conscience de la fragilité d’une chair imbue d’elle-même, qui est pourtant sans consistance si elle n’est pas reliée au souffle créateur et structurée par l’image divine. Tout sauf une part soustraite à la catastrophe. L’effacement de toute créature animée restée extérieure à l’arche n’est cependant pas présenté comme une purification de la terre. C’est plutôt ce qui est pris avec le juste Noé à l’intérieur de l’arche qui sort purifié de cette expérience, avec une vocation renouvelée. L’arche est le lieu de gestation de la nouvelle humanité, à partir du nouveau germe constitué de Noé et ses trois fils. Dieu retire de la masse qui se détruit une infime partie restée ajustée à ses origines. Il la met en réserve pendant l’année du déluge, comme matériau de la nouvelle construction. Il remédie au désastre total qui se dessine en protégeant un noyau pour le commencement nouveau. Il n’est pas dit que la justice de Noé mérite le salut accordé, ni qu’elle sauve la création divine d’une disparition complète. Sa justice fait que Dieu peut en faire le germe du commencement d’après le déluge. Le monde d’après le déluge n’est pas un monde totalement nouveau. Il reste extérieurement assez semblable au précédent. Mais, à partir de la part soustraite, est établi pour toute la communauté vivante un régime nouveau de relations fait d’un rapport vertical plus juste de l’humain à son créateur et d’un lien horizontal plus responsable de l’humain dans son monde. La relation essentielle au « souffle divin » comme source de vie pour toute chair et la référence à « l’image de Dieu » pour le maintien de la vie humainement structurée doivent être prise en compte dans la nouvelle communauté vivante. Il ne s’agit pas de recommencer à zéro une nouvelle humanité, mais d’une part, de la relier de manière nouvelle à Dieu reconnu comme auteur de la vie et initiateur d’alliance ; de l’associer, d’autre part, à toute la communauté des êtres vivants comme médiateur d’une existence structurée par des règles de vie pour maîtriser la violence et des signes pour articuler séparations et différences. Bref de construire un monde structuré dans le langage humain, à l’image du créateur. Le déluge ne réduit pas la création au chaos ni au néant. Il ne fait pas retourner à l’origine. Il n’entraîne pas une re-création. Il permet un nouveau commencement. Le monde et l’humanité d’après le déluge sont régénérés et non pas recréés. Dans ce monde nouvellement commencé, les nouvelles générations humaines sont appelées à la conscience de leur fragilité et de la source vitale à transmettre sous le régime d’une relation iconique à Dieu dans le langage. Ce régime est déjà articulé par deux volets d’une loi : loi alimentaire qui enregistre la nécessaire lutte pour le maintien de la vie, et loi du « sang » qui fait reconnaître la vie comme don et non comme propriété. Enfin, l’univers dans lequel vit désormais l’humanité est instauré sous l’égide d’une parole divine émise en deux temps : loi du sang pour encadrer la violence humaine et signe de l’alliance pour marquer l’engagement divin. La communauté humaine est introduite dans ce qui est le propre de l’humain, l’articulation du monde dans le langage et l’univers symbolique. La naissance et le nom de Noé étaient présentés en 5, 28-29 en évoquant le récit de la création : « Celui-ci nous réconfortera de nos labeurs et de la peine qu’impose à nos mains un sol maudit par le Seigneur. » (voir Gn 3, 17-20) Le passage de Noé dans l’arche ouvre de fait une nouvelle ère. Dans le texte qui suit notre récit, le patriarche est considéré comme le premier agriculteur (9, 20) : il ne tire pas seulement des produits du sol (voir l’expérience de Caïn en 4, 2-3), il transforme le raisin en vin à boire, introduisant ainsi la vigne dans la culture humaine. Dans l’histoire qui s’ensuit, la faute de Cham serait de croire qu’il a vu son origine en voyant le corps et le sexe de son père. S’il en est ainsi, s’il a l’illusion d’avoir accédé à la connaissance de son origine par le regard posé sur « la nudité de son père », il risque de se prendre lui-même pour l’origine de ses propres fils. Or nul n’est sa propre origine et ne peut y avoir sans voile. Le mystère de l’origine doit être préservé, approché à reculons comme par les deux frères, rester voilé dans le langage. L’origine ne peut qu’être transmise dans la génération sous le mode de l’image, parlé dans le langage symbolique, soustraite au discours totalisant dans un manque à dire. En prenant la parole pour la première fois, Noé bénit et maudit, agissant à l’image du Seigneur qui organise et structure la communauté vivante dans les signifiants d’une parole subjective.